Chapitre 1. Des années riches de promesses

1. Une nouvelle équipe

a) La montée du laïcat

Depuis le départ de Robert Barrat à l’automne 1954, et l’arrivée conjointe d’Étienne Borne et de Lionel Assouad, l’équipe du "61" avait fort peu évolué. Suzanne Villeneuve, agrégée de philosophie, amie de Madeleine Leroy, était devenue, au début des années 1950, la trésorière du Centre et avait intégré la petite équipe de travail. André Dekker, qui allait devenir le père Dekker, avait participé au secrétariat intellectuel 970 . Madeleine Leroy se désengageait progressivement des activités du CCIF, se préparant à accomplir une nouvelle mission qui lui tenait à cœur : la création d’un foyer missionnaire au Japon 971 . Quant à Odette Laffoucrière, après avoir soutenu sa thèse sur Heidegger sous la direction de Paul Ricœur, elle avait repris contact avec l’équipe depuis 1956 et redevenait pour deux ans secrétaire à mi-temps.

C’est à la fin de l’année 1957 que l’équipe connaît un changement profond lorsque l’abbé Berrar est nommé curé de la paroisse Saint-Germain-des-Près. Il avait été pendant plus de dix ans le pilier du CCIF : sa conception d’un catholicisme ouvert, ses amitiés avaient permis au Centre de devenir un des lieux les plus ouverts de l’intelligentsia catholique. Grâce en grande partie à son travail, le "61" était devenu un espace où les courants théologiques les plus importants se réunissaient. La charge était néanmoins lourde, sa convocation devant le Saint-Office en 1956 allait accélérer sa décision de demander une nouvelle charge.

L’équipe demande en octobre 1957 à l’abbé Pierre Biard de devenir le nouvel assistant ecclésiastique. Cet ancien élève de l’abbé Berrar avait d’abord été aumônier de l’École des Roches 972 , il avait été ensuite appelé en 1951 par l’abbé Berrar, alors aumônier diocésain des étudiants, pour devenir aumônier des khâgnes parisiennes et ainsi compléter le travail que l’abbé Brien, aumônier de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm accomplissait auprès des normaliens. Il devient alors directeur adjoint de la Maison diocésaine des étudiants 973 . Sa nomination, comme assistant ecclésiastique, paraît naturelle : bon connaisseur de la jeunesse étudiante, habitué du "61" c’est également un chercheur qui rédige une thèse de théologie biblique sur la puissance de Dieu, sous la direction du père Paul Henry. Ce dernier était spécialiste de Plotin et avait succédé au père de Montcheuil à l’Institut catholique de Paris. Lorsque le père Féret avait été démis de ses fonctions, il avait reçu sa chaire. Trouvant la charge trop lourde, il entendait la donner à l’abbé Biard. Celui-ci est donc envoyé à Rome pour finir rapidement sa thèse et ainsi commencer l’enseignement à la rentrée suivante. En octobre 1957, la thèse soutenue sous le titre "La puissance de Dieu : étude de théologie biblique", l’abbé Biard prend ses fonctions à l’Institut catholique et à l’aumônerie du CCIF qu’il co-dirige avec l’abbé Berrar jusqu’en mars 1958 date à laquelle il est élu officiellement assistant ecclésiastique du CCIF.

En cette fin de décennie, le catholicisme français se trouve dans une situation difficile : l’année 1957 a été marquée par une série de démissions forcées 974 , quant à la disparition de Pie XII, en octobre 1958, elle n’ouvre pas pour autant une période plus libérale 975 . Les premières mesures de Jean XXIII confirment d’ailleurs les soupçons de l’équipe à l’égard du nouveau pape : polémique contre l’Institut biblique, nomination de Mgr Parente, incarnation de la théologie la plus conservatrice, assesseur du Saint-Office 976 . Il faudra attendre l’automne 1962 pour que l’Église entre véritablement dans une période d’aggiornamento lorsque, le 20 novembre 1962, l’assemblée conciliaire vote l’arrêt du débat sur le premier schéma de la Commission Ottaviani 977 . Le nouvel assistant se lance donc dans l’aventure du CCIF sous un ciel obscurci par les dernières sanctions.

Le 22 décembre 1957, c’est le président Henri Bédarida qui disparaît d’une crise cardiaque à son domicile. S’il n’avait pas joué un rôle directeur dans les orientations intellectuelles du Centre, il avait en revanche couvert de son autorité intellectuelle les choix de celui-ci après la crise de 1951. Quelques mois auparavant l’abbé Berrar avait décidé de lui rendre hommage en rassemblant autour de lui les principaux collaborateurs du CCIF lors d’un dîner. Pour remplacer le président défunt, l’équipe se tourne vers le vice-président Olivier Lacombe. S’il est choisi ce n’est ni pour son strict thomisme, ni pour son maritanisme - ce courant d’ailleurs connaît des difficultés à Rome 978 - mais pour ses qualités intellectuelles et personnelles. Olivier Lacombe est alors professeur de philosophie comparée et son travail sur la philosophie orientale fait figure de travail pionnier. Il est, en outre, un ami proche d’Étienne Borne, le secrétaire général. Même si leur divergence philosophique, l’un est thomiste et le second augustinien, est importante, une solide amitié née à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm au milieu des années 1920, leur présence commune au foyer des Maritain à Meudon (à des degrés très différents certes !) et un respect de l’altérité les unit fortement 979 . Sur la proposition d’Étienne Borne, Olivier Lacombe est élu sans difficulté à la présidence.

Entre 1958 et 1960, le CCIF fonctionne grâce au tandem Biard-Borne. Les deux hommes ont le même souci de travailler à l’ouverture de l’Église au monde, et l’annonce d’un concile à venir, les confirme l’un et l’autre dans ce choix. Très vite cependant, le tandem est amené à cohabiter avec une génération de trentenaires catholiques laïcs décidés à renouveler l’image du Centre. Le changement est mené par François Bédarida, assistant d’histoire contemporaine à la Sorbonne et fils du président décédé. Cet ancien "prince tala", très proche de l’abbé Brien - l’aumônier de la rue d’Ulm avait été élu par les "talas" l’année d’admission de François Bédarida à l’École - était venu parfois assister aux débats ou à la Semaine des intellectuels catholiques. C’est seulement à la rentrée 1959 qu’il entre, avec sa femme Renée, progressivement dans l’équipe de direction. Après quelques mois de présence au bureau, il devient secrétaire de rédaction de Recherches et Débats en janvier 1960 980 , puis, après le départ d’Étienne Borne, il est élu secrétaire général du CCIF à la rentrée 1961.

Si la nouvelle fonction d’Étienne Borne - il est nommé inspecteur à l’académie de Paris - exige une stricte neutralité confessionnelle, c’est davantage le souci de privilégier la relève générationnelle qui décide le philosophe à quitter le secrétariat du "61". D’ailleurs, depuis 1960, des tensions, principalement liées aux approches thématiques divergentes, ont vu le jour entre la vieille garde et la nouvelle. Une première crise semble s’être nouée au printemps 1960 ; elle conduit Étienne Borne à vouloir quitter le Centre 981 . L’abbé Biard réussit à le convaincre de rester en le déchargeant des travaux de préparation. Mais, dès septembre 1960, le tandem Biard-Borne se sent de nouveau contesté 982 . Les tensions viennent aussi certainement des engagements publics d’Étienne Borne : n’a-t-il pas polémiqué avec Roger Garaudy en avril 1960, définissant l’idéologue de Parti communiste français comme "un néophyte du dialogue" ? 983 N’a-t-il pas parlé, à propos des signataires du Manifeste des "121", de "bien légers moralistes" ? Des prises de position qui indubitablement ne sont pas celles de la nouvelle génération. Une génération plus ouverte au dialogue avec les communistes, une génération qui d’ailleurs avait été parfois présentée comme une "génération communiste" 984 tant les attirances de cette classe d’âge pour le "Parti des fusillés" avaient été grandes.

Étienne Borne quitte le secrétariat en mars 1961 tout en restant un fidèle collaborateur : il participe à certains comités de rédaction, donne des contributions aux cahiers et aux Semaines, mais désormais c’est François Bédarida qui prend la direction, aidé de son épouse Renée Bédarida qui, tout au long de ces années, participe à l’élaboration des activités intellectuelles 985 . François Bédarida va alors insister largement sur une nouvelle dimension : la nécessaire prise en charge du CCIF par une équipe plus large et entièrement composée de laïcs. Dans ce cadre, l’assistant ecclésiastique devient un conseiller parmi d’autres : il ne fixe plus l’orientation intellectuelle. Il y a indéniablement, à l’entrée de la décennie 1960, un redéploiement des charges, qui se poursuit d’ailleurs dans les années suivantes, et qui souligne la montée en puissance des laïcs de plus en plus soucieux de trouver une place au sein de l’Église.

Notes
970.

Originaire des Pays-Bas, André Dekker vient à Paris pour ses études en 1955-1956.

971.

Elle part pour le Pays du Soleil levant en 1959 et y décède le 25 juin 1963 d’un cancer. Malgré son éloignement géographique, elle conserve d’étroits liens avec le "61".

972.

L’École des Roches était dirigée par Louis Garrone, le frère de Gabriel Garrone, évêque coadjuteur de Toulouse.

973.

19 août 1952, dans "Livre du Conseil épiscopal", AAP.

974.

Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté, op. cit. p. 298-300.

975.

Plusieurs témoins ont aimé rappeler la grimace d’Étienne Borne lors de l’annonce de l’élection du cardinal Roncalli !

976.

Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté, op. cit., p. 299.

977.

Idem, p. 309.

978.

Jean-Dominique Durand, "La grande attaque de 1956", art. cité.

979.

La correspondance échangée entre Étienne Borne et Olivier Lacombe dans les années 1930 souligne leurs liens, carton 5 n°42, AEBO.

980.

Il en a la fonction et rédige une partie du courrier, mais il n’en a pas le titre avant décembre 1961, lorsqu’il devient secrétaire général.

981.

Les seules informations trouvées sur cette question se trouvent dans les archives d’Étienne Borne déposées à Brive-la-Gaillarde.

982.

Suzanne Villeneuve à Étienne Borne, 13 juin 1960, 2 p., carton 23 n°7, AEBO. Lettre de l’abbé Biard à Lionel Assouad, 8 octobre 1960, 2 p., carton 36 n°3, AEBO.

983.

Le Monde 30 avril 1960. La polémique était née de la main tendue proposée par Roger Garaudy et de son rejet par Étienne Borne. Voir infra.

984.

Jean-François Sirinelli, "Les normaliens de la rue d’Ulm après 1945 : une génération communiste", dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 4, octobre-décembre 1986, p. 569-588.

985.

Renée Bédarida est ainsi la principale rédactrice du courrier durant l’année 1964-1965.