c) Le désengagement et ses raisons

Certes le désengagement est progressif. Dans une première étape, entre 1959 et 1961, le bureau centre une partie de sa réflexion sur le nationalisme, organisant un débat sur ses enjeux pour la démocratie, et un autre, suivi d’un cahier sur l’armée 1069 . L’équipe n’hésite pas non plus à inviter ceux qui sont considérés, parmi les catholiques, comme les partisans de la décolonisation : les trois "M" : Massignon, Mauriac et Marrou, mais aussi l’italien Joseph Lanza Del Vasto, témoin de la non-violence à la suite de son maître Gandhi et qui organise des jeûnes publics au moment de la crise algérienne. Déjà présent avant les événements algériens, il vient au "61" en 1947, puis participe au cahier sur la poésie, il est à nouveau sollicité en pleine crise de l’Algérie. Il est invité le 5 décembre 1957, pour parler de la non-violence et le 15 février 1960 pour une conférence sur la spiritualité. L’ensemble de ces interventions permet de souligner les dangers d’un nationalisme étroit tout en affirmant le droit, pour chaque peuple, à décider de son destin. La seconde étape consiste à prendre acte de la nouvelle conjoncture politique de ces pays et à analyser cette situation, d’abord du point de vue confessionnel, puis, du point de vue économique 1070 . Certes, lorsque le conflit se durcit autour de l’OAS, quelques projets voient le jour. Le nouveau secrétaire général, François Bédarida, organise un débat mais il est interdit par les autorités françaises et le cahier lancé sur la question est annulé. Selon les uns, c’est faute de rédacteurs que le cahier ne se fait pas, selon Claude Soucy, c’est par crainte de représailles de l’OAS 1071 . Le 30 octobre 1961, Claude Lagrange, le président du MICIAC, demande au CCIF de participer à une campagne d’opinion concernant les événements en Algérie mais sa demande reste sans réponse. Cependant, en février 1962, François Bédarida, Paul Germain, le nouveau président de l’UCSF (il a remplacé Louis Leprince-Ringuet) et Henri-Irénée Marrou, l’un des vice-présidents du Centre, sollicitent le cardinal-archevêque Maurice Feltin pour lui demander de prendre position face aux exactions de l’OAS. Ils n’obtiennent aucune déclaration, mais lors du mandement de carême de la même année, l’archevêque rappelle certains principes chrétiens et condamne la violence 1072 . L’intervention de l’équipe de la rue Madame a donc porté ses fruits, indirectement.

Le désengagement de l’équipe se mue en silence lors de la guerre des Manifestes : aucun membre de l’équipe ne signe l’une ou l’autre des pétitions, ni le "Manifeste des 121" qui appelait les jeunes Français à ne pas prendre les armes pour défendre l’Algérie française alors que l’ancien secrétaire Robert Barrat le signe, ni le "Manifeste des intellectuels français" d’octobre 1960 qui défend une Algérie Française et répond au ‘"Manifeste des 121"’ ‘ 1073 ’ ‘.’ Certes Étienne Borne n’a pas hésité à parler de "bien légers moralistes" en évoquant les "121" mais il ne le fait pas au nom du CCIF. Le Centre reste donc étranger à la radicalisation des positions des intellectuels qui s’établit au tournant des années 1960, même si, pour un grand nombre, le Centre apparaît désormais comme la tribune des contempteurs de l’Algérie française. En 1964, lors d’un débat consacré au Syllabus, des manifestants de l’Algérie française viennent ainsi une nouvelle fois perturber la séance par leurs violences et leurs brutalités.

Ce retrait progressif s’explique d’abord par la division des intellectuels catholiques au sein du Centre. Car ce foyer de réflexion, ayant pour vocation de faire dialoguer les catholiques entre eux, ne peut sur un long terme continuer ce qu’il faut appeler un jeu équilibriste. La première crise de 1953 était de ce point de vue symptomatique : elle avait souligné l’opposition entre un catholicisme identitaire et un catholicisme ouvert à la modernité culturelle comme aux enjeux de la société. De cette opposition découlait une vision de la société et de la fonction des intellectuels catholiques au sein de celle-ci. Par la suite, le clivage se durcit en même temps que le contexte. Si en 1955, Étienne Borne et Madeleine Leroy parviennent à publier une protestation contre l’arrestation de Robert Barrat 1074 , cela ne va pas sans mal. Une partie du Comité directeur ne suit pas : Daniel-Rops, Henri et Léon Mazeaud, Jacques Hérissay, Jean de Fabrègues, pour n’en citer que quelques-uns, refusent cette protestation publique. Pourtant une bonne partie de l’équipe persiste 1075 . Lorsque le "Comité de défense pour Robert Barrat" est créé plusieurs membres du bureau et des fidèles y participent. Un an après, les manifestes de ce type ne sont plus admis : l’arrestation d’André Mandouze, qui a pris la cause des nationalistes algériens 1076 , en novembre 1956, ne donne lieu à aucun manifeste bien que le secrétaire Étienne Borne ait souhaité la publication d’une motion demandant sa mise en liberté provisoire 1077 . De la même manière, lors du bombardement de Sakhiet-Sidi-Youssef par des avions français, le 8 février 1958, le bureau n’obtient pas davantage de déclaration. Henri Mazeaud, l’un des membres du comité directeur participe d’ailleurs, en octobre 1958, à la création du Mouvement national universitaire d’action civique qui s’oppose à toute mise en accusation de l’armée française. Au fur et à mesure de la politisation du problème algérien, l’attitude des intellectuels catholiques s’établit en fonction du seul point de vue politique. Les divisions deviennent tellement difficiles alors à gérer que le bureau préfère se désengager. La vocation du CCIF à rassembler l’ensemble de la pensée catholique le conduit à des concessions sur des sujets qui divisent. La présence des différentes associations d’intellectuels catholiques et tout particulièrement des juristes catholiques, des écrivains catholiques et des pharmaciens contribuent à paralyser le Centre.

Le désengagement est également dû à d’autres raisons qui ne doivent pas être négligées. Certains témoins insistent sur le fait que l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle représente pour beaucoup l’espoir d’une solution négociée 1078 . Après la reconnaissance du droit à l’autodétermination, beaucoup s’en remettent désormais à la décision du peuple algérien. Des personnalités comme François Mauriac et Robert Barrat se rapprochent d’ailleurs à ce moment-là des positions gaullistes 1079 . D’autres soulignent l’initiative prise par l’Église de France, à la fin des années 1950 qui condamne la torture et affirme la légitimité des peuples à demander leur indépendance 1080 . Le CCIF s’efface alors, puisque à ses yeux, l’essentiel a été dit. Enfin, une place importante doit être accordée à l’élection au pontificat de Jean XXIII et peu de temps après (en janvier 1959) à l’annonce de l’ouverture d’un concile. L’annonce d’un aggiornamento conduit le CCIF à se recentrer sur des aspects plus confessionnels.

Le CCIF intervient par la suite très rarement sur des sujets politiques. Certes, en 1966, l’intervention américaine au Vietnam est vivement condamnée. En janvier, le bureau organise un débat où il fait appel au pasteur américain Coffin, un des leaders de la cause des noirs et dénonciateur de la guerre du Vietnam 1081 . Six mois plus tard, en juin 1966, François Bédarida signe, comme secrétaire général du Centre, un appel au président Johnson pour lui demander de faire cesser le conflit 1082 . Le bureau collabore aux côtés du journal Terre entière à l’appel au président du Comité central du Front national de libération du Sud Vietnam en novembre 1966. Enfin, le CCIF participe à deux réunions de prières avec d’autres groupes chrétiens en décembre de la même année et en mars 1967 1083 . Mais le bureau ne fait que suivre un mouvement lancé l’année précédente 1084 . L’année 1966 marque d’ailleurs quasi définitivement la fin de l’engagement des intellectuels catholiques de la rue Madame sur des questions d’ordre politique.

Le CCIF suit globalement l’attitude des intellectuels face au processus de la décolonisation : premier temps, il manifeste sa réprobation morale - phénomène d’ailleurs non particulier aux chrétiens mais à l’ensemble des intellectuels qui d’emblée, à l’unisson ou presque, condamnent les méthodes françaises ; second temps, il se divise, comme le reste de l’intelligentsia, lorsque le problème se politise.

Bien que la crise franco-algérienne ait affaibli la nation, elle n’a pas pour autant arrêté la modernisation des structures économiques et sociales. En cette décennie 1960, la France est pleinement entrée dans les "golden sixties" : industrialisation accélérée, urbanisation massive ou encore formation technique réorganisent le visage occidental. Les objets se multiplient, la génération angoissée et consommatrice des Choses 1085 prend toute sa place.

Notes
1069.

"Nationalisme et démocratie", 26 janvier 1959 ; "L’armée et la nation", 28 mars 1960. RD 30 L’armée et la Nation, mars 1960, 214 p.

1070.

"Hommage à Louis Massignon : chrétiens et musulmans", 29 avril 1963 avec l’abbé Cazelles, Olivier Lacombe, père Moubarak, C. Pellat, André de Peretti. "Le néocolonialisme, mythe ou réalité ?" avec Gérard de Bernis, Gilbert Blardone, Lorrain Cruse, père Malley, 13 mai 1963.

1071.

Unique témoignage en ce sens. Témoignage de Claude Soucy à l’auteur, 27 février 1998.

1072.

Témoignage de François Bédarida, table ronde de l’Institut d’Histoire du Temps Présent sur "Les chrétiens face à la guerre d’Algérie", 17 décembre 1987.

1073.

Ce manifeste rappelle le devoir militaire face aux factions extrémistes. Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, op. cit., p. 355.

1074.

Il avait été arrêté le 26 septembre par les autorités françaises sous inculpation de non révélation de faits de nature à nuire à la défense nationale après avoir fait paraître un article, dans France Observateur le 15 septembre, sur un chef algérien rebelle.

1075.

Lettre écrite par Étienne Borne, Lionel Assouad et Madeleine Leroy, 26 septembre 1955, p. 1. Cette lettre publiée dans divers journaux reçoit l’appui de deux fidèles : Henri-Irénée Marrou (27 septembre 1955), le père Congar (27 septembre 1955), ARMA.

1076.

Voir André Nozière, Algérie : les chrétiens dans la guerre, Cana, "Foi et histoire", 1979, p. 227-228.

1077.

Lettre de Lionel Assouad, 27 novembre 1956, p. 1 : "Nous vous faisons parvenir le projet d’un texte à communiquer à la presse en faveur de M. André Mandouze, Professeur à l’Université de Strasbourg. Nous nous sommes volontairement abstenus de connaître les aspects politiques de cette arrestation pour protester seulement contre une détention inutile et des mesures policières brutales ainsi que pour affirmer la qualité de l’homme en dehors de toute position partisane", ARMA.

1078.

Voir Françoise Kempf, "Les catholiques français", dans Les Églises chrétiennes et la décolonisation, sous la direction de Marcel Merle, A. Colin, 1967, CFNSP, n°151, p. 174-179.

1079.

Robert Barrat s’en désolidarise assez vite. Voir à ce sujet Étienne Fouilloux, "Les intellectuels catholiques",art. cit., p. 100 et p. 113, note 61.

1080.

"Pendant cette période (1957-1962) de multiples messages émanent de l’épiscopat métropolitain : ce ne sont plus seulement le cardinal Gerlier ou Mgr Chappoulie, mais de nombreux évêques, qui considèrent comme légitimes les aspirations des peuples dépendants et en particulier du peuple algérien", Françoise Kempf, art. cit., p. 174.

1081.

"Vietnam et conscience chrétienne", pasteur Coffin, P. Devillers, J. Hau, Mgr Rodhain, R. William, Hoang Xuan Han, 20 janvier 1966. Le débat n’a pas été retranscrit. Philippe Roqueplo, aumônier de l’UCSF (il rejoint les pères Russo et Dubarle au début des années 1960) rédige avec le pasteur Casalis en 1967 une lettre collective adressée en août de la même année aux pasteurs et prêtres américains pour condamner la "diabolique logique d’une escalade apparemment inéluctable vers un criminel génocide".

1082.

"Plus de dix-sept mille catholiques ou protestants français ont écrit au président Johnson", dans Le Monde, 9 juin 1966.

1083.

Voir à ce sujet l’article de Sabine Rousseau, "Des chrétiens français face à la guerre du Vietnam, 1966" dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, 47, juillet-septembre 1995, p. 176-190.

1084.

Voir Jean-François Sirinelli, op. cit., p. 367 et sequentes.

1085.

Pour reprendre le titre du premier roman publié de Georges Perec, Julliard, 1965.