c) Une autre manière de faire de l’international

Cet intérêt pour l’international se manifeste par le regard que l’équipe du CCIF porte sur certains courants théologiques qui se développent en dehors de l’hexagone. Depuis ses origines, le CCIF avait fait appel à des théologiens et des philosophes vivant outre-Rhin. Certes le pourcentage d’invités étrangers a toujours été modeste (4,4% entre 1952 et 1957 et 5,2% de 1958 à 1965) mais il n’est pas pour autant négligeable.

Tableau des principaux intervenants étrangers (1958-1965)
  Intervenants Nombre d’interventions
Noms Prénoms Nationalités 46-51 52-57 58-65 66-76 Total
1 Aubert Roger Belgique 0 0 5 1 6
2 Alleman Béda Pays-Bas 0 0 3 0 3
3 Dondeyne Albert Belgique 3 3 2 0 8
4 Dumont Fernand Amérique du Nord 0 0 2 0 2
5 Heer Friedrich Autriche 0 0 2 0 2
6 La Pira Giorgio Italie 1 2 2 0 5
7 Leclercq Jacques Belgique 0 1 2 0 3
8 Lercaro Giacomo Italie 0 0 2 0 2
9 Meier Carl-Alfred Suisse 0 0 2 0 2
10 Rahner Karl Allemagne 0 0 2 1 3
11 Sugranyes de Franch Ramon Suisse 1 0 2 0 3
12 Urs von Balthasar Hans Suisse 0 2 1 0 3

Les Belges restent dans ce cadre les invités privilégiés, venant régulièrement aux Semaines ou participant aux cahiers. A la différence de la décennie précédente, le théologien qui bénéficie d’une rencontre privée n’est plus Belge, mais Suisse. Il s’agit de Hans Urs von Balthasar 1044 . La rencontre organisée conjointement par l’UCSF et le CCIF se focalise sur l’ouvrage : Dieu et l’homme d’aujourd’hui. Le rendez-vous est important puisque le théologien allemand s’interroge sur le rapport entre science et foi et propose une réflexion qui tient compte des nouveautés scientifiques comme des exigences de la foi. Au cœur de ce thème, se trouve la disparition de la cosmologie classique et la nécessité pour le catholicisme d’en proposer une nouvelle en accord avec les nouvelles exigences physiques et mathématiques. Un colloque donc essentiel mais dont la publication est abandonnée, certainement parce qu’elle aurait nécessité un trop long travail de synthèse. Seule la réflexion du père Urs von Batlthasar est reprise en partie dans l’exposé de Paul Germain lors de la SIC 1959 consacrée au Mystère 1045 .

L’équipe s’intéresse également aux pays en voie de développement, tout particulièrement l’Amérique latine. En 1956, lors de la publication du cahier L’Église, l’occident, le monde, des premières analyses avaient paru sur la situation de ce continent. Trois articles rédigés par Pardo de Leygonnier, le père Arturo Gaete et l’abbé Louis Capriotti y soulignaient les conditions historiques de l’évangélisation en rappelant ses limites et ses nouveaux enjeux. En 1963, le CCIF choisit de consacrer un cahier à des catholiques qui vivent auprès des plus pauvres. Le numéro est le résultat d’un voyage de l’abbé Biard, comme membre de la section française du MIIC au XXIVè congrès de Pax Romana organisé à Montevideo 1046 . Pendant ce voyage, l’assistant ecclésiastique en profite pour faire une tournée de conférences. A son retour, il donne un important entretien au quotidien La Croix. Il insiste sur "la nécessaire révolution" en soulignant une situation économique et sociale explosive, en rappelant l’importance d’une Église solidaire des pauvres et des souffrants. Il évoque les manquements de l’Église à certaines exigences de pauvreté et rappelle l’importance de ne pas laisser au marxisme la seule responsabilité de la révolution économique 1047 . Bien que ces propos ne soient en rien révolutionnaires - il se réfère à l’encyclique Mater et Magistra -, cette prise de position lui vaut un coup de téléphone de l’archevêché de Paris, mécontent des propos tenus. L’abbé Biard persiste : en octobre 1963, paraît un cahier sur le sujet qu’il a entièrement organisé en faisant appel aux équipes rencontrées quelques mois plus tôt. Il écrit dans le liminaire :

‘"La réalité latino-américaine s’impose chaque jour davantage à la conscience européenne. La révolution cubaine a été pour beaucoup un moment déterminant. Il n’était plus possible désormais d’ignorer ce qui se préparait dans cette partie du monde. Aussi bien s’interroge-t-on sur la situation réelle de cet immense continent, son économie, ses structures sociales, son organisation politique, sa vie religieuse ; on se demande que sera le sens et le prix d’une révolution, en marche ici, tenu en échec ailleurs, partout menaçante, révolution dont on ne peut douter, lorsqu’on a parcouru ces pays, qu’elle soit une révolution nécessaire." 1048

Pour monter ce cahier, l’assistant ecclésiastique a fait appel à des catholiques qui cherchent de nouveaux moyens de développement économique : groupes d’Économie et humanisme du Brésil et de l’Uruguay, Centre d’investigation et d’action sociale de Buenos Aires et de Santiago du Chili. L’abbé Biard d’ailleurs connaît plusieurs de leurs membres, ces derniers ayant été ses élèves à l’institut catéchétique de l’Institut catholique de Paris dans les années 1950. Le père Gustavo Gutierrez, qui quelques années plus tard, théorisera la "théologie de la libération" 1049 est de ceux-là. Pierre Biard fait traduire plusieurs articles rédigés pour Mensaje, la revue des jésuites de Santiago du Chili et dont certains (ceux des pères de Vasconcelos Paiva, Sily, Gutierrez, Vekemans et Segundo) avaient fait grand bruit en Amérique latine 1050 pour les réinsérer dans Recherches et Débats. Le cahier s’ouvre sur une analyse des différents pays et de leur développement différencié pour aboutir à une classification, puis le même auteur, le père Vekemans, décrit le sous-développement social et économique et la situation explosive qu’elle implique. L’ingénieur agronome Jacques Chonchol étudie ‘"Les divers facteurs d’accélération révolutionnaire"’ ‘ 1051 ’, le juriste Moravek s’intéresse à l’organisation possible d’un commerce intra-américain ; enfin le père Segundo analyse le sous-développement politique du continent. Le père Malley d’Économie et Humanisme insiste sur le nécessaire chemin d’évangélisation et son corollaire, le dépouillement que doit accepter l’Église. Le cahier se termine sur une analyse de Mater et Magistra de l’évêque chilien de Talca, Mgr Larrain qui avec son grand ami Dom Helder Camara, prépare l’épiscopat latino-américain à une évolution qui se manifestera en 1968 à Medellin 1052 . Si l’analyse marxiste comme outil de réflexion (il sera la base de la "théologie de la libération") n’est pas présentée, elle n’est pas loin. Au fil des pages se trouvent en germe, dans ce cahier, certaines interrogations qui seront au cœur de la "théologie de la libération" : critiques du modèle économique capitaliste, insistance pour donner à l’Amérique latine son spécifique mode de développement, option pour les pauvres.

Dans le prolongement de cette réflexion, le CCIF entend faire une place importante à ceux qui manifestent une critique de l’occident : d’un occident chrétien trop lié à l’ère coloniale, d’une France qui n’accepte pas l’émancipation politique de certains territoires.

Notes
1044.

Né en 1905, spécialiste de patrologie et de théologie, il cherche à lier la théologie et la culture en une vaste réflexion. La réunion a lieu le 5 mars 1959.

1045.

"Science et Mystère", SIC 1959, p. 80-96. Un bref compte rendu du colloque est conservé au "61", dossier 38, ARMA. Il n’a pas été possible de dénouer le nœud de cette affaire.

1046.

"La responsabilité sociale de l’Université et de l’universitaire" est le thème de ce XXIVè congrès.

1047.

"L’Amérique latine face à la révolution nécessaire, interview de Monsieur l’abbé Biard, aumônier du CCIF", La Croix, 4 septembre 1962.

1048.

Liminaire, dans RD 44, octobre 1963, p. 7.

1049.

Abbé Biard au père Gustavo Gutierrez, 15 mai 1963, p. 1, ARMA.

1050.

Articles parus dans Mensaje, en décembre 1962, sous le titre : Revolucion en America latina.

1051.

Liminaire, art. cit., p. 9.

1052.

C’est à Medellin que se tient la première Assemblée de l’Épiscopat latino-américain, sous l’égide du CELAM (Conseil épiscopal latino-américain). Voir "Medellin et les combats de l’Église en Amérique latine", dans Le retour des certitudes, sous la direction de Paul Ladrière et René Luneau, Le Centurion, 1987, p. 38 et sequentes.