Chapitre 2. Affronter les grands enjeux du moment

1. La crise de l’occident chrétien

a) La reconnaissance de l’altérité culturelle : premiers jalons de la reconnaissance politique ?

En ces années 1950, il n’est pas rare de voir formuler la suprématie de l’occident en de nombreux domaines même de la part de ceux qui incarnent une ouverture théologique importante. Un père Daniélou en 1955 avait ainsi heurté certains de ses amis lorsqu’il avait fait une lecture occidentale de l’universalité en rappelant que le sens de la personne, de la création et de l’histoire avait été découvert par l’occident 1053 . A l’occasion de cette polémique, le CCIF s’était intéressé en 1956 aux méthodes missionnaires et avait remis en cause certains procédés jusqu’alors utilisés par l’Église. L’Église, l’occident et le monde, publié en mai 1956 analysait la situation des catholiques en Inde, au Japon, en Chine ou en Amérique latine puis présentait deux autres grandes confessions : l’islam et le bouddhisme. Les auteurs s’attachaient à souligner les maladresses de l’Église romaine dans les méthodes d’évangélisation et dans l’approche des civilisations 1054 . Au cœur de la réflexion se trouvait le problème de la désoccidentalisation et de l’indigénisation des Églises locales. L’étape suivante allait consister à consacrer une réflexion sur d’autres cultures. C’est chose faite en 1958 lorsque l’équipe décide de s’intéresser à la culture noire dans un contexte de réveil politique des pays africains. Le sujet est encore à l’époque assez mal exploré : certes en 1947, Alioune Diop avait lancé la revue Présence africaine qui manifestait la spécificité de la culture noire et sa diversité, mais c’est seulement en 1956 qu’avait eu lieu le premier Congrès international des écrivains et artistes noirs tenu à la Sorbonne 1055 . Peu après ce premier rassemblement, le CCIF entreprend une réflexion sur le même thème. En février 1957, il invite quelques pionniers africains de la négritude : Alioune Diop et Paul Hazoumé, Jacques Rabemananjara, le député malgache exilé pour son rôle dans l’insurrection de Madagascar en 1947, et deux ethnologues français Georges Balandier 1056 et Geneviève Calame-Griaule. Plus d’un an après, un cahier paraît sous le titre Aspects de la culture noire. Il réunit Georges Balandier, Jean Poirier, ethnologue enseignant à l’école française de la France d’outre-mer et des Africains chantres de la négritude ou des missionnaires africains qui ont joué un rôle essentiel dans la "conscientisation" de la négritude comme Léopold Senghor, le père William Tempels 1057 , Louis Achille, François Abglemagnon, le père Alexis Kagame 1058 et l’abbé Vincent Mulago. Les articles manifestent la diversité d’approche des Africains sur leur propre culture à travers l’analyse de la philosophie bantoue, la culture des Dogon, les droits coutumiers, les problèmes de développement économique et social. Le cahier souligne ‘"(…) la force du mouvement culturel de réappropriation de l’identité culturelle noire"’ ‘ 1059 ’ ‘.’ Il faudra attendre encore bien des années pour que soit formulée la théologie africaine : ce cahier du CCIF constitue un premier jalon dans sa formulation. Cet éveil à l’altérité se transforme quelques mois plus tard en discours plus politique lors de la Semaine des intellectuels consacrée aux nationalismes. En faisant appel à son directeur Alioune Diop, en choisissant de donner la parole à ces intellectuels noirs, le CCIF prend acte de la nouvelle donne politique qui s’esquisse. Cette deuxième étape ne pouvait s’accomplir sans le travail de réflexion et de compréhension mutuelle que venait de fournir le CCIF avec ce cahier consacré à la culture noire.

Notes
1053.

Études, 1955, tome 285, p. 180-181. Voir "Mission et missions", dans Dictionnaire de spiritualité.

1054.

Seul l’article de l’abbé Despont insiste sur le respect dont l’Église sut faire preuve à l’égard des civilisations.

1055.

Voir Laurence Proteau, "Présence africaine", dans Dictionnaire des intellectuels, op cit., p. 915-917.

1056.

Né en 1920, sur l’invitation de Robert Delavignette, il part en Afrique. Il défend avec ses amis Alioune Diop et Léopold Senghor la négritude. Il penche "pour une décolonisation progressive et concertée". Voir article "Georges Balandier", dans Dictionnaires des intellectuels français, op. cit., p. 107.

1057.

La philosophie bantoue de 1949 du père Tempels a fait beaucoup pour conscientiser le jeune clergé africain alors aux études. Voir l’article "Négritude", dans Catholicisme.

1058.

Alexis Kagame publie son travail sur la philosophie bantoue-rwandaise de l’être en 1956 et Vincent Mulago soutient sa thèse sur L’unité vitale bantu en 1955 (elle ne sera publiée qu’en 1965).

1059.

Voir à ce sujet, l’article de Christian Duquoc, "Théologies africaines", dans Catholicisme.