3. Le nécessaire rééquilibrage exigé par Rome et ses réalités

a) "Demain, ce sera peut-être notre tour" 926

Bien que dénoncé régulièrement par des auditeurs (mais là encore il est impossible de déterminer précisément ces réseaux) et par certains journaux catholiques comme La France catholique 927 ou La Pensée catholique du chanoine Lusseau 928 , le CCIF n’a jamais reçu de sanctions. Cependant, le 9 février 1956 l’abbé Berrar est convoqué devant le Saint-Office. Plusieurs faits lui sont reprochés : le goût pour les nouveautés théologiques non encore agréées par Rome, l’importance donnée aux laïcs dans la définition de certains éléments de la foi, l’insuffisance de respect accordée aux autorités hiérarchiques, l’absence d’équilibre entre les invités. Plusieurs thèmes font également l’objet de critiques : l’école, le communisme, la théologie morale, la philosophie. Les griefs portent enfin sur une certaine tendance à l’historicisation, à l’individualisme, à l’idéalisme et au subjectivisme. Après l’audition de l’abbé Berrar, le CCIF est "invité" à préparer les activités de la Semaine sous la responsabilité directe de l’épiscopat 929 . L’équipe envoie donc au Saint-Office le programme et la liste des orateurs prévus pour la SIC 1956. Le sujet choisi est "Monde moderne et sens du péché". Pour répondre à ces questions de théologie morale, l’équipe a fait appel à des philosophes comme Pierre Jouguelet 930 et Gabriel Marcel, des praticiens comme Charles Baudoin, Marcel Eck, Charles-Henry Nodet, des ecclésiastiques comme le père Lebret, le chanoine Mouroux 931 , l’abbé Oraison et le père Voillaume ; et enfin, quelques hommes de lettres comme Albert Béguin, Luc Estang, Julien Green, François Mauriac et Pierre-Henri Simon. Mais la liste des invités envoyée au Saint-Office ne convient pas : Albert Béguin, Julien Green, François Mauriac, Gabriel Marcel, Luc Estang et l’abbé Oraison sont exclus.

‘"(…) les Éminentissimes Pères du Saint-Office pensent qu’il ne sera pas difficile aux organisateurs de cette Semaine de choisir pour chaque conférence des orateurs parmi les nombreuses personnalités proposées sans qu’il soit besoin d’inviter quelques-uns d’entre eux dont certaines positions ont fait mauvaise impression sur l’opinion catholique ou qui ont encouru le blâme du Saint-Office pour des écrits touchant certains principes moraux, tels que Monsieur l’Abbé Marc Oraison, Messieurs François Mauriac, Gabriel Marcel, Albert Béguin, Luc Estang et Julien Green. On aura ainsi l’occasion d’ouvrir ces Semaines à un nombre toujours plus grand d’intellectuels catholiques français dont la doctrine est au-dessus de tout soupçon." 932

Albert Béguin et Julien Green se désistent eux-mêmes, le premier pour des raisons de santé, le second parce qu’il refuse toute intervention publique. Si l’équipe accepte de ne pas solliciter François Mauriac et l’abbé Oraison, elle se refuse à éconduire Gabriel Marcel et Luc Estang. Pour ces derniers le cardinal Pizzardo précise alors au cardinal Feltin  :

‘"En ce qui concerne M. Luc Estang et M. Gabriel Marcel, le Saint-Office s’en remet à la haute sagesse de Son influence et n’entend pas, étant donné le point où en sont déjà les démarches auprès d’eux, insister sur l’exclusive qu’il avait prononcée à leur sujet le 21 juin. Je profite de l’occasion pour prier votre Éminence d’user de son influence pour persuader le Comité d’inviter à l’avenir des personnalités catholiques dont la doctrine soit très sûre, et dont le témoignage personnel soit au-dessus de tout soupçon." 933

Pour remplacer les absents, l’équipe fait appel à des personnalités comme André Frossard et Gustave Thibon. Virage à droite ? C’est ce que craint Georges Hourdin qui s’en explique à Étienne Borne :

‘"On m’avait dit que la Semaine de cette année serait à droite, et comme je recevais le sujet sans avoir le nom des conférences (sic) je me suis permis de me faire auprès de vous l’écho des rumeurs que j’avais entendues. Là encore j’agissais avec une simplicité fraternelle. Nous connaissons tous les difficultés que vous savez dans ce moment-ci. Nous les avons toutes résolues comme vous tant bien que mal en tenant compte du contexte et des désirs romains. Je ne vous jetterai pas la pierre. Ajouterai-je que je vous ai fait cette réflexion, non parce que vous ne m’aviez rien demandé, mais parce que les noms cités étaient des noms de traditionalistes et cela m’avait fait un peu souci (…).
PS ! ne quittez pas le CCIF dans ce moment-ci. Les difficultés que vous connaissez sont celles que j’ai traversées toutes ces années-ci. J’ai l’impression que pour les trois journaux dont je m’occupe l’atmosphère s’éclaircit. Je suis convaincu qu’il en sera de même pour le CCIF. J’avais peur qu’on vous ait imposé des choses plus dures." 934

Virage à droite ? Certes le philosophe-paysan Gustave Thibon a été invité, mais il n’en est pas à sa première invitation : il est venu à la SIC 1949 et à celle de 1951. Sollicité principalement comme le témoin philosophique de Simone Weil, sa présence est donc assez rare rue Madame. Certes André Frossard et Daniel-Rops sont également invités. L’un et l’autre incarnent une intelligentsia de droite, mais en ce qui concerne le second c’est un fidèle du CCIF 935 et un élément important pour le bon fonctionnement du groupe puisqu’il est responsable chez Fayard. Le virage à droite en reste donc là. D’ailleurs si l’équipe cède pour quelques personnalités face à l’insistance des autorités hiérarchiques, elle refuse de laisser partir Gabriel Marcel et Luc Estang, c’est-à-dire les deux seules personnes dont les livres ont publiquement été sanctionnés. La pièce de théâtre de Gabriel Marcel Croissez et multipliez a reçu un avertissement du Saint-Office 936 . Le roman Les Stigmates de Luc Estang après un avis défavorable en 1949 a été finalement retiré des ventes en 1950. En revanche si effectivement Albert Béguin, le directeur d’Esprit est en difficultés avec les autorités hiérarchiques, cela reste inconnu du public. Le CCIF fait donc le choix (simple hasard ?) d’inviter à sa tribune les deux intellectuels catholiques qui ont été publiquement critiqués.

Cela étant, le traitement du thème est plus technique et moins exposé aux polémiques politiques. Les orateurs soulignent l’enjeu du péché dans ses formes individuelles (avarice, passion) mais aussi dans ses formes collectives en montrant les faillites économiques, sociales et internationales. Le père Daniélou, quant à lui, se charge de condamner les conclusions du livre d’Angelo Hesnard en rappelant le lien nécessaire entre morale et péché. Un an plus tôt le Centre avait, au contraire, montré le bien-fondé de l’ouvrage.

Un an plus tard, la Semaine 1957 est organisée sous le signe de la biologie. Les orateurs sont invités à montrer la valeur de la science et ses limites. Des spécialistes de l’apparition de la vie, des géologues, des paléontologues et des généticiens sont donc présents. Parmi eux se trouvent deux représentants de la droite la plus conservatrice : Jacques Chevalier, ancien secrétaire d’État à l’éducation et à la famille sous Vichy et Luigi Gedda, certes éminent spécialiste de génétique, mais également président très conservateur de l’Action catholique italienne 937 . Si en invitant Jacques Chevalier, c’est davantage le philosophe bergsonien, maître d’Emmanuel Mounier et de Jean Guitton, qui est reçu par l’équipe du "61", le public et les journaux retiendront seulement la facette politique du personnage 938 . La liste, en tous les cas, semble plus conforme aux directives romaines et Mgr Jean Villot accepte de présider la dernière séance de la Semaine alors qu’il avait refusé de le faire lors des SIC 1955 et 1956.

Notes
926.

Abbé Berrar au père Congar, 13 février 1954, dossier 14, p. 2, Papiers Congar, ADP.

927.

Émile Berrar s’en plaint fortement au nonce Marella : "Je me rendrai à Rome sans doute à la fin du mois de janvier. D’après ce qui vient de m’être dit, il y aurait quelques inquiétudes au sujet de la SIC (…) J’aimerais à ce sujet avoir des directives. Malheureusement des sources d’information comme l’article de la France catholique ne sont pas faites pour éviter les malentendus". 14 décembre 1955, p. 1-2.

928.

Voir sur cette revue le mémoire de DEA de Paul Airiau, La Pensée catholique, 1946-1956 : romanité à la française ou intégrisme ?, Institut d’études politiques de Paris, 1995, 400 p.

929.

Notes pour l’audience du chanoine Berrar, 9 février 1956, p. 2.

930.

Né en 1913, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, professeur de philosophie au lycée du Parc à Lyon. Il est un collaborateur régulier de la Chronique sociale de France.

931.

Né en 1901, théologien du diocèse de Dijon au carrefour de la philosophie et de la théologie, il trace une voie réflexive soucieuse de prendre en compte les questions que posent les nouveaux courants philosophiques.

932.

Documents du Saint-Office du 21 juin 1956 du cardinal Pizzardo, p. 1, AEBE. Voir également en annexe la lettre du cardinal Pizzardo adressée au cardinal Feltin, AEBE.

933.

25 juillet 1956, AEBE.

934.

Georges Hourdin à Étienne Borne, 3 octobre 1956, p. 1, "dossier SIC 1956", ARMA. Voir en annexe la lettre intégrale.

935.

RD 1, 15 et 16.

936.

Voir sur ce point la lettre du père Fessard du 2 août 1956 dans Gabriel Marcel et Gaston Fessard, Correspondance (1934-1971), présentée et annotée par Henri de Lubac, Marie Rougier et Michel Sales, introduction par Xavier Tilliette, Beauchesne, 1985, p. 378.

937.

La présence de Luigi Gedda est d’ailleurs signaler généreusement par l’Osservatore romano qui centre son article uniquement sur son intervention ! "La conclusione della settimana di studio degli intellettuali cattolici francesi", dans Osservatore Romano, 17 novembre 1957

938.

Voir sur les positions de Jacques Chevalier, Philippe Chenaux, Entre Maurras et Maritain, une génération intellectuelle catholique, (1920-1930), Le Cerf, coll. "Sciences humaines et religions", 1999, p. 230 et Jean-Marie Mayeur, La question laïque, XIXè-XXè siècle, Fayard, 1997, p. 168.