b) "Alittérature" 1098 et Nouvelle Vague

L’intérêt porté à la littérature et au cinéma a toujours été important rue Madame : plus de 19% des débats et conférences y avaient été consacrés lors de la décennie précédente, les années 1958-1965 poursuivent la même ligne.

Tableaux des activités consacrées à la culture
Débats et conférences 1947-1957 1958-1965 1966-1976 1947-1976
Littérature 15,1% 11,1% 5,3% 11,9%
Cinéma 4,0% 4,7% 2,6% 4,0%
Faits historiques religieux 4,7% 0,5%   2,4%
Histoire 3,6% 0,5% 0,9% 2,1%
Peinture et architecture 1,1% 2,6%   1,4%
Peinture et architecture sacrées 0,7% 1,1% 1,8% 1,0%
Musique   1,6%   0,5%
Total des faits culturels 29% 22% 11% 23%
Recherches et Débats 1952-1957 1958-1965 1965-1973 1952-1973
Littérature 10% 3% 10% 8%

Le cahier spécifiquement consacré à la littérature et au cinéma de septembre 1960 est à l’image de ce que propose le Centre durant cette période : une partie concerne des auteurs catholiques (Tête d’or de Paul Claudel) ; une autre partie s’intéresse à des auteurs agnostiques dont les pièces sont chargées d’un sens qui touche à la destinée humaine (Les Séquestrés d’Altona de Jean-Paul Sartre) ; et enfin une dernière partie présente des questions d’actualité (le prix Goncourt reçu par A. Schwartz-Bart pour son livre Le Dernier des Justes).

Si Jean-Paul Sartre, romancier et dramaturge, avait été fort peu étudié dans la décennie précédente, il acquiert en revanche une place plus importante au début de la décennie 1960 puisque deux de ses œuvres sont commentées. Le premier débat concerne Les Séquestrés d’Altona en janvier 1960, pour lequel le CCIF invite Colette Audry 1099 , Gabriel Marcel, Bernard Poirot-Delpech et Edmond Richer. Si l’ancienne collaboratrice des Temps modernes défend la pièce de théâtre et en souligne par une analyse fine et détaillée les ressorts, les autres orateurs de la soirée sont beaucoup plus circonspects : Bertrand Poirot-Delpech parle ‘"d’invraisemblances psychologiques"’ ‘ 1100 ’, Edmond Richer montre la mauvaise articulation de la circonstance sur sa signification, quant à Gabriel Marcel, tout en reconnaissant la grande valeur de la pièce qui ‘"mérite intellectuellement l’estime"’ ‘ 1101 ’, il se dit déçu de l’uniformité de ton du héros, des invraisemblances historiques et de la confusion. Un second débat est consacré à l’autobiographie littéraire de Jean-Paul Sartre en 1964 en la présence une nouvelle fois de Colette Audry, d’Étienne Borne, de Jean Hyppolite, de Pierre-Henri Simon et de Suzanne Villeneuve 1102 . Tous les orateurs soulignent la qualité du texte et la valeur de la réflexion introspective. Les interrogations sartriennes sur le sens de l’écriture et la valeur de l’homme sont questionnées : Pierre-Henri Simon montre l’importance pour les chrétiens de ce dialogue avec une pensée si différente ; quant à Étienne Borne, il rappelle que Sartre en exprimant l’opium des mots et la vanité de la création littéraire ne se renie pas pour autant. Cette évolution, conclut-il, participe d’une purification morale qui ne contredit pas l’espérance du salut.

L’équipe ne s’en tient pas aux "monstres sacrés" : elle donne également la parole à une nouvelle génération de romanciers. Le 10 mars 1958, un premier débat rassemble Michel Butor, Luc Estang, Paul-André Lesort, Alain Robbe-Grillet, Jean Cayrol et Nathalie Sarraute, auteurs et critiques littéraires, autour de la question de l’autonomisation de l’écriture. Peu de temps après, Jacques de Bourbon-Busset rend compte de cette nouvelle forme littéraire dans une chronique 1103 . Quelques mois plus tard, le problème est reposé en la présence de Dominique Aury 1104 , Jacques de Bourbon-Busset, Pierre de Boisdeffre 1105 , Claude Mauriac et Nathalie Sarraute 1106 . La réflexion touche autant la forme que le sens, car au-delà de la nouveauté spécifiquement littéraire du Nouveau Roman, ce qui intéresse le CCIF, c’est le fondement philosophique d’œuvres qui mettent en scène des mondes extrêmement éloignés de la vision chrétienne 1107 .

C’est en 1952 que Robert Barrat avait lancé les premiers débats sur le septième art. Jusqu’en 1957, une dizaine (soit 4%) y est consacrée. La période suivante n’apporte pas de changement : 10 débats (soit 4,7%) s’intéressent principalement au cinéma italien et à la Nouvelle Vague 1108 . Le laïc Henri Agel (venu six fois dans cette seconde période) et le père Amédée Ayffre (venu quatre fois) deviennent les deux spécialistes auxquels le CCIF fait très souvent appel. Parmi les films analysés, une place toute particulière doit être faite aux "Tricheurs" de Marcel Carné et à "La Religieuse" de Jacques Rivette et Georges de Beauregard. Le premier évoquait la vie de Saint-Germain-des-Près et l’invitation du cinéaste au "61" provoqua l’ire d’une partie de la droite catholique qui accusa le CCIF de participer à la propagation d’un film immoral 1109 . Quelques années plus tard, en juin 1966, après l’interdiction du film "La Religieuse" par les autorités gouvernementales 1110 , François Bédarida et Jean-Louis Monneron font publier dans Le Monde un droit d’expression dans lequel ils manifestent leur tristesse de voir une certaine frange de catholiques s’offusquer du film, rappellent la liberté d’expression et la nécessité de dépasser le clivage confession/laïcité 1111 . Sur la même page du quotidien, l’ancien secrétaire général du CCIF, Étienne Borne, fait remarquer que le pouvoir gaulliste est seul responsable de cette interdiction guère défendable. Cette déclaration leur vaut, une fois encore, un article âpre de Carrefour qui juge l’intervention en faveur de la liberté d’expression consternante 1112 .

Ces réactions soulignent, à six ans d’intervalle, le rapport libre qu’entend avoir le Centre avec les nouveautés culturelles et son acceptation des formes non-conformistes qu’elles peuvent prendre. Parallèlement, elles déterminent le fossé qui sépare le CCIF de toute une frange catholique plus conservatrice. Dans les années 1940, le contentieux portait sur les choix théologiques, dans les années 1950 c’était davantage les orientations politiques (à travers le problème de la décolonisation) qui avaient provoqué des crises récurrentes ; au début des années 1960, c’est sur le plan culturel que s’affrontent (avant les grands bouleversements nés de l’aggiornamento conciliaire) ces deux franges du catholicisme.

La modernité littéraire et cinématographique est donc appréhendée de manière résolument ouverte et généreuse, il n’en est pas de même du structuralisme qui en ces années 1960 porte un coup fatal à la métaphysique occidentale.

Notes
1098.

Expression de Claude Mauriac à propos du "Nouveau Roman".

1099.

Née en 1906, sévrienne, agrégée de lettres, Colette Audry est critique littéraire et mène une carrière de romancière. Elle est également profondément engagée dans la Nouvelle Gauche.

1100.

"Les séquestrés d’Altona", dans RD 32, septembre 1960, p. 59.

1101.

Idem, p. 65.

1102.

RD 50, mars 1965, p. 143-168.

1103.

RD 26, mars 1959, p. 207-210.

1104.

Membre de la Nouvelle NRF.

1105.

Catholique gaulliste, membre de La liberté de l’Esprit, il est critique littéraire.

1106.

RD 34, mars 1961, p. 161-172.

1107.

Charles Moeller, art. cit. p. 110-111.

1108.

"La Dolce Vita", 1er décembre 1960, avec Dominique Aubier, Henri Agel, Henri Lemaître et le père Avril. "L’œuvre d’Antonioni", 4 mai 1961 avec Henri Agel, le père Avril et l’abbé Colin. "L’année dernière à Marienbad", 4 décembre 1961 avec Dominique Aubier, J. de Baroncelli, Bernard Pingaud, Alain Robbe-Grillet et Jean Wahl. "Le procès de Jeanne d’Arc", 5 décembre 1962 avec Régine Pernoud, Jacques Demy et l’abbé Ayffre.

1109.

L’abbé Biard doit s’expliquer sur ce choix dans une lettre à Jean de Fabrègues, 16 décembre 1958, 2 p., ARMA.

1110.

Le film adapté de La Religieuse de Denis Diderot avait été interdit par le secrétaire d’Etat à l’Information en mars 1965. Voir sur ce point René Rémond, L’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Fayard, première édition 1976, dernière édition 1999, p. 335-336.

1111.

"L’affaire de "La Religieuse"", dans Le Monde, 4 mai 1966.

1112.

Carrefour, 11 mai 1966.