b) Le traitement des questions

Lors de la première séance les orateurs s’interrogent sur la pertinence du concept de civilisation chrétienne. Tous en refusent le fondement et en soulignent les dangers. Le père Daniélou le fait à travers une analyse historique. François Mauriac, quant à lui, préfère apporter un témoignage d’homme engagé en rappelant plusieurs fois la situation de l’Afrique du Nord et en critiquant (sans le nommer) l’attitude du MRP :

‘"Il n’empêche que les partis d’inspiration chrétienne, ceux dont la clientèle est en majorité catholique, sont encore entraînés trop souvent et nous entraînent encore avec eux, infiniment loin de la montagne des béatitudes." 901

La deuxième séance prolonge la réflexion du romancier puisqu’elle se focalise sur les liens qui peuvent s’établir entre l’Église et une société civile. Tous les orateurs condamnent une Église trop attachée à un pouvoir politique et s’interrogent sur le concept de la laïcité. Joseph Vialatoux ayant refusé, par crainte de voir ses théories (formalisées en 1949 et en 1951 dans Esprit et Terre humaine) condamnées, de s’exprimer 902 , c’est Henri-Irénée Marrou qui souligne les ambiguïtés de la civilisation médiévale. Puis René Rémond explique le déroulement du processus qui conduit à la laïcité et met en garde contre des formes cachées de cléricalisme :

‘"Cette illusion de croire résoudre toutes les difficultés à coups de recettes morales qui met la bonne volonté au-dessus de la compétence, ce frère du confessionnalisme qui conduira les catholiques à voter pour un bon catholique, fût-il inapte, plutôt que pour un candidat qui a peut-être l’étoffe d’un homme d’État, mais qui a le malheur de ne point être catholique, c’est encore du cléricalisme." 903

Quant à l’abbé Berrar, il ne peut s’empêcher de rappeler "(…) l’excellente conférence du R. P. Rouquette à la Semaine des Intellectuels catholiques de 1952 (qui) garde tout son intérêt et son actualité" 904 . Puis il souligne le bien fondé du texte rédigé par l’Assemblée des cardinaux et archevêques qui rappelait que les ‘"candidats aux élections ne doivent se présenter ni sous l’étiquette catholique, ni faire état de leur qualité de membres d’une organisation catholique"’. Le texte insistait également sur la liberté de vote des Français afin de ‘" (…) couper court à une campagne émanant d’une faction de catholiques"’ ‘ 905 ’ ‘. ’

Cette séance met en valeur une des difficultés principales de l’intelligentsia catholique : gérer le hiatus entre conviction religieuse et conviction politique. Ces exposés participent donc à la clarification du problème. Un mois après la SIC, en pleine campagne électorale, le 23 décembre 1955, Le Monde publie un manifeste signé par plusieurs intellectuels catholiques. Ce texte rappelle que l’enjeu des élections de 1955 n’est pas, comme le laissent supposer certains, le problème de la laïcité, mais celui de la politique à suivre en outre-mer. Il insiste sur la nécessité de dépasser la querelle scolaire (et le refus des intellectuels catholiques d’être les complices d’une opération cléricale vis-à-vis de la République) pour se focaliser sur la question des nationalismes 906 . Si dans ce cadre polémique qui oppose principalement François Mauriac aux tenants d’un certain cléricalisme 907 , le CCIF reste en dehors la crise, la triple intervention de François Mauriac, de René Rémond et de l’abbé Berrar, un mois auparavant, à la Mutualité a certainement préparé le terrain de réflexion 908 .

La séance suivante de la Semaine s’attache "à comprendre et refuser le communisme". A un moment où le communisme séduit et s’étend à la fois dans les classes populaires et dans la jeune intelligentsia, il paraît inconvenant de participer à sa compréhension. Cette séance connaît une affluence record : plus d’une centaine de personnes restent aux portes de la Mutualité  pour écouter Mgr Chappoulie 909 , Jean-Baptiste Duroselle, François Perroux 910 et André de Peretti. Les deux dernières séances sont plus classiques : l’une reprend le thème de la technique et de ses richesses, l’autre se veut pastorale.

Notes
901.

SIC 1955, p. 43. Un mois auparavant le 3 octobre 1955 dans L’Express, François Mauriac avait lancé l’idée d’un front républicain rassemblé autour de Mendès France.

902.

"J’ai voulu les soumettre à notre ami Latreille que j’ai pu voir hier. Je l’ai trouvé en parfait accord de pensée avec moi. Son récent séjour à Rome ne laisse aucun doute dans sa pensée : si nous réimprimons aujourd’hui ce que nous avons imprimé en 1949, ça ne passerait pas ; ça a passé de justesse. Ne fournissons pas l’occasion de mobiliser à nouveau des armes, qui cette fois auraient la chance de nous tuer !" Joseph Vialatoux à Étienne Borne, p. 3, prêt Étienne Fouilloux.

903.

SIC 1955, p. 64.

904.

Le jésuite a été épinglé par le Saint-Office pour cette conférence ! SIC 1955, p. 68.

905.

SIC 1955, p. 75.

906.

Ce Manifeste était signé par Georges Alesi, Robert Barrat, Jean Baboulène, Jean Bayet, Michel Carrouges, Paul-Henry Chombart de Lauwe, Jean Delumeau, Jean Devisse, Luc Estang, Jean-Marius Gatheron, Paul Germain, Jean Lacroix, Henri-Irénée Marrou, François Mauriac, Marcel Pacaut, Guy Raynaud de Lage, Marcel Reinhard, René Rémond, Robert Ricatte, Pierre-Henri Simon, Georges Suffert, François Tricaud, Joseph Vialatoux et Jacques Viard.

907.

En décembre 1955, L’Osservatore romano répondait à l’appel de François Mauriac du 3 octobre 1955 en soulignant les erreurs du prix Nobel de littérature : "En aucun cas les catholiques ne peuvent accorder leur voix à un ennemi déclaré de leur foi et dont l’action tend directement ou non à détruire l’Église et même la religion". Article reproduit dans Bloc notes de François Mauriac, p. 201. Quelques jours plus tard l’abbé Vancourt de l’Institut catholique de Lille dans un article de La Croix du Nord, dénonçait ceux qui autour de François Mauriac veulent supprimer la présence de l’Église dans la société, article reproduit dans La France catholique du 13 janvier 1956.

908.

L’intervention de René Rémond est mal interprétée : "Bien que je ne fis que dresser un constat qui prenait appui sur l’histoire et qui se gardait de porter condamnation du passé, la simple affirmation de la propension du cléricalisme fut mal reçue de certains qui jugèrent le propos attentatoire". Témoignage dans Le catholicisme français et la société politique, Editions de l’Atelier, coll. "Églises/Sociétés", 1999, p. 145.

909.

Né en 1900, il est président de l’œuvre de la Propagation de la Foi pour la section de Paris pendant l’entre-deux-guerres, puis directeur du Secrétariat de l’épiscopat de France de 1945 à 1949. Il est nommé par la suite évêque d’Angers, il prend très vite position pour une émancipation progressive des peuples colonisés. En 1948, à la Semaine sociale de Lyon, il reconnaît "La justesse des revendications et de la cause des peuples colonisés et se prononce en faveur de leur émancipation politique".

910.

Né en 1903, professeur à la Sorbonne puis au Collège de France. Fondateur de l’Institut supérieur d’économie appliquée, il est spécialiste de Schumpeter de Keynes et tout autant de Marx.