Chapitre 4. Un certain gallicanisme théologique ?

1. La montée des suspicions et les premières crises

a) Les prolégomènes

Les tensions entre Rome et Paris ne sauraient se comprendre sans un bref rappel de ce qui constitue la stricte ligne théologique telle que Rome l’a définie à la fin du siècle précédent. Le "système romain" se caractérise par un autoritarisme intellectuel, un thomisme étroit, un rejet de l’individualisme, du cogito de Descartes et de l’idéalisme kantien, et enfin, par un rejet de tout ce qui peut ressembler à une quelconque forme d’historicité 845 . Or, le CCIF se donne justement comme principal objectif d’élaborer un dialogue avec la modernité culturelle, il est donc susceptible d’entrer en conflit avec le Magistère romain. Pourtant l’équipe du "61" n’a jamais connu de sanctions ou de condamnations romaines et les papiers Wladimir d’Ormesson du Ministère des Affaires étrangères, qui sont un excellent baromètre des crises franco-romaines, sont révélateurs : pas une seule fois le CCIF n’a été l’objet de difficultés nécessitant une intervention du diplomate. La présence de l’autorité archiépiscopale de Paris à chaque Semaine, voire du Nonce, souligne plutôt l’appui hiérarchique dont peut se prévaloir le CCIF. Ayant pour vocation de rassembler l’ensemble des intellectuels catholiques dans un vaste dialogue avec la pensée profane, le CCIF apparaît plutôt comme un instrument unificateur au service de la catholicité. Et pourtant, en parcourant les titres des débats, en lisant les cahiers et les comptes rendus des Semaines on peut s’en étonner. En se situant précisément dans le contexte théologico-philosophique du moment, nombre de propos tenus par les conférenciers invités par le CCIF sont novateurs. Cela étant, il reste très difficile de déterminer les différents démêlés entre le Centre et Rome, principalement parce que les dossiers du Saint-Office comme la plupart de ceux conservés à l’Archevêché de Paris restent fermés. Si certains éléments ont pu être soulignés, c’est grâce aux archives de témoins ou de congrégations 846 et par recoupements successifs. L’inaccessibilité d’un des versants conduit inévitablement à surévaluer le point de vue du CCIF. L’ouverture de nouveaux fonds permettra par la suite de reprendre les dossiers.

Comme l’on peut s’y attendre les tensions se situent principalement dans la dernière décennie du pontificat de Pie XII, tout spécialement après la crise de l’encyclique Humani generis qui ne touche pas directement le CCIF, mais qui le déstabilise. La part des débats et des cahiers consacrés aux thèmes confessionnels reste importante permettant ainsi à l’équipe d’étudier les principaux enjeux théologiques du moment :

Tableaux des activités théologiques (1952-1957)
Thèmes des débats et conférences 1947-1957
Sujets théologiques 7,2%
Théologiens (avant le XIXè siècle) 3,6%
Pratiques confessionnelles 1,8%
Bible 0,7%
Théologiens contemporains 0,7%
Sociologie religieuse 0,4%
Total 14,4%
Thèmes de Recherches et Débats 1952-1957 1952-1957
Théologie et philosophie 4 19%
Théologie et science 2 10%
Pratiques confessionnelles 1 5%
Sujets théologiques autres 1 5%
Total 8 39%

Les premières remarques romaines sont prononcées en 1948 lorsque l’historien René Rémond démontre qu’il est possible d’envisager plusieurs réponses à la question sociale 847 . L’exposé avait mécontenté certains Romains qui l’avaient fait savoir à l’assistant ecclésiastique, mais cette affaire en était restée là. La Semaine avait eu bien d’autres avantages : elle avait rétabli la présence rayonnante de l’intelligentsia catholique, une visibilité qui ne déplaisait pas une hiérarchie soucieuse d’un certain retour des chrétiens dans la cité 848 . Il faut donc attendre la publication de l’encyclique Humani generis, durant l’été 1950, pour voir se nouer la première véritable affaire 849 . Celle-ci ne semble cependant pas toucher le Centre puisque seuls quelques jésuites sont sanctionnés (les pères Bouillard, de Lubac, Durand et Ganne et le père Fessard, exclu quelque temps plus tard du secrétariat de Recherches de science religieuse 850 ). Mais le CCIF, à juste titre, s’inquiète de l’interprétation maximaliste qui pourrait être faite de l’encyclique qui pose brutalement le problème de la liberté de recherche. Sa première réaction est donc de manifester à l’égard des sanctionnés son soutien :

‘"Les nouvelles de Fourvière m’ont consterné - précise l’abbé Berrar au père Bouillard - et je me sens touché comme s’il s’agissait de moi-même. Permettez-moi de vous dire ma très fraternelle sympathie pour vous et votre œuvre en cette tragique circonstance (…) je ne doute pas que dans dix ans justice ne soit faite et que tout le travail accumulé ne puisse porter tous ses fruits. Vous me direz ce que vous devenez, dès que votre situation sera précisée. Il faut que d’une manière ou d’une autre nous continuions à bénéficier de votre travail." 851

La seconde étape est plus offensive. Pendant l’été, les Lyonnais se mobilisent autour du philosophe et industriel Victor Carlhian, un proche de Semaines sociales. Ce dernier demande au président Henri Bédarida de faire du CCIF le porte-parole d’une protestation contre les sanctions dont sont victimes les jésuites de Fourvière 852 . Du 5 juillet au 8 août, plusieurs lettres sont échangées entre les Lyonnais Carlhian, Latreille, Vialatoux et Henri Bédarida. Le 4 août, Victor Carlhian écrit :

‘"La leçon qu’il faut tirer de ces éléments fâcheux est qu’il faut se hâter de réclamer pour les travailleurs intellectuels l’usage de la liberté scientifique nécessaire à l’exercice même de leur tâche quotidienne. Comment pourraient-ils travailler s’ils se voyaient menacer à chaque instant de désaveux, exposés à voir suspecter leurs intentions et leurs conclusions. Il n’est pas tolérable que dans l’Église une petite coterie de théologiens cherche à constituer un parti de l’orthodoxie en allant à l’encontre de la constitution divine de l’Église qui ne reconnaît qu’aux successeurs des apôtres la fonction de juges de la foi.
Aucune école ne doit ce voir la prétention d’ériger son système en dogme et à s’ériger en partie de l’orthodoxie.
Ne croyez-vous pas qu’un appel à l’épiscopat, ligué de noms éminents, adressé à la Commission des cardinaux et archevêques pour cette liberté scientifique ne pourrait pas être prise (sic) par le Centre catholique des intellectuels français. Il est contre-indiqué que cet appel (...) semble partir de Lyon car on soupçonnerait la Faculté de Fourvière.
André Latreille que je viens de voir vous écrira à ce sujet. Je crois qu’en lui fournissant la matière il ne refuserait pas à en assumer la rédaction. Cette matière vous pourriez la rassembler (…). Si on pouvait obtenir une collaboration internationale cela serait précieux. A Pax Romana pourriez vous opérer quelques sondages. Il ne faudrait pas que la France seule apparaisse en flèche." 853

Le 7 août, Henri Bédarida accepte que le mouvement parte de Pax Romana et demande à Roger Millot de faire voter une motion au congrès d’Amsterdam en ce sens :

‘"Je crois, moi aussi (contrairement à l’avis de certains timorés qui préfèrent … inquieta non movere) , qu’un appel du CCIF, signé de personnalités appartenant à l’Institut de France, aux Universités et à quelques sociétés savantes de province, pourrait être présenté utilement à la prochaine assemblée des cardinaux et archevêques (…). J’avais l’intention de (HB parle du prochain congrès de Pax Romana) de leur proposer de faire adopter, en marge du programme fixé du congrès, une motion sur le désarmement matériel et spirituel, condition d’une paix véritable : motion qui répondrait à une suggestion du RP d’Ouince dans son récent article des Études. Il reste possible de proposer aussi un texte sur les droits et usages effectifs de la liberté scientifique pour les catholiques" 854 .’

Le 8 août, André Latreille informe Carlhian qu’il a lui aussi fait une demande au CCIF dans le même sens 855 . Le 20 août le projet est accepté : André Latreille fait mention du mémoire du CCIF à Joseph Vialatoux 856 et pourtant à la rentrée d’octobre 1950, aucun texte n’est établi par l’équipe du "61". Henri Bédarida donne sa démission comme président du CCIF ; quant à Roger Millot, il tente de profiter de la situation délicate de l’assistant ecclésiastique pour l’exclure du Centre. Pour l’abbé Berrar et ses amis la crise est désormais ailleurs : elle se situe au cœur du "61".

Le CCIF a ainsi participé à l’élaboration d’un projet protestataire, comme d’autres intellectuels catholiques ont tenté de le faire tel le philosophe Henri Gouhier, sans davantage de succès d’ailleurs 857 . Si le Centre se désengage finalement du processus, les prolégomènes de l’affaire restent intéressants : le "61" apparaît aux yeux de ceux qui souhaitent un renouvellement de la théologie, un espace suffisamment important pour pouvoir porter la protestation. Le mouvement n’aboutit pas principalement pour deux raisons : d’une part, la défection d’une bonne partie de l’intelligentsia catholique, d’autre part, la crise qui interrompt le processus. Le plaidoyer pour la liberté de recherche viendra finalement d’Henri Bédarida lui-même qui, dans son avant-propos du compte rendu de la SIC 1950, rappelle deux ou trois principes de recherche en soulignant la valeur de certains penseurs, ceux-là même qui ont maille à partir avec le Saint-Office !

‘"La "Semaine de 1950" de même que les précédentes, devant être considérée comme un tout, nous demandons aux lecteurs, comme nous avons demandé aux auditeurs, de ne pas isoler de son contexte tel exposé ou telle phrase. Nous les prions de rattacher eux aussi chaque élément et chaque détail à l’ensemble, non seulement du travail de la semaine mais encore de nos travaux de l’année. Car pour situer exactement les textes du présent recueil, il faut tenir pour acquis les bases doctrinales que nous avons rappelées dans la modeste mais vaillante publication périodique intitulée Recherches et Débats du centre. Loin de nous dégager même indirectement de l’Église, loin de nous substituer aux organismes qualifiés pour dispenser cet enseignement, les universités et les Instituts catholiques par exemple, nous avions pour poser la doctrine authentique sur les questions qui nous ont occupés pendant la "Semaine" fait appel aux concours de théologiens qualifiés : monsieur le chanoine Cerfaux, le professeur Daniélou 858 , le RP Rondet 859 du scolasticat de Fourvière. (…) Le christianisme nous autorise à une libre recherche dans tous les domaines où les silences de Dieu laissent à l’esprit humain son autonomie et sa mission propre." 860

L’intervention du président est courageuse. Peu de temps après l’abbé Berrar analyse l’encyclique Humani generiset en propose une interprétation minimaliste : l’encyclique ne ferme pas complètement la voie à la recherche, il faut cependant faire une nécessaire différenciation entre ce qui est de l’ordre de la recherche et ce qui est de l’acquis 861 . Devant l’incompréhension des Romains, l’abbé Berrar décide de rendre visite à la Curie pour présenter les travaux et objectifs du Centre. Joseph Folliet, le secrétaire des Semaines sociales, décide lui aussi d’aller à Rome pour exposer le travail de la Chronique sociale.

Si dans cet épisode le CCIF n’a fait que subir le contrecoup de la crise (puisqu’une partie de ses collaborateurs est réduite au silence), par la suite, ce sont ses propres activités qui sont critiquées par la Curie romaine. Les suspicions lancées par Roger Millot et le projet d’un manifeste d’intellectuels catholiques mené par le "61" ont certainement éveillé les soupçons de certains intransigeants.

Notes
845.

Voir Étienne Fouilloux, Histoire du christianisme, op. cit., p. 156 et sequentes et le témoignage de Stanislas Breton dans son autobiographie De Rome à Paris, itinéraire philosophique, Desclée de Brouwer, coll. "Eclats", 1992, p. 65 et 78-80.

846.

Toute ma reconnaissance va à Mgr Berrar et à Étienne Fouilloux qui m’ont apporté plusieurs documents. Malheureusement les archives dominicaines n’ont pu faire l’objet d’une analyse complète, seuls les papiers Congar et Féret ont pu être étudiés.

847.

SIC 1948, p. 148.

848.

Mes remerciements vont à René Rémond et à Mgr Berrar pour la relation de cet événement. Dans un témoignage à l’auteur, Mgr Berrar a rappelé les pressions qu’il avait subies afin qu’il n’invitât plus par la suite René Rémond.

849.

Sur ce sujet voir Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté, op. cit., et la "Correspondance Étienne Gilson-Michel Labourdette, annotée par Henry Donneaud dans Revue thomiste, juillet-septembre 1994, p. 479-529. Et enfin sur l’encyclique, Jean-Marie Mayeur, "Magistère et théologiens sous Pie XII" dans Les Quatre fleuves, 12, 1980, p. 113-119.

10 juillet 1950, Papiers Bouillard, AFSJ.

850.

Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté, op. cit., p. 290 et sequentes.

851.

10 juillet 1950, p. 1, Papiers Bouillard, AFSJ.

852.

Voir à ce propos Christian Ponson, "Joseph Vialatoux, le philosophe lyonnais des Semaines sociales", dans Cent ans de catholicisme social, op. cit., p. 453-484.

853.

Victor Carlhian à Henri Bédarida, brouillon de lettre, 4 août 1950. Papiers Carlhian, AAL.

854.

Henri Bédarida à Victor Carlhian, 7 août 1950, p. 1. Papiers Carlhian, AAL.

855.

André Latreille à Victor Carlhian, 8 août 1950. Papiers Carlhian, AAL.

856.

André Latreille à Joseph Vialatoux, 20 août 1950, notes prises par Christian Ponson dans les papiers Vialatoux, communiquées à Étienne Fouilloux en juin 1995.

857.

Lettre d’Henri Gouhier au père Bouillard, 16 août 1950, C3 "Affaire de Fourvière", 42 à 47 bis, Papiers Bouillard, AFSJ. Maurice de Gandillac et Étienne Gilson se refusent en effet à le suivre. Henri Gouhier en sera profondément affecté comme il l’explique à Gabriel Marcel, 17 août 1950, 3 p., Papiers Marcel, BNF.

858.

Jean Daniélou et quelques autres jésuites (Yves de Montcheuil et Gaston Fessard) ont été dénoncés à Rome en cette année comme le rappelle le livre d’Henri de LubacMémoires sur l’occasion de mes écrits, op. cit, annexes IV, p. 254. Certaines de leurs publications sont retirées des bibliothèques en octobre 1950. Voir Étienne FouillouxUne Église en quête de liberté, op. cit., p. 294.

859.

Le père Rondet est démis de ses fonctions de préfet des études en juillet 1951.

860.

"Avant propos", Henri Bédarida, p. 5-6. Publication du troisième trimestre 1950.

861.

RD 11-12, octobre-novembre 1950, p. 3-4. Critique raisonnée donc de l’encyclique bien éloignée des remarques élogieuses de Tala Sorbonne, la revue du Centre Richelieu.