c) La compréhension de l’islam et des autres religions

Sur la confession musulmane, sept débats sont organisés entre 1946 et 1963, une séance de la SIC 1959 est consacrée à la mystique musulmane 1240 et un cahier est publié en 1965 1241 .

Tableau des débats et conférences sur l’islam
Débats et conférences 1947-1957 1958-1965 1966-1976 1947-1976
Islam 0,7% 1,1%   0,7%

Dès 1946, le père Abd-El-Jalil, franciscain d’origine musulmane et le père Pierre Charles, animateur des Semaines de missiologie de Louvain sont invités à s’exprimer sur cette question. Par la suite, les sujets touchent autant la spécificité de la confession que les contacts possibles entre les religions : "L’islam et la liberté" en 1952 1242 , "L’islam et la condition moderne de la femme en 1956" 1243 , "La réaction de l’Afrique noire au christianisme et à l’islam" 1244 sont ainsi tour à tour étudiés. Le cahier est principalement organisé par le père Abd-El-Jalil qui dans le liminaire rappelle la précarité du dialogue islamo-chrétien. Pour pallier cette carence, il faut, remarque-t-il, mieux connaître l’islam. Le cahier rassemble donc des articles sur des sujets concrets comme les problèmes du développement, le droit musulman, la langue arabe. D’autres articles analysent ensuite la spécificité de l’islam ; d’autres enfin, plus théologiques, s’intéressent à la modernité et à la spiritualité musulmanes. Le cahier est une double réussite : par la qualité des articles proposés mais aussi par le choix de demander au père Abd-El-Jalil de rédiger le liminaire. Faire introduire en ces années de tensions ce sujet par un franciscain originaire d’une famille musulmane reste encore une gageure (lui-même d’ailleurs craignait le mécontentement de lecteurs musulmans 1245 ).

Pour étudier l’islam très peu de musulmans ont été invités : seuls Nadjoum dine Bammate, membre de l’UNESCO et Amadou Hampate Ba, Peul du Mali, sont venus. Le premier, en 1952, fait une conférence sur la liberté dans l’islam, le second participe au colloque sur la culture noire 1246 . Pour pallier cette absence, le CCIF s’entoure de chrétiens au contact de l’islam. Il fait d’abord appel à Louis Massignon, orientaliste de renom, professeur au collège de France 1247 . C’est en tant que spécialiste de la mystique musulmane et plus spécialement de Al-Hallaj, un martyr mystique de l’islam, mais plus encore comme témoin spirituel du père de Foucauld et de l’abbé Monchanin qu’il est sollicité. Celui qui a exploré "la ligne de crête de l’islam", animateur des sodalités de la Badaliyya qu’il avait fondées dans les années 1940 1248 , a pris également position pour la décolonisation aux côtés de François Mauriac et de Robert Barrat. A la mort de l’orientaliste, le président du CCIF, Olivier Lacombe, dans un rapide article dira toute la dette de la communauté catholique à son égard. Quelque temps plus tard, un débat rassemble ses amis 1249 . Les disciples de Louis Massignon sont également très présents : le père Jean-Marie Abd-El-Jalil, Roger Arnaldez 1250 , le frère Louis Gardet 1251 , l’abbé Michel Hayek 1252 , l’abbé Joseph Moubarak. Autant de personnalités qui sont au cœur d’un travail sur l’identité islamique et qui dès, les origines, ont eu leur place au Centre. Le "61" puise également à pleines mains dans les viviers que constituent les Semaines de missiologie de Louvain, le Cercle saint Jean-Baptiste (où se retrouvent le père Dalmais, l’abbé Duperray, l’abbé Hayek, le père Houang …) 1253 ou encore l’Institut dominicain d’études orientales du Caire (avec les pères Anawati 1254 et de Beaurecueil) spécialisé en égyptologie et en islamologie et dont l’un des objectifs est le dialogue avec les élites musulmanes 1255 .

Dès ses origines, le CCIF s’est refusé à une conception politisée et à un sentiment de mépris à l’égard de l’islam alors que les tensions de la guerre d’Algérie avaient accru la haine du musulman au sein de la société française.

L’équipe s’attache également à développer la compréhension d’autres formes mystiques qu’il s’agisse du bouddhisme ou l’hindouisme. Trois débats sont consacrés à l’hindouisme : en février 1952, en juin 1954 et lors de l’hommage vibrant rendu à l’abbé Jules Monchanin 1256 . Olivier Lacombe joue ici un rôle fondamental : n’a-t-il pas été invité par Jacques Maritain à s’intéresser aux courants mystiques de l’Asie ? Sans aucun esprit de concordisme et avec le seul souci de veiller au respect mutuel, le CCIF engage une réflexion approfondie du dialogue interreligieux et pose ainsi les premières pierres du concept d’inculturation 1257 .

Le dialogue se fait en revanche très rarement à trois voix. Un seul débat rassemble les représentants des confessions catholique, protestante et juive, le 25 novembre 1947 à propos de La Vingt-cinquième heure ou la tentation technocratique de Virgil Gheorgiu. Gabriel Marcel (qui a lancé l’auteur jusqu’alors inconnu sur la scène parisienne), le père Dubarle, le pasteur Westphal et le juif Edmond Fleg se réunissent pour souligner leur communauté de pensée face au totalitarisme 1258 . L’expérience n’est cependant pas renouvelée avant 1965. Ce qui l’est en revanche c’est l’appel très régulier aux intervenants protestants ou orthodoxes. Le courant barthien est alors largement représenté en la personne du pasteur Charles Westphal qui vient trois fois ou, un peu plus tard, des pasteurs Jean Bosc et André Dumas 1259 . Les orthodoxes assez présents dans les années 1940 s’éloignent ensuite.

Part des protestants invités (1946-1976)
    46-51 52-57 58-65 66-76 Total
Interventions totales 770 1012 1581 1371 4734
Dont interventions de protestants 9 9 25 40 83
% d’interventions de protestants 1,2% 0,9% 1,6% 2,9% 1,8%
Tableau Liste des protestants invités (1946-1976) (plus de 2 interventions)
  Intervenants Nombre d’interventions
  Noms Prénoms 46-51 52-57 58-65 66-76 Total
1 Dumas André 0 0 3 11 14
2 Bosc Jean 1 0 3 3 7
3 Ricœur Paul 0 2 3 2 7
4 Ellul Jacques 0 0 1 4 5
5 Westphal Charles 3 0 2 0 5
6 Philip André 0 1 3 0 4
7 Burgelin Pierre 0 1 1 1 3
8 Goguel François 2 0 0 1 3
9 Boegner Marc 0 0 2 0 2
10 Carbonnier Jean 0 0 0 2 2
11 Dumas Francine 0 0 2 0 2
12 Quéré France 0 0 0 2 2
13 Schutz Roger 0 0 1 1 2

Quatre personnalités prédominent et tout particulièrement la figure du pasteur André Dumas : il intègre la petite équipe des fidèles collaborateurs, puis est invité à participer aux réunions du comité de rédaction (il est d’ailleurs le seul protestant). Barthien convaincu, il s’intéresse tout particulièrement aux défis éthiques du monde contemporain et au dialogue œcuménique. Le pasteur Bosc est également un interlocuteur privilégié, tout comme le philosophe Paul Ricœur. La démarche philosophique de ce dernier, au croisement de la phénoménologie et de l’herméneutique, fait de lui un penseur original. Le CCIF lui donnera l’occasion de nombreuses fois de s’exprimer 1261 considérant son œuvre comme majeure alors qu’il connaît dès le début des années 1960 (et le phénomène s’amplifiera à partir de la crise étudiant de 1970 à Nanterre) un certain ostracisme de la part des structuralistes 1262 .

Le Centre catholique des intellectuels français joue un rôle important dans l’histoire du catholicisme par la reconnaissance qu’il introduit des autres religions. Cet effort d’ouverture, il le manifeste également envers l’incroyant. Il choisit alors de reconnaître celui qui ne croit pas, comme un frère qui a quelque chose à lui dire. Il décide de lui ouvrir généreusement les portes de la Semaine des intellectuels catholiques.

Notes
1240.

Participation de Roger Arnaldez sur Al-Ghazali.

1241.

Islam, civilisation et religion, RD 51, juin 1965, 227 p. Collaboration du frère Gardet, de Roger Arnaldez, du père Fisset, du père Anawati, du père Monteil, du père Hayek, du père Borrmans, du docteur Bannert, de Pierre Marthelot.

1242.

Conférence de Nadjmou dine Bammate, 18 février 1952, RD 1, op. cit.

1243.

6 février 1956, Charles-André Julien, André de Peretti, Mme Popovitch et le père Abd-El-Jalil.

1244.

2 mars 1959 avec Georges Balandier, Froelich et Roger Bastide.

1245.

Lettre du père Abd-El-Jalil à l’abbé Biard, 2 décembre 1964, 1 p, ARMA. Le père Abd-El-Jalil avait été déclaré mort par sa famille à la suite de sa conversion au catholicisme, voir Françoise Jacquin, Histoire du Cercle saint Jean-Baptiste, op. cit., p. 71.

1246.

Témoignage d’Odette Laffoucrière à l’auteur.

1247.

Le 26 avril 1948 : "La valeur du monde pour le chrétien" avec Étienne Borne, Gabriel Marcel, le père Montuclard, le père Russo et le père Rideau. Le 20 mars 1950 : "Ordre temporel et vérités religieuses" avec l’abbé Berrar, le père Bouillard, le père Congar, Nussbaum, l’abbé Richard (retranscrit dans RD 10, juillet 1950, p. 1-16). Le 26 novembre 1951 : "La Sainte Vierge a-t-elle été enterrée à Éphèse ?". 25 janvier 1954 : "Les Nord-Africains en France" avec Alain Girard, le père Ghys, Alfred Sauvy (retranscrit dans RD 11, art. cit.). Le 17 février 1958 : "Présence du père de Foucauld" avec Robert Barrat, Michel Carrouges et l’abbé Six. Il vient également à la SIC 1949. Sur Louis Massignon : Jacques Keryell sous la direction de, Louis Massignon et ses contemporains, op. cit., voir également son recueil d’articles Parole donnée publié en 1962.

1248.

La badaliya (ou badaliyya) est un effort de substitution fraternelle.

1249.

"In memoriam Louis Massignon", RD 42, mars 1963, p. 175-176. En avril 1963, avec André de Peretti, l’abbé Moubarak, Olivier Lacombe, Pellat.

1250.

Né en 1911, agrégé de philosophie, professeur de philosophie et de civilisations musulmanes à Lyon à partir de 1956.

1251.

Connaître l’Islam (Fayard, 1958) a été pendant longtemps une excellente initiation au sujet. Ce dernier d’ailleurs était un fidèle disciple de Jacques Maritain qui avant même de rencontrer le foyer de Meudon était déjà bien engagé dans la connaissance du monde musulman. Voir à ce propos "Témoignage", dans Cahiers Jacques Maritain, 10, octobre 1984.

1252.

Libanais maronite comme l’abbé Moubarak.

1253.

Françoise Jacquin, Histoire du Cercle saint Jean-Baptiste, op. cit.

1254.

Dominicain thomiste, il est spécialiste d’Avicenne.

1255.

Voir l’article de Georges Anawati, "Institut dominicain d’études orientales", dans Catholicisme.

1256.

"L’hindouisme et la liberté "avec Olivier Lacombe et le père D’Souza (retranscrit dans RD 1, op. cit.). 1er Juin 1954, "Les courants actuels de l’hindouisme" avec Olivier Lacombe et le père Fallon. "Hommage à Jules Monchanin", avec l’abbé Duperray, Pierre Emmanuel, Filliozat, Robert Flacelière, Louis de Mijolla, les pères Dalmais et Deleury. L’abbé Monchanin s’était installé en Inde et avait fondé un ashram chrétien.

1257.

Voir Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté, op. cit., p. 234-235 et pour le concept d’inculturation l’article Jacques Gadille, "L’inculturation chrétienne est-elle possible ? Essai d’analyse théorique et expérimentale", dans Recherches et documents du Centre Thomas-More, 39, 1983, p. 35-50, repris par Régis Ladous : "Jacques Gadille et la mission de l’Église", dans Mélanges offerts à Jacques Gadillle, sous la direction de Jean-Dominique Durand et Régis Ladous, Beauchesne, 1992, p. 13.

1258.

RD 7, décembre1949-janvier 1950, art. cit.

1259.

Né en 1918, le pasteur Dumas enseigne d’abord à Strasbourg puis à la Faculté de théologie protestante de Paris à partir de 1961. Il est également membre du comité directeur d’Esprit.

1260.

Voir la liste complète des intervenants protestants en annexe.

1261.

Il est invité à la SIC 1958, 1962 1963 et aux cahiers : 33, 36, 46, 63.

1262.

Voir François Dosse, Paul Ricœur . Les sens d’une vie, op. cit.