2. Dialogue avec les nouvelles formes de modernité

a) Les Trente Glorieuses 1086

Le début de la décennie 1950 avait été marqué profondément par l’irruption des phénomènes économiques dans les cahiers. La tendance se confirme dans les années suivantes mais l’équipe préfère élargir ce thème à ses conséquences sociales.

Tableaux des activités consacrées aux thèmes socio-économiques
Thèmes de Recherches et Débats 1952-1957 1958-1965
Société 38% 26%
Économie 5% 0%
Thèmes des débats et conférences 1947-1957 1958-1965
Économie 2,9% 2,6%

Depuis l’accélération technique du début du siècle, nombreux sont les penseurs comme le philosophe Henri Bergson, le jésuite Pierre Teilhard de Chardin ou encore le philosophe Martin Heidegger à s’être interrogés sur l’apport et les limites de la technologie, il faut cependant attendre les années 1960 pour que s’affirment dans la vie concrète la technologie dans un contexte de croissance économique. L’équipe se fait l’écho de cette mutation importante en consacrant plusieurs cahiers à ce sujet. En juin 1960, paraît La technique et l’homme (RD 31), premier cahier d’une longue liste : Civilisations de l’image (RD 33), Vers une nouvelle civilisation urbaine (RD 38), Savoir et vulgarisation (RD 39), Science et matérialisme (RD 41). L’ère des ordinateurs (RD 57) clôt, en décembre 1966, sept années largement tournées vers un sujet né avec les Trente Glorieuses. Paradoxalement, un seul débat est organisé sur la question : il met en scène un "technophobe", le protestant Jacques Ellul 1087 , qui en 1954, avait rédigé un ouvrage sur les dangers de la technique intitulé La Technique et André Leroi-Gourhan l’auteur de l’ouvrage Le geste et la parole 1088 .

L’équipe fait connaître les grands enjeux de cette nouvelle culture, soucieuse de donner une place entière à ce genre en purifiant la pensée chrétienne de ses réticences. Le cahier 31, spécifiquement articulé sur le sujet, souligne avec force la qualité de la technique grâce aux articles du père Louis Chevallier, aumônier de l’Union sociale d’ingénieurs catholiques, sur la nature et la diversité des fonctions du monde technique, d’Igor Caruso sur les répercussions psychologiques de la montée de la technique, du père Chenu sur la désacralisation du monde. Parfois l’analyse se fait plus concrète tel le cahier consacré à l’image qui est un ensemble de prises de positions éthiques et spirituelles sur le sujet et sur ses conséquences pour l’humanité. Les collaborateurs sont en grande partie des praticiens de l’image comme Jean d’Arcy, le directeur de l’Eurovision. Un autre cahier se focalise sur l’urbanisation et invite une fois encore praticiens et théoriciens : l’architecte Coquerel, le sociologue Paul-Henry Chombart de Lauwe qui a publié, peu de temps auparavant, un ouvrage sur Famille et habitation 1089 . Le sujet intéresse d’ailleurs autant l’équipe pour son actualité que par l’enjeu religieux qui découle de ces innovations technologiques puisque la "technoscience" apparaît, alors pour beaucoup, comme un facteur de sécularisation qui remet en cause des thèmes religieux essentiels 1090 .

Un autre angle d’approche privilégie la réflexion sur le travail et les loisirs. La Semaine 1962 est exemplaire : première Semaine à être entièrement tournée vers un sujet profane, elle se veut également novatrice dans la problématique. L’équipe veut dépasser le problème traditionnel de la doctrine sociale en analysant comment le travail édifie et défait l’homme. Plusieurs questions sont successivement traitées : la conception marxiste et socialiste du travail, les loisirs, la condition féminine, la création artistique, la vie intérieure. Si certains thèmes sont classiques au "modèle" de la Semaine comme l’art ou la contemplation, d’autres sont beaucoup plus neufs : ils concernent les loisirs et la femme. En outre, plusieurs orateurs ont des options politiques clairement présentées : c’est le cas de Gérard de Bernis, professeur de sciences économiques à l’Université de Grenoble, qui déclare que le socialisme est le "moyen pour sauver l’homme" ; ce devait être le cas également avec André Philip, ex-membre de la SFIO, et qui ne peut venir à la dernière minute 1091 . Les propos des semainiers vont donc bien au-delà de la réflexion type doctrine sociale dont l’encyclique Mater et Magistra publiée en juillet 1961, reprend, en les modernisant, les grands traits élaborés par l’encyclique de Léon XIII 1092 . Les femmes font également leur apparition à la Semaine : la sociologue catholique Marie-José Chombart de Lauwe et l’assistante sociale protestante Francine Dumas, membre du comité directeur de la revue Esprit. Le cahier est remarqué par Économie et humanisme qui y trouve un ensemble de haute valeur 1093 .

Le choix de l’avenir pour la seizième Semaine confirme les orientations de la nouvelle équipe puisque le progrès technique et ses conséquences, le progrès économique, la planification et la prévision des sociétés industrielles sont les thèmes privilégiés. Seule la dernière partie se recentre sur un aspect confessionnel en présentant les perspectives de l’Église conciliaire. Cette Semaine sur les mutations fait en outre appel à de nouvelles recrues : Madeleine Barthélémy-Madaule, spécialiste du père Teilhard de Chardin et de Bergson, Jean Cuisenier 1094 , Bernard Cazes 1095 ou encore Jacques Arsac 1096 .

Cette réflexion économique souligne la volonté de prendre acte des mutations importantes de la société française en insistant sur la valeur de la modernité technique. Le "61" se fait donc l’écho de la société française, mais il se fait aussi le porte-parole de catholiques stimulés par ces nouveaux défis. Alors qu’en 1960 les évêques de France publient, après leur quatrième assemblée plénière, un communiqué assez pessimiste sur la mentalité moderne (Mgr Guerry en commentera les conclusions en analysant le monde moderne comme ‘"une société matérialisée et dominée par les techniques, laïcisée, aphrodisiaque" !’ ‘ 1097 ’ ‘)’, l’équipe du "61" propose une réflexion nourrie et ouverte sur le phénomène. Ces cahiers et Semaines sont une réponse au pessimisme épiscopal.

Paradoxalement le CCIF propose un regard plus classique sur les mouvements culturels du moment et poursuit alors la ligne amorcée dans les décennies précédentes.

Notes
1086.

Pour reprendre en partie le titre d’un ouvrage de Jean Fourastié : Les Trente Glorieuses ou la Révolution invisible de 1946 à 1975.

1087.

Né en 1912, protestant, ce sociologue s’intéresse également profondément au dialogue judéo-chrétien.

1088.

13 mai 1965, avec Claude Soucy, Paul Chauchard, André Leroi-Gourhan et Jacques Ellul.

1089.

Famille et habitation, plusieurs volumes, Paris, CNRS, 1960. Ouvrage qui est le résultat des travaux du groupe d’ethnologie sociale.

1090.

Voir sur ce point l’article "Technique", dans Dictionnaire de spiritualité.

1091.

Il est remplacé par le directeur adjoint du Centre de recherche et de documentation sur la consommation, Edmond Lisle.

1092.

Voir Philippe Levillain, article "Doctrine sociale", dans Dictionnaire de la Papauté, op. cit.

1093.

Mai 1964 : "une des meilleures livraisons".

1094.

Agrégé de philosophie, spécialiste du développement économique.

1095.

Né en 1927, ancien élève de l’ENA.

1096.

Né en 1929, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, membre de l’UCSF, chef de service de calcul numérique à l’Observatoire de Meudon.

1097.

Quinzaine diocésaine de Cambrai, 15 mai 1960, repris dans Le discours social de l’Église catholique de France 1891-1992. Textes majeurs de l’Épiscopat français rassemblés et présentés par Denis Maugenest, Le Cerf, 1995, p. 360.