3. Des symptômes de crise ?

a) La Semaine : une formule intellectuelle usée ?

C’est en 1960 que les premières critiques se font entendre de la part de ceux qui ont jusqu’alors été des proches du Centre : le journal La Croix et la revue Études. En 1960, pour la Semaine des intellectuels catholiques consacrée aux désordres de l’homme, Jean Lucas, rédacteur aux Études souligne certes la richesse et la valeur de certaines séances – il cite celles du chanoine Dondeyne, de Pierre Jouguelet et de François Perroux – mais ne s’interroge pas moins sur le bien-fondé d’exposés magistraux : il rappelle ‘"la fidélité et le courage des auditoires à revenir chaque soir, au nombre de 1000 à 1200, entendre chaque fois trois conférences souvent austères"’ et se demande ‘"s’ils ne profiteraient pas davantage de réflexions moins entassées et moins condensées"’ ‘ 1140 ’ ‘.’ Critique minime mais réelle qui s’exprime plus fortement, l’année suivante, lors de la SIC 1961 consacrée à l’unité et la diversité du catholicisme. Celle-ci avait été préparée avec plusieurs amis fidèles du Centre dont le père Congar qui avait révisé le schéma de travail 1141 . Les orateurs invités symbolisent le visage ouvert de l’Église : José Aranguren 1142 , Étienne Borne, le père Congar, le père Daniélou, le père D’Souza 1143 , Joseph Folliet, Jean Guitton, Pierre Joulia, Olivier Lacombe, Gabriel Le Bras, le père Liégé, André Lichnerowicz, Henri-Irénée Marrou, François Mauriac, René Rémond, Marcel Reinhard et le père Voillaume. Cette Semaine résume d’une certaine manière, la méthode du Centre : présence de spécialistes (théologiens ou philosophes) et de spirituels, d’hommes de l’ouverture et du dialogue interreligieux. Une Semaine importante où les grands principes qui tiennent à cœur au CCIF sont rappelés : une Église moins cléricale, plus ouverte à l’initiative des laïcs, une théologie capable d’affronter les nouveaux courants philosophiques ; enfin une Semaine qui valorise le dialogue œcuménisme par l’analyse de la spécificité du catholicisme sorte de prolégomènes à un dialogue avec les autres chrétiens 1144 . Si Le Monde déclare un ‘"brillant week-end chez les intellectuels catholiques à cause du sujet d’abord (…) à cause des orateurs aussi"’ ‘ 1145 ’ ‘,’ la critique surgit du quotidien assomptionniste La Croix qui trouve la Semaine trop intellectuelle et trop théorique :

‘"(…) cette Semaine a été pleinement - et sans doute trop exclusivement et, à quelques exceptions près - débats d’intellectuels." 1146

Le journal regrette ainsi l’absence de catholiques de base et de militants des mouvements d’Action catholique.

Les difficultés se présentent également durant cette Semaine 1961 sur un plan plus interne. Le 12 novembre, le père Daniélou, Henri-Irénée Marrou et Olivier Lacombe s’expriment sur la pluralité de la pensée chrétienne. Deux jours après, le président du CCIF, Olivier Lacombe, envoie une lettre de protestation à La Croix estimant que le titre choisi par les assomptionnistes pour caractériser la séance - ‘"Le père Daniélou démontre le besoin urgent d’une nouvelle théologie"’ ‘ 1147 ’ - qu’il avait présidée est incorrect. Il y rappelle que :

‘"(…) non seulement ces mots n’ont pas été employés, mais le sens de la communication du P. Daniélou, bien loin de rejoindre sous d’autres mots la même idée, va, au contraire, à maintenir tous les droits de la tradition théologique la plus authentique." 1148

Si le père Daniélou n’a effectivement pas pendant cette séance parlé de théologie nouvelle, il a cependant insisté sur la nécessité de dépasser la philosophie thomiste :

‘"Le thomisme implique des options proprement philosophiques qui lui confèrent le caractère d’un système parmi d’autres systèmes et qui ne relèvent plus seulement de la métaphysique naturelle de l’esprit humain. Enfin, le thomisme reste un système ouvert. Certaines questions y apparaissent comme non entièrement résolues. En cela encore il présente un aspect limité, qui ne saurait épuiser la liberté de la pensée chrétienne." 1149

Pour la première fois, dans l’histoire du Centre catholique des intellectuels français, le président se désolidarise publiquement des positions tenues par les orateurs de la Semaine. Ce petit dysfonctionnement va être prophétique des nouveaux rapports de force qui s’introduisent dans le catholicisme et dont le CCIF sera victime.

Ces premières tensions s’accompagnent d’interrogations sur les nouveaux choix thématiques pris par l’équipe. En sélectionnant des sujets séculiers le CCIF ne quitte-t-il pas le champ qui lui était assigné pour venir concurrencer les Semaines sociales ? L’équipe trouve les critiques non fondées puisqu’elle entend non pas strictement poser en termes économiques le sujet, mais davantage souligner combien l’humanité est entrée dans une nouvelle civilisation où les questions qui se posent à l’homme (consommation, sécularisation, technicité) sont radicalement nouvelles. Ce choix ne convainc pas et le public lui-même ne semble pas suivre cette nouvelle orientation.

Notes
1140.

Études, janvier 1961, p. 131-132.

1141.

Lettre de l’abbé Biard du 7 décembre 1960, ARMA.

1142.

Né en 1909, professeur d’éthique à l’Université de Madrid, philosophe des religions, soucieux d’une orientation hardiment sociale de l’Église.

1143.

Indien né en 1897, il entre dans la compagnie de Jésus. Il devient spécialiste de la littérature anglaise et mène une carrière politique parallèle en étant élu député indien.

1144.

La SIC est analysée en détail, voir infra.

1145.

Le Monde, 11 novembre 1961.

1146.

La Croix, 18 novembre 1961.

1147.

La Croix, 14 novembre 1961, article de Pierre Gallay.

1148.

Lettre publiée dans La Croix, 17 novembre 1961.

1149.

SIC 1961, p. 127.