b) "C’est moi Joseph": le judaïsme, base commune de la foi 1221

En 1954 lors de la SIC consacrée à l’homme, François Mauriac s’était exclamé :

‘"Rassurez-vous : je ne toucherai pas ici à cet immense sujet : le racisme, l’antisémitisme dans les nations chrétiennes et singulièrement chez les catholiques. Beaucoup de causes y ont concouru et l’instinct profond de la haine se fortifie ici de toutes les excuses que lui fournit l’Histoire. Quelles que soient ces excuses et ces raisons permettez-moi seulement de marquer ici ce qui toujours m’a paru inexplicable : le fait que le Christ ait été un enfant juif, un adolescent juif, un homme juif, que sa mère ait ressemblé à cette petite fille juive que nous connaissons peut-être, combien il est étrange que cela n’ait pas pesé, ou ait pesé si peu dans la balance pour faire contrepoids à une haine qui s’est fortifiée de siècle en siècle jusqu’au nôtre, ils en ont été l’effroyable aboutissement. Enfants juifs qu’un sombre matin de l’Occupation ma femme a vus à la gare d’Austerlitz parqués dans des wagons de marchandises, gardés par des policiers français, vous resterez à jamais présents à mon cœur et à ma pensée. Ici et parce que l’amertume du dégoût nous emplit la bouche, arrêtons-nous à une autre leçon qui nous est proposée par cette vue du Christ fait homme." 1222

Antisémitisme : le sujet est sensible et porte aussitôt à tensions, mais il tient à cœur à l’équipe. Elle lui consacre sept débats, principalement organisés à la fin de la décennie 1950 1223 . Un cahier est même prévu sur la question, à l’image de celui consacré à l’islam, mais il n’aboutit pas 1224 .

Tableau des débats et conférences sur le judaïsme
Débats et conférences 1947-1957 1958-1965 1966-1976 1947-1976
Judaïsme et Israël 0,7% 2,6% 0% 1,2%

L’intérêt est donc modeste mais réel ; plusieurs fidèles du CCIF sont des judéophiles profonds : c’est le cas du président Henri Bédarida, du vice-président Henri-Irénée Marrou, du père Daniélou et de Jacques Madaule. Tous les quatre font partie de l’Amitié judéo-chrétienne fondée en 1947 par l’historien juif, Jules Isaac 1225 . Henri-Irénée Marrou en est le premier président 1226 , tandis qu’Henri Bédarida en devient le premier trésorier. Après la démission d’Henri-Irénée Marrou, c’est Jacques Madaule qui, pendant plus de vingt ans, préside l’association. L’abbé Pézeril, très présent au sein de la première équipe du "61" est également proche de ce cercle 1227 . Il y a donc, juste après la guerre, puis par la suite, rue Madame un cercle de fidèles convaincus de la nécessité d’entamer un dialogue avec les juifs. Deux orientations sont privilégiées : d’une part, un ensemble de réflexions sur l’État d’Israël et son attitude à l’égard des autres peuples, sur le sens de sa présence pour le christianisme et pour l’humanité ; d’autre part, une analyse de la spécificité confessionnelle du judaïsme et du dialogue entre les religions du bassin méditerranéen. Il faut y ajouter les débats consacrés aux recherches sur l’Ancien et le Nouveau Testament qui mettent en valeur le lien étroit entre le peuple élu et le peuple chrétien. En 1944-1945, le père Brillet avait donné douze cours sur l’Ancien Testament et douze cours sur la littérature historique de la Bible. En février 1950 a lieu un débat important sur les lectures possibles de la Bible, en présence des pères Daniélou, Dubarle, Auvray et de l’abbé Starcky 1228 . En 1954, le père Daniélou analyse la portée historique des manuscrits de la Mer Morte. Pour parler de ces sujets, sont invités des catholiques ; des juifs convertis au catholicisme comme le père Paul Démann de Louvain ; et des juifs comme le rabbin Léon Askenazi 1229 ou le philosophe Emmanuel Lévinas, introducteur de la pensée d’Edmund Husserl en France. Le cheminement philosophique de ce dernier est exemplaire de la démarche que développent les intellectuels du "61" : la référence religieuse, si essentielle dans son œuvre, est subordonnée soit à l’éthique, soit à l’intelligibilité rationnelle 1230 . Emmanuel Lévinas, alors qu’il n’a pas encore atteint la notoriété qui fera de lui l’un des maîtres à penser du monde contemporain, vient deux fois : en 1958, alors qu’il est directeur de l’École nationale israélite orientale, pour évoquer les bases communes de la civilisation méditerranéenne ; et en 1968, (il vient juste d’être nommé maître de conférences à Nanterre) pour la Semaine consacrée à Jésus-Christ. Parmi les autres juifs, il faudrait signaler également ceux qui, invités une fois ou deux, représentent la force du judaïsme culturel et la volonté d’un rapprochement entre catholiques et juifs : Edmond Fleg, André Neher ou André Chouraqui 1231 .

Il faut cependant attendre 1963 pour que le CCIF organise un débat public strictement consacré au dialogue judéo-chrétien. Il n’y a donc rien sur les grandes avancées que constitue le "Conseil international des Chrétiens et Juifs", qui se tint à Seelisberg en Suisse, et lors duquel des ‘"théologiens catholiques et protestants d’un commun accord, élaborèrent neuf thèses, pour redresser un certain nombre de positions "classiques" concernant la présentation de la question d’Israël dans l’enseignement catéchétique"’ ‘ 1232 ’ ‘.’ Les débats spécifiquement confessionnels se situent donc après la symbolique visite de Jules Isaac à Jean XXIII, le 13 juin 1960, au moment où se tient la réunion du Conseil œcuménique des Églises à New Delhi au cours de laquelle une déclaration condamne l’antisémitisme. Les débats cessent au moment où l’Église romaine entreprend un dialogue officiel avec les religions non chrétiennes. Nostra aetate promulguée en 1965 rappelle, dans son paragraphe 4, les liens qui existent entre catholicisme et judaïsme : ‘" (…) scrutant le mystère de l’Église, le concile se souvient du lien qui unit spirituellement le peuple du nouveau testament à la descendance d’Abraham"’ ‘ 1233 ’. Le dialogue officiel avec les juifs est désormais lancé et s’organise grâce à la création de la Commission vaticane pour les rapports entre catholiques et juifs, en 1966 ; d’autres organes officiels suivront 1234 . Le CCIF, quant à lui, se désintéresse de la question : rien n’est organisé au moment de la guerre des Six-Jours 1235 qui pose de nouveau la légitimité d’Israël, alors qu’en d’autres lieux de l’engagement chrétien le sujet est traité 1236 . Le problème de Jérusalem n’est pas non plus évoqué alors qu’il est un enjeu fondamental dans les guerres israélo-palestiniennes. Si l’engagement politique est globalement délaissé par le "61" pour l’expertise, il semble que son silence sur la question juive doit autant s’expliquer par une autre grille d’explication. Le CCIF se heurte en effet à la division des intellectuels juifs (rassemblés depuis 1956 dans les Colloques des intellectuels juifs de langue française 1237 ) sur la question de l’État d’Israël et plus particulièrement sur la question arabe. Ces tensions conduisent donc le CCIF à éviter de traiter de certaines questions, puisque les principaux protagonistes s’y refusent eux-mêmes 1238 .

L’équipe n’a pas attendu Nostra Aetate, premier document solennel de l’Église sur l’islam 1239 , pour s’intéresser à cette religion. Dès 1946, elle organise les premières conférences mue par un désir de compréhension et de respect.

Notes
1221.

Ancien Testament, Genèse, 45-4. Exclamation de Jean XXIII lors de sa rencontre avec Jules Isaac.

1222.

SIC 1954, p. 248.

1223.

"Le sentiment mystique chez Israël", 23 avril 1951 avec Edmond Fleg, Vaïda, le père Daniélou et le rabbin Zaoui. "Juifs et nations", 26 novembre 1956 avec Dan Avny, Jacques Nantet, le père Démann et Jacques Madaule (retranscrit dans RD 18, février 1957, p. 202-221). "Le dernier des justes", 7 mars 1960 avec Paul-André Lesort, Jacques Madaule, A.-M. Schmidt et le père Guissard (retranscrit dans RD 32, octobre 1960, p. 67-97). "Signification permanente d’Israël", 20 avril 1961 avec le père Démann, P. Dreyfus, Claude Tresmontant et P. Goutet. "L’État d’Israël et les Églises", 16 mai 1961 conférence de Kolbi. "Les juifs dans notre monde", 25 mars 1963 avec A. Memmi, Jacques Madaule et Jacques Nantet. "La fin du peuple juif de Georges Friedmann", 16 décembre 1965 avec Georges Friedmann, Léon Askenazi, Jacques Madaule et l’abbé Cazelles.

1224.

Compte rendu de la réunion du 18 octobre 1969, p. 3.

1225.

Ce fervent défenseur des juifs a montré comment "l’enseignement du mépris" était en partie responsable de l’antisémitisme.

1226.

Peu de temps d’ailleurs puisqu’il est l’auteur d’un article critique sur un ouvrage de Jules Isaac: "Trois apostilles", dans Esprit, juin 1949. Article dans lequel Henri-Irénée Marrou selon Pierre Pierrard concluait que le peuple juif était déicide. Voir Juifs et catholiques français, op. cit., p. 359.

1227.

Il sera reconnu d’ailleurs "Juste parmi les Nations" pour son action en faveur des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

1228.

"Comment faut-il lire la Bible : exégèse littérale ou théologie biblique ?", 6 février 1950 avec le père Dubarle, le père Daniélou, le père Auvray et l’abbé Starcky, retranscrit dans RD 8, supplément sciences religieuses, mars 1950, p. 1-20.

1229.

Directeur du Centre universitaire d’Études juives.

1230.

"Emmanuel Lévinas", dans Dictionnaire des philosophes, Encyclopaedia universalis, Albin Michel, 1998, p. 907.

1231.

Edmond Fleg est un poète juif, ami de Charles Péguy, il est l’un des piliers de l’Amitié judéo-chrétienne. André Neher est né en 1918, il œuvre pour la connaissance du judaïsme sur lequel il rédige plusieurs ouvrages.

1232.

Article "Juifs et chrétiens", dans Catholicisme.

1233.

Voir à ce sujet Pierre Pierrard, Juifs et catholiques français, op. cit., p. 368 et sequentes.

1234.

Voir "Judaïsme", dans Dictionnaire de la papauté, op. cit.

1235.

Cette troisième guerre depuis la constitution de l’État d’Israël a lieu en juin 1967 et se déroule tant sur le canal de Suez que sur le front du Golan.

1236.

Chronique "Moyen-Orient", dans Christianisme social, 1968, 1-2, p. 101-112.

1237.

Il semble d’ailleurs que la formule de la Semaine des intellectuels catholiques ait séduit plus d’un intellectuel juif (comme André Neher, ancien orsayiste), il est donc possible qu’ils s’en soient servi comme modèle pour lancer le colloque des intellectuels juifs. Daniel Lindenberg, l’auteur de l’article sur les colloques juifs dans le Dictionnaire des intellectuels français, n’évoque cependant pas cette hypothèse, p. 287-289.

1238.

Sur ces colloques juifs, il n’y a malheureusement aucune étude précise.

1239.

Voir à ce sujet "Musulmans et chrétiens", dans Catholicisme, p. 900-907 et J.-P. Ries, Les chrétiens parmi les religions, tome V, Manuel de théologie, sous la direction de Joseph Doré, op. cit., p. 411 et sequentes.