b) Cosmogonie, laïcat, sainteté : des thèmes très conciliaires

Le père Teilhard de Chardin a toujours tenu rue Madame une place importante : tous lui étaient reconnaissants d’avoir relié la science et la foi en un dialogue joyeux et libérateur. Le 11 janvier 1958, c’est-à-dire quatre semaines après le décret du Saint-Office exigeant de retirer des bibliothèques des séminaires et des institutions religieuses les livres du père Teilhard, une réunion privée avait réuni Étienne Borne, le père Daniélou, Paul-André Lesort et le père d’Ouince.Cette rencontre, qui n’a laissé aucune trace, avait certainement pour ambition de faire le point sur les expressions publiques possibles en faveur du paléontologue 1176 . Il faut pourtant attendre l’année 1961 pour que le CCIF évoque de nouveau le théologien : l’abbé Biard obtient, non sans mal, que le cardinal Feltin fasse l’éloge de la pensée teilhardienne. L’archevêque rappelle ainsi :

‘"Dans le milieu intellectuel d’aujourd’hui, il me semble très significatif de constater l’attrait qu’exerce sur beaucoup d’esprits tout effort de vision synthétique des choses. On sait ce que signifie, à cet égard, pour beaucoup, l’œuvre du P. Teilhard de Chardin : sans doute plusieurs de ses affirmations sont contestables, sans doute ses conclusions ne satisfont pleinement ni le savant, ni le philosophe, ni le théologien, mais ce qui séduit dans ses travaux, c’est le projet merveilleux de tenter une vision globale de l’univers où matière et esprit, corps et âme, nature et surnaturel, science et foi, trouvent leur unité dans le Christ." 1177

Pour la première fois, un prélat de l’Église reconnaissait la valeur de l’œuvre teilhardienne 1178 : l’équipe avait donc obtenu de manifester une fois encore sa reconnaissance à l’égard du jésuite. Un an plus tard, elle le renouvelle de manière forte par la mise en place d’un colloque et la publication d’un cahier. Depuis le décès du père Teilhard de Chardin en 1955 les publications sur son œuvre s’étaient multipliées et celle-ci avait souffert parfois d’interprétations erronées. Le colloque organisé mutuellement par le CCIF et l’UCSF, le 17 et 18 mars 1962, entend justement reprendre les fondements de sa pensée 1179 . Il rassemble des spécialistes scientifiques (Claude Cuénot, le père Moretti, etc.…) et des philosophes (Louis Jerphagnon, Henri Birault, Jeanne Hersch, Madeleine Barthélémy-Madaule). Cette dernière est chargée de l’exposé sur la notion de personne ; Étienne Borne présente une réflexion sur "Matière et esprit". Enfin, le père Jeannière définit les éléments christologiques dans la pensée de Teilhard de Chardin. Peu de temps après, le Monitum du 30 juin 1962 met en garde contre les idées philosophiques et religieuses teilhardiennes. Cette nouvelle sanction romaine n’arrête pas l’équipe qui publie l’ensemble des interventions dans un cahier intitulé Essais sur Teilhard de Chardin. Le choix du terme "essai" est la seule conciliation à l’égard de l’autorité doctrinale. Le père d’Armagnac, Madeleine Barthélémy-Madaule, Étienne Borne, le père Jeannière 1180 , Claude Soucy et le père Russo reprennent les grands axes de sa pensée pour l’expliquer tandis que Claude Cuénot et Yvon Vadé rassemblent une vaste bibliographie sur l’homme et son œuvre 1181 . C’est à la fois, un hommage à l’homme et un véritable outil de travail qui est ainsi proposé par le Centre 1182 .

Le laïcat est un autre sujet qui tient à cœur à l’équipe, et tout particulièrement à son secrétaire général. Publié en mars 1963, Les laïcs et la vie de l’Église souligne la véritable place que l’Église doit accorder au laïcat. Le cahier présente à la fois une vue historique de la place des laïcs dans l’Église : Charles Pietri se charge de l’Église du Bas-Empire, Charles de la Roncière, du Moyen Âge, Marc Venard du temps de la Contre-réforme et Jean-Marie Mayeur du XIXè siècle. Puis le cahier rend compte d’une enquête lancée par le CCIF auprès de différents types de laïcs : dirigeants de l’Action catholique, journalistes ou encore enseignants 1183 . Jean-Louis Monneron et André Vauchez se chargent de l’analyse : ils soulignent le sentiment d’infériorité que subissent les laïcs et la nécessaire revalorisation par l’autorité de ce statut. La troisième partie plus théorique, présente les réflexions du père Congar, de l’abbé Audinet, de Constant Peigné et de François Bédarida. Le cahier fait l’objet d’une très vaste campagne de publicité : le numéro est envoyé à de nombreuses personnalités étrangères, à plusieurs évêques français et à certains conseillers théologiques du concile. François Bédarida accorde également deux mois plus tard un long entretien à Témoignage chrétien sur le sujet 1184 . Le cahier est révélateur des espérances des laïcs : la création du CCIF avait répondu en partie au désir des laïcs d’apporter à la doctrine catholique la réflexion de ceux qui "étaient du monde" ; la hiérarchie avait peu suivi, exigeant plutôt une large soumission. L’ouverture du concile réanime l’espoir des laïcs de voir leur statut s’améliorer. De fait, Vatican II donnera aux laïcs une nouvelle place en étendant leurs fonctions et en leur donnant un statut juridique 1185 .

François Bédarida dans son article consacré à la spiritualité des laïcs s’était interrogé sur les formes nouvelles de sainteté. Deux nouveaux cahiers vont privilégier ce thème spirituel à travers l’étude de la pauvreté 1186 , puis de la sainteté 1187 .

Le thème de la sainteté avait été renouvelé lors de l’élaboration de Pacem in terris qui ‘"présentait la justice comme l’une des composantes indispensables à une paix durable"’ ‘ 1188 ’ et qui soulignait le nouveau rapport de l’Église aux pauvres. "Style nouveau de l’Église - comme le rappelait le père Chenu 1189 - où la pauvreté est désormais associée à la justice". Le cahier parait en décembre 1964 peu avant Gaudium et spes dont un long chapitre est consacré à la vie économique et sociale. Il rassemble des spécialistes économiques et des historiens. Ces derniers analysent l’attitude de quelques personnalités ou de groupes tout au long des siècles : Gilles Couvreur, Jacques Paul et Charles de la Roncière pour le Moyen Âge, Jacques Le Brun pour l’époque moderne, Jacques Gadille et Yves-Marie Hilaire pour le XIXè siècle. Le père Régamey, qui avait publié peu de temps auparavant La pauvreté et l’homme d’aujourd’hui, est également invité, ainsi que deux économistes, le père Turin d’Économie et Humanisme et Jean Baboulène des Semaines sociales. Le cahier contient également un article de Jean-Louis Monneron sur le sens de la pauvreté pour des laïcs. Ce dernier (à la suite de François Bédarida, pour le cahier sur les laïcs) endosse l’habit de théologien : signe tangible du souci des laïcs de proposer leurs propres conceptions et de ne pas attendre seulement des pères conciliaires un enseignement sur la question.

Parmi les autres thèmes conciliaires privilégiés se trouve enfin la liberté religieuse. Ce sujet est alors au cœur de la troisième session du concile et cher à l’équipe qui entend l’aborder sous deux angles : d’une part, présenter une réflexion sur le Syllabus, et d’autre part, étudier le rapport entre foi et liberté tout au long du XXè siècle. Les lieux où la liberté religieuse est malmenée sont donc analysés : l’Église soviétique "privée de liberté religieuse" que Nikita Struve décrit en quelques pages saisissantes 1190 et "l’Église espagnole sans la liberté" que dénonce José Bergamin. Si le CCIF donne une lecture théorique du problème et de ses enjeux, il prend aussi résolument position pour la liberté religieuse. Les Espagnols ne s’y trompent pas. Lorsqu’ils font traduire le cahier en castillan, ils évincent deux articles "gênants" : celui de Nikita Struve et celui de José Bergamin 1191 . Le Syllabus est étudié par Roger Aubert, Étienne Borne, le père Chenu et René Rémond. Tous en présentent clairement les manquements et les erreurs. Le texte d’Étienne Borne est tout particulièrement éclairant : il souligne combien l’Église doit accepter d’affronter la réalité de ce document et ne pas le refouler, aussi incommode qu’il soit.

Par le nombre de débats et de cahiers consacrés à Vatican II, le CCIF a fait œuvre conciliaire dans les cœurs et dans les esprits. Il sut cependant en montrer les limites théologiques et pastorales. En 1964, l’allocution du père Congar avait posé la nécessaire conversion de l’Église catholique. Courageusement, il invitait à dépasser le juridisme étroit sur lequel Elle avait encore tendance à s’appuyer. Il concluait en l’invitant à "tourner la page du Moyen Âge" 1192 . Un an plus tard, le CCIF donne la parole au père Rahner qui, tout en se réjouissant de l’apport doctrinal et pastoral du concile, en présente lui aussi les limites. Il rappelle que ‘"le style théologique du concile est loin de correspondre au langage de l’avenir déjà commencé, à la langue que pense et parle l’homme du XXIè siècle"’ ‘ 1193 ’ ‘.’ Il invite les théologiens à réfléchir "au dialogue avec les hommes qui pensent ne pas pouvoir croire" 1194 . Ces réserves posées, le CCIF reste le foyer parisien qui a œuvré de la manière la plus visible à la réception du concile Vatican II tout en soulignant les nouveaux chemins à suivre. La reconnaissance des non-ordonnés et de leur sacerdoce en est la pierre angulaire 1195 .

En expliquant l’aggiornamento, le "61" devient la caisse de résonance de l’Église en marche, le porte-parole d’une Église soucieuse d’ajuster son message à celui du monde. Il connaît une double reconnaissance : celle d’un public de plus en plus nombreux et celle de la hiérarchie qui accepte désormais de prendre place à la tribune du "61".

Notes
1176.

Cette rencontre a-t-elle même eu lieu ?

1177.

SIC 1961, p. 12.

1178.

Témoignage de l’abbé Biard à l’auteur.

1179.

Essais sur Teilhard de Chardin, RD 40, octobre 1962, 216 p.

1180.

Le père Jeannière avait déjà eu des difficultés lors de la publication d’une conférence faite sur la christologie de Teilhard et dont l’imprimatur avait été refusé. Lettre de l’abbé Jeannière à l’abbé Biard, 12 février 1962, p. 1-2, carton 38, ARMA.

1181.

Il ne reste aucun élément sur le colloque, si ce n’est la liste des invités et le titre des trois conférences (reproduites dans RD 40).

1182.

L’argus concernant ce numéro est très favorable : La Croix de l’Est parle de "contribution indispensable", 10 mars 1963 ; Les notes bibliographiques évoque "un nouveau pas (qui) semble devoir être franchi avec l’étude systématique des différents aspects de cette doctrine".

1183.

Les questions ont été posées à une centaine de personnes dont André Crépin, D. Demerson, Jacques Madaule, Paul Germain, Jean Onimus, E. de Véricourt, André Grenet, Joseph Folliet, Jean de Fabrègues, André Astier, Claude Soucy, Carlos Santamaria, Jacques Blanc, René Dosieres, Henri Rollet, Robert Bosc, Jean Hassenforder, Paul Chauchard, Michel de Chalendar, Edmond Michelet, Louis de Mijolla, ARMA.

1184.

17 mai 1963, "Les laïcs et la vie de l’Église".

1185.

Voir "Laïc", dans Catholicisme.

1186.

Sujet à la mode puisque les 40è journées universitaires de la Paroisse universitaire sont consacrées à la pauvreté. Voir Cahiers universitaires catholiques, 9-10, 1963.

1187.

RD 49, La pauvreté. Des sociétés de pénurie à la société d’abondance, décembre 1964, 207 p. RD 56, Saints d’hier et sainteté d’aujourd’hui, septembre 1966, 198 p.

1188.

Jean-Marie Aubert, "Pauvreté", dans Catholicisme, p. 984.

1189.

Article "Pauvreté chrétienne", dans Dictionnaire de spiritualité p. 677.

1190.

Nikita Struve crée un Comité de défense des chrétiens en URSS avec l’appui de François Mauriac. Voir Pierre Grémion, "Écrivains et intellectuels à Paris", dans Le Débat, 103, janvier-février 1999, p. 79.

1191.

Lettre de Jean-Louis Monneron à Ramon Sugranyes de Franch, 8 novembre 1965, 2 p., ARMA.

1192.

"L’avenir de l’Église" p. 207.

1193.

"La situation actuelle de la théologie en Allemagne", dans RD 51, juin 1965, p. 223.

1194.

Idem, p. 224.

1195.

Sur le rapport entre sacerdoce ministériel et sacerdoce des fidèles : voir l’article "Sacerdoce", dans Dictionnaire de spiritualité.