c) Les maîtres du "basculement épistémologique" 1113

En 1951, Claude Levi-Strauss fait paraître Anthropologie structurale. Quatre ans plus tard, Tristes tropiquesle fait accéder "brutalement à la célébrité" 1114  : l’ethnologue est devenu fondateur d’une discipline. Dix ans plus tard, la discipline est consacrée et Michel Foucault, en 1966, dans Les mots et les choses peut parler d’un socle épistémologique en train de basculer. Le CCIF a montré dès son origine son souci de prendre en compte l’apport des recherches philosophiques et scientifiques dans une compréhension renouvelée de la foi. En cette nouvelle décennie, il réussit parfois avec brio la confrontation des nouvelles formes de modernité mais s’intéresse davantage à des personnalités philosophiques qui tracent leurs chemins en dehors des "structures", car cette décennie 1960 est également marquée par des itinéraires phénoménologiques enrichis 1115 .

La SIC consacrée au mystère est ainsi emblématique de la méthode et des ouvertures du Centre. Si la première séance revêt une tonalité strictement catholique (dans un sens large et ouvert) avec la présence remarquée du cardinal Lercaro, les autres séances sont de véritables bilans sur les savoirs et sur les nouveaux chemins de connaissance à emprunter. L’équipe fait appel à Paul Ricœur, premier protestant à venir s’exprimer à une Semaine des intellectuels catholiques, qui expose sa réflexion anthropologique. Elle sollicite également Stephan Strasser, l’ancien secrétaire des archives Husserl à Louvain, professeur depuis 1947 à l’Université de Nimègue, qui tente de frayer un chemin entre sciences empiriques et phénoménologie. Les scientifiques André George, Paul Germain, Norbert Grelet et Fernand Mathis réfléchissent sur les sciences de la nature et le mystère. Les séances suivantes sont plus classiques avec le père Chenu, Étienne Gilson et Jean Lacroix qui s’interrogent sur les limites du rationalisme. Le dernier inscrit aussi sa démarche dans ce que certains appellent "la purification de l’apologétique" telle que Maurice Blondel en son temps s’y était employé 1116 . Henri Agel et Stanislas Fumet présentent la poésie, source de mystère ; enfin Roger Arnaldez, Robert Flacelière, Olivier Lacombe et Gabriel Marcel proposent une approche multiple du phénomène mystique. Cette Semaine est donc une réflexion sur l’apport des sciences dans la connaissance de l’homme et de Dieu, à travers une analyse de la théorie évolutionniste, du langage et du symbole. Elle souligne la démarche des intellectuels catholiques face aux différentes sciences humaines et manifeste sa volonté de persévérer dans le dialogue avec ce qui constitue la modernité du moment, dans un esprit de questionnement.

C’est dans ce même esprit d’ailleurs qu’est conçue la Semaine suivante sur "Les désordres de l’homme". Le sujet est ardu, entièrement tourné vers la nature humaine et ses déviations possibles (pathologie ou péché), sur l’inconscient, le génie et la sainteté. Le risque d’un strict dialogue avec les structuralistes n’est en revanche toujours pas amorcé en ces années. Il faut attendre 1961 pour que deux articles y soient consacrés dans le cahier sur L’enseignement de la philosophie. Yvon Brès et Georges Hahn posent alors le lien entre la philosophie et les sciences humaines en dégageant, l’un et l’autre, l’enjeu d’une réciprocité dialectique et ce sans s’effaroucher des méthodes divergentes et tout particulièrement du déterminisme qui peut se trouver dans les sciences humaines 1117 . Cinq ans plus tard, une deuxième chronique paraît dans Recherches et Débats sur l’œuvre de Claude Lévi-Strauss 1118 . Il faudra attendre quatre années supplémentaires pour qu’une troisième soit rédigée sur Louis Althusser, Michel Foucault et Claude Lévi-Strauss 1119 . Le sujet semble donc globalement délaissé ; d’ailleurs rares sont les structuralistes à être venus au "61" avant 1964. Certains ont été invités : Claude Lévi-Strauss le fut en 1951 pour participer au cours de l’abbé Colin sur la phénoménologie mais ne vint pas ; Jacques Lacan accepta en revanche de venir deux fois. Une fois encore, il est bon de chercher, côté espace privé, d’autres indices pour conclure sur la question du structuralisme. L’espace privé du "61" c’est principalement ses colloques restreints ou ses groupes de travail. Les rencontres privées avaient été interrompues en 1953 en raison d’un climat de suspicion, mais la section théologique n’avait pas pour autant disparu : en 1954, quelques membres se retrouvent pour écouter Georges Gusdorf prononcer un exposé sur "Mythe, sciences et foi" ; puis en 1955, un dialogue réunit les pères Bouillard et Urs von Balthasar 1120 . En 1957, le groupe est relancé par Odette Laffoucrière qui souhaite apporter plus de régularité à la section. Elle convie alors à ces réunions de travail : Jean Beaufret, le père Bouillard, l’abbé Colin, Maurice Dupuy, le père Fessard, Maurice de Gandillac, Gollier 1121 , le père François Houang, Olivier Lacombe, le père Léger, Louis Millet, Gabriel Marcel, le père Paissac, Clémence Ramnoux, Sandoz et le père Tilliette 1122 . En novembre 1957, le philosophe Henri Birault lance le nouvel atelier de travail et présente un exposé sur "Le concept de foi rationnelle chez Kant" ; en décembre 1957, c’est autour de Béda Allemann, professeur à l’Université de Zurich de faire une conférence sur "Hölderlin et l’idéalisme allemand" ; en janvier 1958, le père Fessard explique "Pourquoi je ne suis pas hégélien" ; en février 1958, Martial Guéroult du Collège de France est invité à faire un exposé sur Fichte dont il est spécialiste. Une fois encore ces réunions ne font pas l’objet de comptes rendus dans la revue du Centre, si ce n’est la conférence de Béda Alleman publiée sous forme de chronique en septembre 1958 1123 . L’essentiel est ailleurs : il s’agit, en ces années noires du catholicisme français - l’année 1957 est celle où les tensions atteignent un point paroxystique avec différentes mises au pas - de trouver des espaces de liberté pour réfléchir à des sujets qui touchent des points délicats du langage philosophique et de ses expressions possibles dans la foi. C’est donc tout naturellement que les exposés se focalisent sur le kantisme et l’hégélianisme, bêtes noires du système théologique romain. Dès 1958 ces réunions s’interrompent, certainement parce que son instigatrice Odette Laffoucrière s’éloigne progressivement du Centre prise par d’autres activités ; elles sont relancées en 1960 sans succès, puis en 1964 autour de nouveaux axes et de nouveaux invités 1124 . Il s’agit de constituer un petit groupe de réflexions dans un esprit de dialogue avec les sciences humaines :

‘"Confronter la conscience moderne et l’esprit chrétien, (…) dialoguer avec les incroyants de tous poils et notamment les existentialistes, les marxistes, les spécialistes de sciences humaines" (…) (le dialogue) est risqué : on n’a pas d’arrières assurées." 1125

L’idée de départ est donc de concevoir un groupe de recherche susceptible d’établir des ponts avec les anciens et les nouveaux maîtres du savoir. Le rédacteur du projet (non identifié) considère alors que ce qui est fait par ‘"Les Études, le collège philosophique, Esprit et les Hautes études"’ est insuffisant 1126 . Pour répondre à cet ambitieux projet, l’équipe cherche à rassembler des laïcs et des ecclésiastiques : le père Antoine, l’abbé Jacques Audinet 1127 , l’abbé Maurice Bellet 1128 , Étienne Borne, Jacques Bouveresse 1129 , Claude Bruaire 1130 , l’abbé Chatillon, l’abbé Colin, Jean Conilh, Jean Cuisenier 1131 , André-A. Devaux 1132 , André Doz, l’abbé François Heidsieck, Alain-Noël Henry, Claude Imbert 1133 , Francis Jacques 1134 , Jean Jolivet, l’abbé Latour 1135 , Melle Latribouille, Letocquard 1136 , Alain Pons 1137 , Sauvage, Claude Soucy, le père Sommet 1138 , Suzanne Villeneuve et enfin Paul Vignaux. L’équipe fait donc appel à ses fidèles comme Jean Jolivet ou l’abbé Colin et à de nouvelles personnes comme les philosophes Bruaire, Pons ou Bouveresse. Au-delà de la stricte création d’un groupe de philosophie, se trouve l’enjeu de la constitution d’un nouveau tissu de chercheurs. Les premières réunions philosophiques démarrent le 22 mai 1964 par un exposé de Francis Jacques sur "Esprit chrétien et prolégomènes" ; le 5 novembre suivant, c’est l’abbé Colin qui est chargé d’un exposé sur "Structuralisme et marxisme" ; un mois plus tard, c’est au tour de Jacques Bouveresse de présenter "Le structuralisme". L’année 1965 continue sur le même rythme mensuel : le premier semestre propose des réunions sur les sciences humaines, le second semestre sur Hegel. Indéniablement le groupe cherche à renforcer son ossature intellectuelle mais l’injection de cette modernité reste difficile. De fait, si ce n’est Claude Soucy qui se lance dans l’aventure structuraliste et rejoint le séminaire de travail de Roland Barthes, les autres membres ne considèrent pas le structuralisme comme le meilleur chemin de connaissance. Ils restent même réticents à l’égard d’une méthode qui dissout l’homme dans les structures. Parmi les jeunes philosophes invités se trouvent Jacques Bouveresse (né en 1940) qui deviendra, par la suite, un des meilleurs spécialistes de Wittgenstein et qui est le premier à introduire en France la philosophie anglo-saxonne contemporaine et Francis Jacques (né en 1934) qui fait connaître un autre aspect de la pensée anglo-américaine en se spécialisant dans la philosophie analytique. Leur présence est emblématique d’un nouveau tissu de chercheurs en gestation.

Le CCIF n’a donc pas joué durant cette période la carte du structuralisme et ce pour deux raisons. D’une part, il ne peut s’appuyer sur une structure intellectuelle catholique véritablement capable de discuter l’apport et l’enjeu du structuralisme (c’est dans la décennie suivante que des théologiens comme l’abbé Lafon ou l’abbé Delzant 1139 s’emploieront à utiliser cette méthode pour dégager de nouvelles perspectives théologiques ; au début de la décennie 1960, l’un et l’autre ne sont encore que de jeunes gens). D’autre part, l’équipe du CCIF ne considère pas le structuralisme comme l’unique voie de connaissance, elle se méfie même d’une certaine théorisation structuraliste où l’homme a totalement disparu du champ de recherche.

Depuis le début des années 1960, la jeune équipe avait exploré de nouveaux secteurs ; un effort tout particulier avait été fait à l’égard des mutations techniques que connaissait la société française. Il y avait donc eu un aménagement graduel des thèmes pour répondre aux nouveaux besoins. Mais ces choix moins philosophiques et plus techniques ne répondaient pas totalement aux attentes du public.

Notes
1113.

Expression de Michel Foucault dans Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, NRF, Gallimard 1966, 398 p.

1114.

Pascal Ory, L’aventure culturelle de la France, op. cit., p. 167.

1115.

Voir sur ce point François Dosse, Histoire du structuralisme, tome I, Le champ du signe, 1945-1966, tome II, Le chant du cygne, 1967 à nos jours, La Découverte, 1992, 470 p. et 542 p. Du même auteur : Paul Ricœur . Les sens d’une vie, La Découverte, 1997, 789 p.

1116.

Jean Lacroix fera d’ailleurs lire son exposé préparatoire à Henri de Lubac. Lettre de Jean Lacroix à Étienne Borne, 1er mars 1959, p. 2, carton 36 n°19, AEBO.

1117.

Georges Hahn, "Sciences humaines et philosophie", dans RD 36, octobre 1961, p. 113-134. Yvon Brès "Les sciences humaines dans l’enseignement de la philosophie", p. 103-112.

1118.

RD 53, "Politique et structuralisme", décembre 1965, p. 117-145.

1119.

Jean Jolivet, "Fin de l’homme ?", dans RD 63, mars 1969, p. 149-176.

1120.

Né en 1905, excellent connaisseur de Kant, Hegel et Kierkegaard, il s’attache à penser le lien entre culture et théologie. Pour ces quelques réunions, les informations ont été trouvées dans "Carton CCIF-CUC", APC. Elles restent malheureusement très rares.

1121.

N’est-ce pas plutôt le père Pierre Golliet ?

1122.

Xavier Tilliette est né en 1921, il est membre de la Compagnie de Jésus et prépare alors une thèse sur Schelling. Liste des invités, minutier janvier1958-décembre 1959, ARMA, voir en annexe.

1123.

"Le retournement natal dans l’œuvre de Hölderlin", dans RD 24, septembre 1958, p. 183-199.

1124.

Voir infra.

1125.

Compte rendu de la réunion du 17 avril 1965, p. 1, carton 20, AICP.

1126.

Ce sont les groupes cités par le rédacteur.

1127.

Né en 1928, il deviendra par la suite l’un des meilleurs spécialistes de la théologie pratique.

1128.

Né en 1923, professeur de philosophie à l’Institut catholique de Paris et directeur de la revue Christus. Il développe une réflexion spirituelle centrée sur l’au-delà de la souffrance.

1129.

Né en 1940, il entre à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1961.

1130.

Né en 1932, il entre au séminaire puis s’éloigne de cette vocation. Il passe l’agrégation de philosophie en 1961 et présente sa thèse en 1964 sur L’affirmation de Dieu, essai sur la logique de l’existence.

1131.

Cet agrégé de philosophie est spécialiste du développement économique. Il appartient au comité de rédaction d’Esprit.

1132.

Appelé par son ancien maître, Maurice de Gandillac, au début des années 1960 à donner quelques cours de philosophie à la Sorbonne, il entame une recherche sur Simone Weil.

1133.

Alain-Noël Henry et Claude Imbert ont intégré l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Claude Imbert a été également élue "princesse tala" durant sa scolarité.

1134.

Né en 1934, après une ébauche d’études scientifiques, Francis Jacques prépare l’agrégation de philosophie.

1135.

L’abbé Latour réside au "61", il enseigne la philosophie à l’Institut catholique de Paris.

1136.

Du séminaire des Carmes.

1137.

Ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (promotion 1952), il est attaché de recherche au CNRS.

1138.

Né en 1912, professeur de philosophie à Chantilly, conseiller de Témoignage chrétien. Il s’intéresse autant à la mission ouvrière qu’à une réflexion plus philosophique sur l’incroyance.

1139.

Tous les deux sont anciens élèves de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Le premier entre en 1952 et passe l’agrégation de lettres, et le second intègre en 1955 puis passe l’agrégation de mathématiques. Voir pour le dernier, son article qui souligne l’apport des sciences humaines dans le discours théologique : "Le rapport du théologien aux sciences humaines", dans Recherches de science religieuse, janvier-mars 2000, p. 115-146.