b) Un vivier rajeuni

Au printemps 1959, Lionel Assouad quitte son poste de secrétaire général adjoint du CCIF ayant été nommé au cabinet de Robert Buron, ministre des Travaux publics et Transports. Si durant ces années il n’avait pas joué un rôle dans l’orientation intellectuelle, il avait apporté son propre réseau : celui du monde du droit et de la bourgeoisie intellectuelle 986 . Par sa connaissance des milieux industriels, il avait facilité l’obtention de dons permettant au Centre de survivre. Il reste très fidèle au "61", venant régulièrement aux réunions du comité directeur, organisant occasionnellement des débats ou cahiers sur des sujets dont il est proche. L’abbé Biard invite alors en septembre 1959, un ancien étudiant de théologie et de philosophie, Claude Soucy à le remplacer. Odette Laffoucrière n’entend pas non plus continuer un secrétariat rue Madame. Elle trouve le CCIF insuffisamment ouvert à la pensée heidegerienne et se lance avec l’abbé Daniel Pézeril, curé de Saint-Jacques du Haut-Pas, dans des rencontres philosophiques à la paroisse. Elle quitte complètement le CCIF en 1961, après un différend avec l’équipe sur cette question 987 .

François Bédarida cherche alors à rassembler autour de lui une petite équipe et remet en activité un comité de rédaction quelque peu somnolent. Le premier comité de rédaction avait été créé le 17 février 1951 et réunissait les meilleures plumes catholiques du moment. Étienne Borne, André George, Jean Guitton, André Latreille, Olivier Lacombe, Gabriel Marcel, Jacques Madaule et Léon Mazeaud en étaient les membres. Mis en place pour être un laboratoire de réflexion, ce comité de rédaction n’avait jamais joué ce rôle. C’est donc au début de la décennie 1960 qu’il est de nouveau sollicité. Sa composition est alors entièrement renouvelée : un véritable bureau intellectuel est né, constitué en grande partie des amitiés catholiques forgées autour de l’abbé André Brien, de l’abbé Biard et du couple Bédarida. André Doz, Yvon Vadé et Jean-Charles Payen sont les premiers à être invités, puis quelque temps après, c’est au tour de Paul-André Lesort, Francis Jacques, M. de Laval, Jean-Louis Monneron, Pierre Sorlin, André Vauchez et Bernard Willerval de prendre le chemin du "61". Au début de l’année 1965 (avant le changement de présidence), André Astier, Claude Bruaire, Jean-Marie Mayeur et Marc Venard sont sollicités 988 .

Quelques traits déterminent le nouveau comité de rédaction : il est entièrement constitué de laïcs et, si ce n’est André Astier qui est chercheur, uniquement composé d’enseignants. Trois viviers sont présents : l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, l’École normale supérieure de Saint-Cloud et les khâgnes parisiennes. Parmi les ulmiens, se trouvent le littéraire Jean-Charles Payen (promotion 1953) qui aura même le titre de secrétaire général adjoint en 1961-1962, les historiens Marc Venard (promotion 1950) et André Vauchez (promotion 1958) ; parmi les cloutiers, l’angliciste Bernard Willerval (promotion 1956) ; et parmi les khâgneux, le philosophe Francis Jacques, les historiens Jean-Louis Monneron (ancien responsable étudiant du Centre Richelieu) ou encore Pierre Sorlin. Peu à peu se constitue donc une petite équipe de travail participant au comité de rédaction : certains passent très régulièrement, c’est le cas de Jean-Louis Monneron ou de Jean-Charles Payen, d’autres sont des irréguliers tel André Doz et M. de Laval 989 . Jean-Louis Monneron, Marc Venard, André Vauchez se retrouvent chaque été depuis la fin des années 1950 pour une réflexion épistémologique sur l’histoire religieuse 990 . Ce petit groupe, plus connu sous le nom de groupe de La Bussière, s’étoffera au fil des ans et s’ouvrira à de nouveaux chercheurs qui prendront eux aussi le chemin du "61" comme animateurs tels le cloutier Étienne Fouilloux ou encore Claude Langlois 991 . Pendant ses sessions de travail, le groupe étudiera quelques sujets comme le laïcat, la pauvreté, la sainteté qui seront par la suite l’objet de cahiers du CCIF 992 .

L’équipe est également renouvelée grâce à la présence de scientifiques. Si Jacques Polonovski avait été chargé aux origines des relations avec le CCIF, si Paul Germain, le secrétaire de l’Union, passait tous les mercredis rue Madame et rencontrait l’assistant ecclésiastique ou le secrétaire, les membres de l’Union catholique des scientifiques français ne participaient pas véritablement aux décisions du Centre. La crise de la décolonisation avait été le rare cas où des scientifiques s’étaient désolidarisés des choix du CCIF. En 1953, Jean-Louis Kahn, trésorier de l’Union, avait rédigé un rapport de plusieurs pages pour désavouer l’engagement en faveur du Maroc. Deux ans plus tard, Robert Lennuier démissionnait du comité directeur du CCIF protestant contre le désengagement sur la question algérienne 993 . Au début des années 1960, les scientifiques jouent désormais un rôle plus important : Paul Germain qui a succédé à Louis Leprince-Ringuet, André Lichnerowicz qui a été élu vice-président du CCIF à la fin des années 1950 et André Astier, membre de l’Union depuis le milieu des années 1950, sont invités à chaque comité de rédaction.

L’équipe nouvellement constituée est donc homogène par le milieu qu’elle draine mais multigénérationnelle. Elle travaille avec un comité directeur lui aussi renouvelé : les membres de droit (les représentants des différentes associations de diplômés catholiques) sont de moins en moins conviés aux réunions. L’équipe préfère recruter parmi ses principaux fidèles intervenants et varie les invitations en fonction de l’ordre du jour : il n’y a donc plus de liste définitive de membres du comité directeur qui auraient reçu l’approbation de leurs pairs pour venir siéger, mais seulement quelques constantes. Le comité directeur rassemble ceux qui participent d’une manière ou d’une autre à la vie intellectuelle catholique : les directeurs de revues (Études, Esprit, L’Action populaire…), les théologiens (les pères Calvez 994 , Chenu, Liégé …), les journalistes laïcs (Jean-Marie Domenach, Jean-Pierre Dubois-Dumée 995 , Georges Hourdin…), les universitaires et écrivains (Jacques de Bourbon-Busset 996 , René Rémond …). Le comité directeur devient un grand "brain-trust" où se côtoient plusieurs générations d’intellectuels catholiques : la génération d’Henri-Irénée Marrou née autour de 1904, celle de Francis Jacques née autour de 1934. Entre les deux, la génération de René Rémond née autour de 1920.

Il n’y a donc pas une génération de la résistance ou de la guerre froide qui succéderait à la génération de la crise mais des générations. Les plus âgés ont été des universitaires catholiques travaillant au cœur de l’université laïque et sont devenus souvent des "théologiens en veston" ; les deuxièmes ont été fortement marqués par l’Action catholique et tout particulièrement par la JEC ; les troisièmes sont davantage issus de la matrice qu’a constituée l’aumônerie des abbés Brien et Biard. Tous ont été marqués par la guerre : les premiers par la lutte contre le nazisme, les seconds par la guerre d’Algérie. Ces générations ou demi-générations sont unies par des liens confessionnels et une même exigence d’engagement laïc au service de la foi.

Depuis les origines du CCIF, l’équipe avait bénéficié de la confiance de l’archevêque de Paris, celle du cardinal Suhard puis celle du cardinal Feltin (même si les liens auprès de ce dernier étaient moins étroits qu’avec le précédent). Le milieu des années 1950 avait été marqué par des tensions entre l’équipe du "61" et certaines autorités romaines, la convocation de l’abbé Berrar devant le Saint-Office en 1956 en avait manifesté la phase paroxystique. La mort de Pie XII, en octobre 1958, et l’annonce d’un concile œcuménique en janvier 1959 par le nouveau pape Jean XXIII conduit l’équipe à renouveler les liens avec certaines autorités italiennes.

Notes
986.

Sa famille comptait parmi ses ancêtres un doge de Venise, Alfred de Vigny et l’arrière-grand-mère de Pie XII !

987.

En constituant, à quelques mètres de la rue Madame, des Entretiens philosophiques, elle concurrençait directement les activités du Centre catholique des intellectuels français. L’équipe lui demande donc de choisir entre les deux organismes.

988.

Toutes ces indications viennent de la lecture et du comptage systématique des comptes rendus des comités de rédaction. Voir en annexe (2) le tableau des membres participant au comité de rédaction et au comité directeur ainsi que la liste des membres venus aux réunions de 1945 à 1976. La lecture montre l’extrême fluctuation des personnes. Il est donc possible de déterminer quelques constantes mais impossible de préciser davantage. Les témoins eux-mêmes se souviennent très rarement de leur date d’entrée dans l’équipe !

989.

Les deux derniers s’éloignent assez vite d’ailleurs.

990.

Voir sur ce groupe l’article de Claude Langlois : "Michel de Certeau et le Groupe de La Bussière", dans Recherches de science religieuse, avril-juin 1988, p. 227-231.

991.

Le premier est né en 1941, il a intégré l’École normale supérieure de Saint-Cloud et prépare une thèse sur l’œcuménisme sous la direction du professeur René Rémond. Le second est né en 1937, agrégé d’histoire, il est assistant à l’EHESS.

992.

Pour le traitement de ces sujets, voir infra.

993.

Robert Lennuier, dossier 5, AICP. Voir infra.

994.

Né en 1927, il entre dans la Compagnie de Jésus et devient spécialiste de la doctrine sociale de l’Église et de Marx.

995.

Né en 1918, journaliste, ancien rédacteur en chef de Témoignage chrétien (1945-1951), il devient rédacteur en chef de L’Actualité religieuse dans le monde.

996.

Ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, il commence une carrière d’expert politique puis se consacre à l’écriture littéraire.