c) Une position intermédiaire dans la crise des prêtres-ouvriers ?

L’équipe jusqu’alors avait assez peu évoqué l’expérience de la Mission de France. En janvier 1953, une chronique du père Voillaume sur Les Saints vont en enfer de Gilbert Cesbron avait souligné la richesse d’un livre qui rendait hommage à l’apostolat des prêtres-ouvriers tout en montrant les limites du roman 876 . Quelques mois plus tard, l’équipe exige que deux articles jugés trop négatifs à l’égard des prêtres-ouvriers (l’un et l’autre soulignaient leur dépendance à l’égard du parti communiste) soient corrigés par leurs auteurs. L’un est un article de Louis de Mijolla sur "Les chefs d’entreprise et leurs responsabilités : sidérurgie et plan Schuman", le second est une chronique d’Alfred Frisch intitulée "A la recherche d’une nouvelle doctrine sociale, marxisme, socialisme et conscience sociale chrétienne" 877 . L’abbé Berrar et Robert Barrat envoient un courrier à Louis de Mijolla pour lui demander de reprendre le paragraphe suivant :

‘"Le fossé que le groupe de meneurs communistes travaille, avec une diabolique habileté, à creuser de plus en plus entre certains milieux ouvriers et l’ensemble du pays se traduit de manière émouvante par les réactions des prêtres dévoués qui ont cherché à pénétrer dans les milieux ouvriers et s’y incorporer aussi totalement que possible. Nous voyons quelques-uns de ces prêtres accepter eux-mêmes le dogme de la lutte des classes et de la violence salutaire et adhérer à la CGT. Leur désir d’être coupé du milieu bourgeois, même et surtout lorsqu’ils lui appartenaient, est aussi fort que celui d’un Français pendant la guerre avec l’Allemagne ou sous l’occupation, de ne pas avoir de contacts avec l’ennemi. La constatation de cette coupure est angoissante pour tout chrétien." 878

Malgré la demande de l’équipe, le paragraphe n’est pas corrigé. Louis de Mijolla a-t-il refusé ? L’équipe accepte-t-elle finalement de céder pour plaire à un membre influent du Comité des Amis du CCIF ? Il est impossible de répondre. La chronique d’Alfred Frisch est, quant à elle, remaniée directement par l’équipe :

‘"Il est certain que le témoignage de pauvreté, le contact vécu de tous les instants avec les masses ouvrières, le pont qu’ils établirent entre certains milieux et l’Église par une compréhension plus immédiate de leur mentalité et de leurs exigences suffiraient à légitimer leur forme de vie. On ne peut, d’autre part, que s’incliner devant la générosité qu’elle suppose.
Pourtant on a peine à les suivre, quand certains d’entre eux ne se contentent pas d’adhérer à des syndicats communistes et de participer par solidarité à des manifestations politiques, mais vont presque à épouser la presque totalité de la thèse marxiste, y compris la lutte des classes toujours plus ou moins chargé de haine." 879

Lorsque la sanction à l’égard des dominicains tombe, Mgr Chevrot, curé de la paroisse Saint-François Xavier, demande au CCIF de participer à un manifeste rendant hommage aux ecclésiastiques sanctionnés 880 . Le Manifeste des intellectuels catholiques est rédigé. Parmi les signataires se trouvent bien Étienne Borne, le secrétaire général du Centre et le père Dubarle, l’assistant ecclésiastique de l’UCSF 881 mais dans cette affaire le CCIF a plutôt une attitude d’apaisement comme le confirme une lettre que l’abbé Berrar adresse à Mgr Veuillot :

‘"Peut-être avez vous vu la déclaration d’un certain nombre d’intellectuels catholiques. Nous avons réussi à la rendre anodine. Elle l’était par son texte qui émanait de François Péroux (sic), mais des démarches nombreuses ont réussi à éviter ou à faire retirer la signature de François Mauriac, Daniel-Rops, Stanislas Fumet, Marroux (sic), Massillon, et d’autres, si bien qu’il ne prenait pas l’allure de manifeste. Inutile de vous dire que le CCIF a été plutôt un élément de paix dans toute cette affaire." 882

Le positionnement du CCIF est donc moins marqué puisqu’il juge inopportun de se lancer dans une entreprise trop critique à l’égard du Magistère romain et préfère se désolidariser des positions trop progressistes de certains prêtres-ouvriers. C’est une fois encore sur le plan théorique que l’équipe du "61" tente de pallier ces réserves publiques et ce dès la Semaine 1953.

La modernité telle que l’entendait Charles Péguy, c’est-à-dire un monde qui ne croit pas et qui a perdu tout sens du mystère, cette intelligence de la modernité se trouve au cœur des recherches théologiques menées en cette décennie. Ce sujet va être au cœur de la Semaine 1953 qui se déroule du 8 au 14 novembre sous le titre de "Monde moderne et sens de Dieu". La SIC s’organise selon les mêmes principes : une séance consacrée à la littérature ("Dieu dans la littérature actuelle", avec Albert Béguin, Jean-Jacques Bernard, Jacques Madaule et Roger Pons), suivie d’une autre consacrée à l’aspect scientifique de la question ("Mentalité technique et indifférence religieuse", avec Albert Conquet, le chanoine Dondeyne, Pierre Joulia, Lucien Morren, Michel Polonovski et René Royer 883 ) ; une séance philosophique ("Sens et valeur de l’athéisme contemporain", avec Jean Guitton, le jésuite Henry, Olivier Lacombe et Jean Lacroix) et une séance plus missionnaire ("Les masses ouvrières ont-elles perdu le sens de Dieu ?", avec le chanoine Bonnet, les pères Loew 884 et de Féligonde et l’abbé Coudreau).

Le programme vise ainsi à s’interroger sur la compatibilité entre le christianisme et le monde moderne et à soulever le problème de l’ignorance de Dieu et de l’athéisme. Les responsables de la Semaine invitent donc le personnaliste Jean Lacroix à faire un exposé sur ‘"Le sens et la valeur de l’athéisme"’ ‘ 885 ’ ‘.’ Le philosophe lyonnais présente les différentes formes d’athéisme intellectuel depuis le XVIIIè siècle, puis souligne la purification que peut constituer pour la foi une bonne compréhension de l’athéisme moderne. Mais le choix du titre a choqué un bon nombre de personnes. Comment accepter de donner une valeur positive à un mouvement dont l’essence est la négation du christianisme ? Ne fait-on pas ici le procès de l’Église ? Pourquoi choisir en outre un homme de gauche convaincu pour traiter de la question 886 ?, se demandent certains. D’autres au contraire souligneront que la séance a le mérite de s’interroger profondément sur l’éloignement d’une partie de la société du christianisme et sur ses raisons.

Après cette séance théorique, une deuxième est consacrée aux problèmes de la christianisation des classes populaires. Le père Loew, premier prêtre-ouvrier, accepte de présenter son expérience tout en soulignant que son témoignage se fait à un moment difficile :

‘"Si j’avais su, il y a sept ou huit mois, que j’aurais à parler à des masses ouvrières et du sens de Dieu à l’heure ou tant de questions graves sont débattues, je n’aurai pas accepté de prendre la parole. Il a des choses dont en ce moment, nous ne devons pas parler (…) donc volontairement, je n’aborderai pas le sujet, car seul le Cardinal peut en parler et c’est à lui que revient ce rôle." 887

Le père de Féligonde apporte sa réflexion en tant que spécialiste de la liturgie et de ses nouvelles applications à L’Haÿ-les-Roses et l’abbé Coudreau, spécialiste de catéchèse, appelle à la réflexion concernant les méthodes d’évangélisation. S’il n’est pas fait mention directement de la crise de la Mission de Paris, tous insistent sur la nécessaire conservation de méthodes spécifiques pour l’évangélisation du milieu ouvrier. Les propos sont confirmés lors de l’allocution finale du cardinal Feltin :

‘"Les milieux les plus déshérités, les milieux des humbles et des pauvres constituent sans doute, ceux qui, de nos jours, doivent être l’objet d’une sollicitude accrue. La présence de Dieu doit s’y attester par des laïcs sans doute, mais aussi par des prêtres dont le rayonnement, parfois dans un silence crucifiant, constitue un appel riche de fécondité." 888

Ne peut-on voir ici l’écho du voyage des cardinaux Feltin et Liénart à Rome quelques jours auparavant pour obtenir du pape la conservation du statut de prêtre-ouvrier et qui échoue ? L’offensive semble d’ailleurs lancée : la Semaine suivante est consacrée aux problèmes et aux enjeux du monde moderne 889 . Il s’agit de s’interroger sur les modes d’apostolat à pratiquer au sein de la société française et dans les autres civilisations. Pour la première fois, le Centre propose une réflexion entièrement axée sur l’homme avec le souci constant de ne pas tomber dans l’abstraction. Les orateurs sont ainsi invités à réfléchir sur les origines de l’homme : "L’homme a commencé" (André Leroi-Gourhan 890 et Jean Guitton) ; les rapports de classes et les conflits entre hommes de couleur : "L’homme est en conflit avec l’homme" (Henri Bartoli 891 , René Rémond, Georges Suffert et le père Thomas) ; la sexualité : "Ils furent créés homme et femme" (Marcel Eck, Roger Pons, Pierre-Henri Simon et le père Carré). Deux autres séances sont plus philosophiques avec : "L’homme est un problème pour l’homme" (Gabriel Marcel et Robert Garric) et la mort (Étienne Borne et père Urs von Balthasar) 892 . Quant à la dernière séance intitulée "Le Christ aussi est homme", elle souligne de manière forte la nécessité de l’engagement temporel. François Mauriac condamne la domination subie par les peuples de couleur, l’antisémitisme et la torture 893 . Le père Dabosville oriente son intervention sur l’humanité du Christ :

‘"Jésus acceptera tout de son temps (…). Il accepte le débat, la polémique, les succès douteux, les échecs constants. Il ne dissipe guère les équivoques qui pèsent sur sa conduite en mainte occasion (…). C’est par cette insertion temporelle que nous sommes rachetés, c’est par elle que nous touchons au Christ, par elle que dans toute la force du mot, nous pouvons communier à Lui." 894

Le discours est théorique mais il peut aussi s’entendre comme une confirmation de l’apostolat des prêtres-ouvriers. Dans cette nouvelle affaire franco-romaine, l’équipe a choisi une nouvelle fois l’analyse théorique. Son moindre engagement public ne signifie aucunement l’absence de soutien aux personnalités sanctionnées. Le père Congar reçoit ainsi une lettre de l’abbé Berrar :

‘"Cher père, permettez-moi de vous dire notre respectueux attachement, notre fidèle sympathie (…) . Nous sommes touchés avec vous par cette mesure de police d’un autre âge Il n’y a qu’à prier pour que cette épreuve de la foi et de l’espérance ne soit pas trop forte pour vous. Et à agir : un certain nombre d’intellectuels s’y emploient mais sans trop savoir avec quelles armes lutter, tout semblant mêlé les motivations, les pressions, les critiques qui ont annoncé cette cascade de décisions." 895

Par mesures de précaution le CCIF choisit de ne pas être à la tête du manifeste. Cette nouvelle affaire est révélatrice de la méthode choisie par le Centre et de son positionnement au sein du catholicisme français : faire valoir du strict point de vue théorique le bien-fondé de la Mission de Paris, refuser toute polémique politique et enfin temporiser les indignations afin de conserver une part d’expression. Le CCIF en ces années connaît l’influence agissante de certains réseaux intégristes à Rome ; pour travailler utilement, il sait qu’il doit accepter de ne pas mener le combat en tête de ligne. Les mesures disciplinaires à l’égard de certains amis sont donc condamnées mais en privé. Les problématiques choisies pour la Semaine 1955 soulignent d’ailleurs la position du Centre : ne rien céder sur les principes tout en restant sur le terrain spéculatif.

Notes
876.

"Les Saints vont-ils en enfer ?", dans RD 3, janvier 1953, p. 239-248. Sur la crise des prêtres-ouvriers voir l’article "Prêtres-ouvriers", dans Catholicisme.

877.

RD 5, Problèmes économiques, octobre 1953.

878.

"Sidérurgie et plan Schuman", dans RD 5, octobre 1953, p. 70. Le passage souligné est celui qui posait problème.

879.

Alfred Frisch, "Marxisme, socialisme et conscience chrétienne", dans RD 5, p. 181-182.

880.

Mgr Chevrot à Melle Frontier, cousine du père Féret. Lettre dont la copie a été envoyée par Melle Frontier au père Féret, 17 février 1954.

881.

Parmi les autres signataires se trouvent Hubert Beuve-Méry, Claude Bourdet, Mgr Chevrot, Jean-Marie Domenach, le père Maydieu, le père de Solages. Voir Le Monde, 25 février 1954, p. 4. François Leprieur, Quand Rome condamne, op. cit., p. 292.

882.

Abbé Berrar à Mgr Veuillot, 11 mars 1954, p. 1, AEBE.

883.

Séance organisée par les scientifiques. Lucien Morren est professeur de sciences à Louvain, il est également membre dirigeant du Secrétariat international des questions scientifiques et s’intéresse au développement de l’œcuménisme ; Michel Polonovski (père de Jacques Polonovski) est professeur à la Faculté de médecine et membre de l’UCSF depuis ses origines.

884.

Né en 1908, converti au catholicisme, il entre chez les dominicains puis est envoyé étudier la condition ouvrière à Marseille. Il devient alors docker.

885.

Jean Lacroix élargit cette conférence qu’il publie sous forme de livre chez Casterman en 1958 sous le titre de Le sens de l’athéisme moderne. Sur Jean Lacroix voir l’article de Bernard Comte, "Semaines sociales et personnalisme : la médiation de Jean Lacroix 1935-1947", dans Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône Alpes, op. cit., p. 484-516.

886.

Trois ans plus tard, lors de l’audience de l’abbé Berrar au Saint-Office, c’est ce qui lui sera reproché : le conférencier était mal choisi et sa conférence aurait dû être encadrée de démentis théologiques "Il ne se serait pas hors de propos de susciter une mise au point sur ce sujet de grande importance de la part de théologiens compétents à propos de points obscurs, paradoxaux et même erronés que contient cette conférence". Notes pour l’audience du Chanoine Berrar, aumônier du CCIF, du 9 février 1956", p. 1, AEBE. Au début des années 1960, le livre de Jean Lacroix sera considéré comme "(…) a good critical and un-biaised analysis of atheism" ! Bollettino di informazione, secretariatus pro non credentibus, anno III, n2, p. 35.

887.

SIC 1953, p. 199.

888.

SIC 1953, p. 10.

889.

Dans le dossier "SIC 1954" rien si ce n’est l’argus, l’invitation pour les séances de l’après-midi et la problématique générale, ARMA.

890.

Né en 1915, après des années d’études en Extrême-Orient, il est nommé à Lyon professeur d’Ethnologie (seconde chaire créée après celle de Marcel Griaule à la Sorbonne).

891.

Né en 1918, professeur de Droit à la Faculté de Grenoble, membre du comité directeur d’Esprit, il est spécialiste du marxisme et des théories sur le travail humain.

892.

La conférence du père Hans Urs von Baltahsar n’est pas publiée : "(…) afin d’éviter toute erreur d’interprétation sur l’important sujet théologique des fins dernières, i.e. R. P. (sic) a longuement explicité dans un nouveau texte la conférence qu’il avait prononcée. La dimension du présent volume ne nous a malheureusement pas permis d’inclure cet important travail. Il paraîtra prochainement aux éditions Desclée de Brouwers" (sic). p. 98. Ce point n’a pas été élucidé.

893.

Voir infra le paragraphe sur la décolonisation.

894.

SIC 1954, p. 229-231.

895.

"Chronique de la purge", dossier 14, 13 février 1954, p. 1-2, Papiers Congar, AFD.