c) Le renouvellement des liens avec Rome

Dès son arrivée, l’abbé Biard avait souhaité présenter les objectifs du Centre à quelques personnalités romaines mais ses premières démarches n’avaient pas abouti 997 . Le changement de pontificat l’incite à reprendre le projet. Il décide d’inviter un prélat ecclésiastique au "61". Le choix se porte alors sur le cardinal Montini, archevêque de Milan et ancien secrétaire d’État de Pie XII. Écarté en novembre 1954 de la Secrétairerie d’État pour ses positions trop ouvertes 998 , Montini venait d’être élevé au cardinalat par Jean XXIII. L’inviter c’était souligner le souci de voir l’Église se mettre en marche dans une ouverture authentique au monde.

L’abbé Biard demande donc l’aide de Mgr Veuillot, toujours à Rome, pour procéder à l’invitation 999 . Le projet séduit, et plus encore l’archevêché de Paris. En ces années, les évêques et archevêques recherchent des moyens pour rencontrer des prélats d’autres pays et ce sans succès puisqu’il n’existe pas d’institution ecclésiastique permettant des échanges entre évêques de nations différentes 1000 , le CCIF apparaît dans ce projet comme le lieu possible d’une telle rencontre :

‘"J’ai vu son Excellence Monseigneur Villot - précise l’abbé Biard à Mgr Veuillot - Celui-ci ne m’a pas caché qu’il serait très (sic) heureux de cette venue de Monseigneur Montini à Paris et même qu’il la souhaite vivement. Il pense en effet qu’il serait très bon pour les plus hauts membres de la hiérarchie de l’Église d’avoir entre eux quelques contacts et dans ce cas particulier la personnalité et le siège du Cardinal Montini sont si proches de la France et de ses préoccupations apostoliques, de tels contacts ne pourraient être que très profitables. (…) Il souhaite également que, par une voie non officielle comme est la nôtre, une première démarche soit faite qui aboutirait à une heureuse rencontre privée entre le Cardinal Montini et quelques évêques français. Ce serait excellent pour tous. J’ai également vu son Éminence le Cardinal Feltin. Lui aussi est très favorable à cette venue du Cardinal Montini. Il souhaite beaucoup pouvoir le rencontrer de nouveau et s’entretenir longuement et personnellement avec lui. Or, il n’a aucun moyen, ni aucune occasion de le faire. Ne pouvant pas lui adresser une invitation officielle, il serait donc très heureux que l’invitation étant faite par nous, le moyen lui soit ainsi donné de recevoir le Cardinal." 1001

Le cardinal Montini ne peut accepter l’invitation 1002 , l’équipe se tourne alors vers le cardinal Lercaro, archevêque de Bologne. Personnalité plus haute en couleur mais tout aussi symbolique : symbole d’une ouverture de l’Église au monde extérieur comme le montrait son effort de dialogue avec les communistes de sa ville ; symbole de l’ouverture à l’intérieur de l’Église comme le soulignait la rénovation liturgique de grande ampleur qu’avait développée cet ancien professeur d’Écriture Sainte et de patrologie dans son diocèse 1003 . Le cardinal Lercaro avait d’ailleurs rédigé un ouvrage sur le mystère dans lequel il soulignait à la fois les exigences de la transcendance et leur concrétisation par des actes temporels. L’invitation est acceptée et c’est devant un parterre de dignitaires ecclésiastiques et plus de 2000 personnes rassemblées à la Mutualité que l’archevêque italien prononce l’exposé qui ouvre la Semaine 1959.

Deux ans plus tard, l’abbé Biard demande au cardinal Agostino Bea, ancien confesseur de Pie XII, doyen de l’Institut biblique pontifical et premier président du Secrétariat romain pour l’unité des chrétiens créé en 1960, de présider une séance de la Semaine 1961 consacrée à l’unité et la diversité dans l’Église. L’objectif n’est pas de faire de la surenchère publicitaire à la veille d’un concile mais de témoigner du nécessaire dialogue avec les frères protestants et orthodoxes. Le cardinal donne une réponse défavorable pour la Semaine mais accepte l’idée d’une visite au "61". L’abbé Biard propose alors une conférence sur "Le concile et l’œcuménisme". La proposition est acceptée, la date retenue et c’est devant une salle de la Mutualité comble que le cardinal Bea présente les grandes lignes de force d’un dialogue œcuménique à construire.

Si, dès ses origines, le CCIF avait montré une grande sollicitude pour les frères séparés et avait invité les piliers de l’œcuménisme, il entendait - à un moment où l’œcuménisme prenait un nouvel essor grâce à la création du Secrétariat romain pour l’unité des chrétiens- donner à ce thème un nouvel élan 1004 . Le cardinal Bea profite de cette invitation pour rendre visite à l’ensemble de la communauté croyante de Paris (protestants, orthodoxes et juifs) grâce à la vigueur de l’abbé Biard qui lui a organisé une semaine de contacts.

La visite du cardinal Lercaro, puis celle du cardinal Bea vont être de première importance, jouant un rôle dans la reconnaissance du travail produit par le "61". Certes depuis le début, le Centre a obtenu l’appui de l’archevêque, voire du secrétaire de l’épiscopat mais, cet appui se fait plus modeste lorsque les problématiques se font plus novatrices. Avec la venue du cardinal Lercaro, au contraire, nombreux sont les dignitaires ecclésiastiques à souhaiter être présents à la tribune ! La venue de ces deux grandes personnalités du milieu italien contribue assurément à asseoir l’autorité du CCIF auprès de l’épiscopat français.

Figure
Figure 1 : Olivier Lacombe, 5 : cardinal Bea, 6 : cardinal Feltin

Au-delà de cette reconnaissance épiscopale à l’égard du travail fait, on peut se demander si ces deux visites ne provoquent pas une accélération de la "conciliarisation" de la hiérarchie catholique française. Hypothèse excessive ? Le cardinal Lercaro, comme le cardinal Bea, sont deux éléments importants de l’aggiornamento : le premier sera l’un des quatre modérateurs à la deuxième session du concile, le second est l’organisateur du dialogue officiel avec les frères séparés. Leur visite contribue, certes modestement mais véritablement, à l’évolution des évêques et archevêques de France. Preuve en est apportée en 1959 par les réponses épiscopales françaises à la consultation antépréparatoire. Celles-ci sont encore largement marquées par un esprit de fermeture et de condamnations, trois ans plus tard en novembre 1962, les interventions épiscopales à Saint-Pierre de Rome sont à l’inverse beaucoup plus ouvertes 1005 . Étienne Fouilloux donne à ce changement deux raisons majeures : d’une part, la personnalité du nouveau pape Jean XXIII qui présente une image plus ouverte de la papauté, d’autre part, l’attente du peuple catholique soucieux de voir l’Église se transformer. Il faudrait y ajouter pour le catholicisme français, l’apport du CCIF qui fait évoluer les mentalités : les deux visites constituent deux électrochocs essentiels à la "conciliarisation" de la hiérarchie française.

Fort de ces appuis, renouvelé en partie dans sa direction, le CCIF entame une période riche de promesses et, comme pour les années 1950, le dialogue avec la modernité du moment reste au cœur de sa démarche.

Notes
997.

Seules informations sur ce point à travers un courrier adressé par l’abbé Biard, ARMA.

998.

Roger Aubert le définit comme "(…) l’avocat d’un certain nombre de causes d’avant-garde face au raidissement conservateur" : article "Paul VI", dans Catholicisme p. 932-933.

999.

Abbé Biard à Mgr Veuillot, 21 février 1959, p. 1, minutier 1958-1959, ARMA. Mgr Veuillot est encore seulement pour quelques mois à la Secrétairerie d’État puisqu’il est nommé, en juin 1959, évêque d’Angers.

1000.

Le Synode des évêques sera créé en septembre 1965 par décision de Paul VI lors du motu proprio intitulé Apostolica sollicitudo.

1001.

Abbé Biard à Mgr Veuillot, 21 février 1959, p. 1-2, ARMA.

1002.

La raison reste inconnue.

1003.

Sa première visite fut d’ailleurs à son arrivée à Paris pour la paroisse Saint-Séverin, paroisse phare du renouveau liturgique et ce, au grand mécontentement du cardinal Feltin qui vit le cardinal Lercaro après l’abbé Connan ! Témoignage du père Biard à l’auteur, mai 1999. Voir "Giacomo Lercaro", dans Catholicisme.

1004.

Sur ce thème, voir infra.

1005.

Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté, op. cit., p. 308-309.