c) La crise éditoriale révélatrice de difficultés plus profondes ?

Alors que l’ensemble de la production intellectuelle du CCIF est publié par Fayard depuis seulement quelques mois, les premières tensions se dessinent. Suzanne Villeneuve, trésorière du CCIF, se plaint de l’absence de suivi des publications : retard dans l’envoi des cahiers, non mise à jour des fichiers d’abonné. En 1963, le conflit éclate après la désastreuse diffusion de la Semaine : retard pris dans la publication, défectueuse publicité et incohérente politique de diffusion 1151 . En juin 1964, une lettre de Daniel-Rops à l’abbé Biard marque un tournant : la maison d’édition souhaite revoir la conception des Recherches et Débats. Si elle trouve les sujets traités intéressants, elle pense cependant que les thèmes doivent toucher davantage le grand public. Elle propose donc l’établissement d’un comité de rédaction où siégeraient des experts de Fayard, tout en proposant de changer les modalités de publication en demandant au CCIF de vendre par lui-même deux fois plus d’exemplaires (soit 2000 volumes) 1152 .

Les exigences sont énormes du point de vue strictement budgétaire, mais aussi du point de vue intellectuel : le CCIF voit, dans cette proposition, une emprise sur son indépendance intellectuelle, une "formule de facilité commerciale" qui le déconsidérerait 1153 . L’intransigeance de la maison Fayard l’amène à se tourner vers d’autres maisons d’édition, en tout premier lieu vers les Presses universitaires de France mais sans succès 1154 . Les relations avec Fayard se dégradent alors fortement : l’équipe ne doit cesser de relancer Robert Toussaint, le directeur de la publication, pour l’obtention des sommes dues et pour le comptage des numéros restant. Le 1er décembre 1964 les premiers contacts sont noués avec Desclée de Brouwer 1155 . Le contrat est signé pour la Semaine 1965. La grande nouveauté est l’assimilation du compte rendu de la SIC à un cahier de Recherches et Débats. Quatre cahiers sont toujours publiés annuellement mais parmi eux se trouve la publication de la SIC. L’équipe se décharge donc d’un poids en supprimant un numéro par an. Le second point du contrat avec DDB est plus équivoque : le CCIF doit écouler lui-même 1500 exemplaires de la SIC. Une charge lourde qui le deviendra encore plus dans les années 1970.

Présent sur la scène intellectuelle depuis 1947, l’équipe, autour de François Bédarida, a tenté en partie de renouveler l’image du CCIF en choisissant des thèmes moins philosophico-théologiques. Cet effort de modernisation n’entraîne pas pour autant un renouvellement du public. Cela est d’autant plus paradoxal que l’équipe a pu de nouveau faire appel à certains de ses piliers théologiques qui avaient été réduits au silence à la fin du pontificat pacellien et à une nouvelle génération ; deux atouts qui auraient pu conduire à élargir l’assise du Centre :

Tableau des intellectuels intervenus au moins 5 fois (1958-1965)
  Intervenants Nombre d’interventions
Noms Prénoms 46-51 52-57 58-65 66-76 Total
1 Borne Étienne 10 44 25 12 91
2 Lacombe Olivier 9 15 15 5 44
3 Madaule Jacques 10 21 13 2 46
4 Daniélou Jean 20 9 12 10 51
5 Dubarle Dominique 20 10 11 6 47
6 Folliet Joseph 2 11 11 1 25
7 Soucy Claude 0 0 11 1 12
8 Bédarida François 0 0 10 2 12
9 Eck Marcel 4 5 10 2 21
10 Fumet Stanislas 11 15 10 5 41
11 Germain Paul 1 2 10 10 23
12 Colin Pierre 5 5 9 12 31
13 Guitton Jean 7 10 9 3 29
14 Rémond René 2 4 9 24 39
15 Agel Henri 0 2 8 0 10
16 Beirnaert Louis 9 7 8 4 28
17 Bourbon-Busset Jacques 0 2 8 3 13
18 Chenu Marcel 5 0 8 5 18
19 Congar Yves 6 9 8 5 28
20 Hourdin Georges 0 6 8 0 14
21 Lichnerowicz André 0 4 8 1 13
22 Marcel Gabriel 12 14 8 4 38
23 Marrou Henri-Irénée 7 4 8 3 22
24 Astier André 0 0 7 12 19
25 Chauchard Paul 2 5 7 2 16
26 Domenach Jean-Marie 3 4 7 9 23
27 Fessard Gaston 7 2 7 1 17
28 Leprince-Ringuet Louis 7 6 7 2 22
29 Ayffre Amédée 0 0 6 0 6
30 Biard Pierre 0 0 6 7 13
31 Brisset Charles 0 0 6 1 7
32 Feltin Maurice 2 7 6 0 15
33 Gouhier Henri 5 6 6 3 20
34 Jolivet Jean 0 0 6 1 7
35 Leroi-Gourhan André 0 5 6 0 11
36 Peretti de André 0 6 6 2 14
37 Polonovski Jacques 0 2 6 1 9
38 Simon Pierre-Henri 1 6 6 2 15
39 Aubert Roger 0 0 5 1 6
40 Barrère Alain 0 0 5 5 10
41 Bouillard Henri 3 1 5 4 13
42 Bye Maurice 1 2 5 0 8
43 Demonque Marcel 0 1 5 0 6
44 Dubois-Dumée Jean-Pierre 0 0 5 4 9
45 Emmanuel Pierre 0 2 5 6 13
46 George André 3 8 5 1 17
47 Jeannière Abel 0 0 5 1 6
48 Lavocat René 0 1 5 1 7
49 Le Blond Jean-Marie 0 1 5 3 9
50 Le Bras Gabriel 4 1 5 0 10
51 Lesort Paul-André 1 1 5 3 10
52 Liégé André 2 5 5 6 18
53 Morel Georges 0 0 5 0 5
54 Payen Jean-Charles 0 0 5 0 5
55 Pettiti L,-E, 0 0 5 2 7
56 Rollet Henri 1 2 5 2 10
57 Royer René 1 3 5 0 9
58 This Bernard 0 0 5 1 6
59 Vaussard Maurice 0 4 5 1 10

Ces années sont marquées par le retour public de théologiens ayant connu des difficultés avec le Magistère romain : les pères Chenu, Congar, Bouillard ou Fessard. Ils sont alors très souvent sollicités. Une nouvelle génération plus jeune - celle de la guerre et de la résistance - prend également toute sa place avec la présence de René Rémond, de Jean-Marie Domenach, d’Alain Barrère ou des pères Le Blond et Liégé. Il faut également signaler l’arrivée de scientifiques : dirigeants de l’UCSF comme Paul Germain, André Lichnerowicz, André Astier ou encore médecins comme les docteurs Eck et Chauchard 1156 . Mais, parmi ces nouveaux venus, aucun n’incarne le charisme d’un Mauriac ou d’un Marcel comme le montre l’analyse spécifique des intervenants des Semaines.

Pendant les décennies 1940 et 1950, elles réunissent les meilleurs représentants de l’intelligentsia catholique : Claudel, Fumet, Madaule, Marcel, Massignon, Mauriac. Ces hommes ont indéniablement favorisé le succès des Semaines. A l’aube des années 1960, ces grandes plumes catholiques entrent dans leur grand âge et sont remplacées par une nouvelle génération plus technicienne et plus spécialiste, mais qui emporte assurément moins l’adhésion de l’auditoire. Le tableau des intervenants aux Semaines est de ce point de vue symptomatique : pour la période 1950-1957, les collaborateurs réguliers (au moins trois participations) représentent 10% des semainiers et 27% des interventions ; la période suivante (1958-1963) est marquée par un double phénomène : un éparpillement des invités (seulement 2% des intervenants viennent au moins trois fois, représentant 7% des interventions) et une ouverture à des spécialistes moins connus du grand public, comme le scientifique Jacques Arsac, l’économiste Gérard de Bernis ou la sociologue Marie-José Chombart de Lauwe… 1157 . Le vivier dans lequel puise le CCIF est donc plus technique, moins prophétique, moins "flamboyant" pour reprendre en partie l’expression de Jacques Julliard à propos de certains hommes de lettres 1158 .

En 1963, l’équipe est donc consciente des limites de ses choix et s’interroge. L’heureuse ouverture du concile en 1962 va lui permettre de prendre un nouveau départ en devenant la caisse de résonance d’une Église en marche. Cette pédagogie conciliaire s’accompagne de deux nouvelles orientations : manifester la richesse d’un dialogue œcuménique et surtout accomplir l’ouverture de la Semaine aux incroyants.

Notes
1151.

Suzanne Villeneuve à Robert Toussaint, 15 mai 1963, p. 3, ARMA.

1152.

Daniel-Rops à l’abbé Biard, 15 juin 1964, p. 1, dossier "Droits de publication RD", ARMA.

1153.

Abbé Biard à Daniel-Rops, 3 décembre 1964, p. 1, idem.

1154.

Réponse négative des PUF, 29 juin 1964, ibid.

1155.

Jean-Louis Monneron, 18 décembre 1964, 2 p., ARMA.

1156.

Né en 1912, spécialiste de la physiologie nerveuse, collaborateur de Témoignage chrétien. Ce médecin connaît des difficultés avec la hiérarchie catholique en 1958 pour des questions de morale conjugale, dossier non consultable, AAP.

1157.

Voir en annexe le tableau rassemblant les intervenants venus plus de deux fois aux Semaines entre 1950 et 1963.

1158.

"Je regroupe sous ce terme des personnalités inclassables appartenant à la littérature et aux arts (…) témoins en actes de la renaissance du christianisme", Jacques Julliard, dans "Naissance et mort de l’intellectuel catholique", dans Mil neuf cent, revue d’histoire intellectuelle, 13, 1995, p. 9.