3. La pédagogie du dialogue : la Semaine 1964

a) "Et pour vous, qui dites-vous que je suis ?"

Accueillir l’Autre et dialoguer avec lui avait été un souci originel du CCIF. Cet effort correspondait d’ailleurs à celui de la théologie contemporaine qui s’efforçait ‘"d’accueillir comme une dimension indépendante et autonome l’espace du monde dans lequel elle doit proclamer son message"’ ‘ 1263 ’ ‘.’ Le dialogue plus spécifiquement des catholiques avec les communistes avait connu déjà bien des péripéties depuis la fameuse main tendue de Maurice Thorez aux catholiques en 1936 1264 : l’Église catholique lui avait toujours manifesté son hostilité, et seules des expériences d’hommes à hommes, avaient pu avoir lieu. Telles avaient été celles que le père Daniélou avait organisées, non sans mal, pendant la guerre, dans son bureau. Dès 1946, elles avaient disparu, le dialogue étant devenu impossible 1265 . En 1949, un décret du Saint-Office figeait de fait tout processus de dialogue.

Au début des années 1960, la fin de la guerre froide et l’épanouissement d’un certain climat de coexistence pacifique conduisent l’Église à assouplir son attitude à l’égard des communistes. En 1963, Jean XXIII évoque clairement les rencontres entre catholiques et mouvements athées dans Pacem in terris, que Paul VI, dans sa première encyclique Ecclesiam Suam, confirme. L’équipe une nouvelle fois n’a pas attendu cette ouverture pour inviter des incroyants. Dès ses origines, elle les avait invités, mais leur présence était restée modeste. Les communistes, tout particulièrement, étaient très rarement présents : Jean Cassou, le conservateur du Musée moderne de Paris, était venu deux fois mais comme spécialiste de l’art ; seule la présence du philosophe Maurice Merleau-Ponty avait eu une réelle signification idéologique. En revanche, le processus d’ouverture à l’égard des incroyants se développe à l’arrivée de la nouvelle équipe menée par François Bédarida. Communistes et ex-communistes (depuis le choc qu’a constitué pour la cléricature, l’année 1956 1266 ) sont particulièrement sollicités. Les premières invitations sont d’abord faites auprès d’intellectuels qui cherchaient un "au-delà du marxisme" 1267 . Parmi eux se trouvent Colette Audry et Edgar Morin, co-fondateurs de la revue Arguments. Par la suite, l’équipe organise en février 1964 un colloque sur l’histoire qui réunit sociologues, philosophes et théologiens catholiques, marxistes et ex-marxistes. Sur les 200 invitations lancées, 58 personnes, dont Fernand Braudel, Adeline Daumard, Alphonse Dupront, François Furet, Jean-Noël Jeanneney, Dominique Julia, Ernest Labrousse, Jacques Le Goff, Robert Mandrou, Pierre Nora, Michelle et Jean-Claude Perrot, Émile Poulat, Daniel Nordman, Pierre Toubert, Pierre Vilar ou encore Raymond Weil, acceptent l’invitation 1268 . Alphonse Dupront présente un exposé sur "Passé, présent et histoire" ; le chanoine Aubert s’interroge sur "Historiens croyants et historiens incroyants devant l’histoire religieuse" ; Pierre Vilar traite d’"Histoire sociale et philosophie de l’histoire" ; et enfin, Maurice Crubellier présente les grandes lignes de l’enseignement de l’histoire. Le colloque avait ainsi réussi à drainer les plus grandes autorités de l’histoire ; leur présence soulignait également l’attrait que pouvait constituer, aux yeux d’une élite étrangère à tout christianisme, le CCIF. La publication du colloque bénéficiait en outre d’un compte rendu très positif des Annales. Économies, Sociétés, Civilisations 1269 .

Fort de cette expérience, l’équipe pense que la Semaine, qui avait manifesté jusqu’alors la vigueur de la pensée et de la diversité catholique, avait fait son temps en tant que groupement centré sur sa confession et qu’il convenait d’entreprendre une nouvelle visibilité : celle du dialogue avec les incroyants. Le CCIF anticipe donc de deux ans le processus de dialogue que le Parti communiste français souhaite instaurer avec l’Église catholique, puisque c’est en 1966, lors de la session du Comité central sur les problèmes idéologiques et culturels, que les dirigeants communistes parlent ouvertement de dialogue avec les chrétiens 1270 . Depuis les origines ou presque la SIC était restée la Semaine des intellectuels catholiques. Certes, elle s’était ouverte progressivement, dans ses séances privées, à des protestants et des incroyants ; puis elle avait fait appel à des spécialistes incroyants : Raymond Aron et Paul Ricœur avaient été ainsi invités à la SIC 1958 sur les nationalismes 1271 . Aucun n’était venu 1272 . Mais le philosophe protestant avait accepté l’année suivante de participer à la SIC 1959 sur le Mystère. Cette Semaine 1959 avait essayé de s’ouvrir à d’autres incroyants puisque l’architecte Le Corbusier et le comédien Jean-Louis Barrault avaient été également invités ; l’un et l’autre avaient décliné l’invitation. En 1962, l’équipe relance donc l’expérience en invitant la protestante Francine Dumas.

Mais le projet de 1964 est d’une toute autre ampleur : il s’agit de demander à différents incroyants (et pas seulement des marxistes) l’expérience qu’ils ont de leur absence de Dieu. Il s’agit donc de montrer la multiplicité des formes d’incroyance pour mieux apprendre à dire sa propre foi. L’Autre apparaît alors comme un purificateur de l’expérience de foi du catholique. Le thème est retenu : ce sera l’athéisme.

‘"L’originalité de cette Semaine 64 sera de donner pour une large part la parole aux incroyants comme aux croyants, voire à ceux qui auraient du mal à définir leur attitude d’esprit en termes de croyance ou d’incroyance (…) se trouve donc écarté tout dessein de prédication ou d’apologétique : la confrontation avec autrui devra seulement permettre à chacun de serrer au plus près sa propre authenticité. Mais il reviendra ensuite aux croyants de tirer un certain nombre de leçons qui seront autant d’invitation au renouvellement et à l’approfondissement de la recherche." 1273

L’équipe se lance donc avec enthousiasme dans le projet. Elle sait que le public des Semaines est favorable à cette évolution : le questionnaire judicieusement distribué pendant la SIC 1963 et posant la question de l’éventail des invités était très clair. A la question ‘"souhaitez-vous que la SIC accueille des conférenciers incroyants"’, 80% des personnes avaient répondu "oui" 1274 .

Ce qui apparaît à certains comme le piège du relativisme et d’un consensus à la mode de l’ouverture, est en réalité une construction bâtie sur un argument pastoral : il s’agit certes de manifester une Église accueillante à l’Autre, mais tout autant, de mieux cerner les motivations de l’incroyance ou de l’indifférence afin de déterminer par quelles voies traditionnelles et actuelles Dieu peut être reconnu et aimé. Parmi les incroyants ceux qui apparaissent comme les plus représentatifs de l’absence de Dieu sont à la fois les structuralistes, les post-marxistes et surtout les communistes. Ce sont donc les plus représentatifs de ces différents courants auxquels le CCIF fait signe : le poète communiste Louis Aragon, le sociologue Georges Balandier, le critique structuraliste Roland Barthes, l’historien communiste Jean Bruhat, le sociologue anti-marxiste Roger Caillois, l’idéologue du PCF Roger Garaudy, le sociologue Lucien Goldmann, le romancier de gauche Roger Ikor, le philosophe marxiste Henri Lefebvre, l’ethnologue structuraliste Claude Lévi-Strauss, le sociologue revenu du marxisme Edgar Morin, le philosophe Alexis Philonenko, le généticien et homme de lettres Jean Rostand, le scientifique Laurent Schwartz. Plusieurs sont déjà venus au Centre et le connaissent : c’est le cas de Roger Caillois et Henri Lefebvre venus une fois l’un et l’autre ou de Lucien Goldmann venu deux fois. D’autres bien qu’invités ne sont jamais venus tel Claude Lévi-Strauss 1275 . Quant à Roland Barthes 1276 ou Roger Garaudy, ils n’ont jusqu’alors jamais été sollicités. L’éventail des invités est large : ce sont des communistes strictes, ou des intellectuels en rupture d’engagement marxiste, ou encore des athées sans engagement politique spécifique tels certains structuralistes.

Les réponses affluent assez vite : Georges Balandier, Jean Bruhat, Roger Garaudy, Roger Ikor, Edgar Morin, Jacques Natanson, Laurent Schwartz acceptent de venir parler de ce "Dieu inconnu". La Semaine est prévue entre le 18 et le 24 novembre 1964. Le 6 octobre, elle est reportée en mars 1965 1277 . Sobrement les organisateurs déclarent : ‘"Cette Semaine s’est heurtée à plus de difficultés que nous ne le prévoyions."’ ‘ 1278

Notes
1263.

Bilan de la théologie au XXè siècle, op. cit., tome 1, p. 77.

1264.

Voir Étienne Fouilloux, "40 ans de "main tendue" et ceux qui l’ont prise", dans Autrement, février 1977, 8, "A gauche ces chrétiens …groupuscules isolés ou mouvement d’avant-garde ?", p. 83.

1265.

Voir le témoignage de Jean-Marie Lapierre, "Dialogue avec les communistes", dans Le personnalisme d’Emmanuel Mounier , hier et demain, pour un cinquantenaire, colloque, organisé par l’association des amis d’Emmanuel Mounier, Le Seuil, 1985, p. 111.

1266.

Voir "L’année 1956", dans Dictionnaire des intellectuels, op. cit.

1267.

Sandrine Treiner, "Arguments", dans Dictionnaire des intellectuels, op. cit., p. 79.

1268.

Ne sont cités ici que ceux qui ne sont jusqu’alors jamais venu au "61".

1269.

Alice Gérard, "Pour une déontologie de l’histoire", dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, novembre-décembre 1965, p. 1285-1288. Le cahier fait aussi l’objet d’un article d’André Latreille dans Le Monde, "L’histoire a-t-elle un sens ?", avril 1965. Le cahier comporte outre les comptes rendus des exposés, une analyse critique des différentes écoles historiques par de jeunes historiens (Dominique Julia, Philippe Levillain, Daniel Nordman et André Vauchez) ; un article de Pierre Sorlin sur "Marxisme, politique et enseignement de l’histoire en URSS" et publié dans le cahier fit date.

1270.

"Déblocage sur trois points décisifs et qu’il est possible de suivre à trois étapes-clés de son déroulement : 1966, session du Comité central sur les problèmes idéologiques et culturels ; 1970, interview de G. Marchais, à La Croix ; 1974-1976, 21è et 22è Congrès". Étienne Fouilloux, "40 ans de "main tendue" et ceux qui l’ont prise", art. cit., p. 89.

1271.

Réponse négative de Paul Ricœur, 2 mai 1958, p. 1, "dossier SIC 1958", ARMA.

1272.

La raison de Raymond Aron reste inconnue, Paul Ricœur refuse de traiter du marxisme un sujet qu’il dit ne pas maîtriser.

1273.

Projet de la Semaine adressé à Mgr Veuillot, p. 1, "dossier SIC 1964", carton 11, AICP.

1274.

Réponses au questionnaire de la SIC 1963, dans correspondance 1964, ARMA. Voir en annexe les questions et les réponses.

1275.

Claude Lévi-Strauss refuse de participer à la SIC pour son caractère confessionnel, 8 juin 1964, p. 1, "dossier SIC 1964", carton 11, AICP.

1276.

Réponse de Roland Barthes "Je le répète, si, une année, vous choisissez un thème qui recoupe la familiarité spontanée de mes préoccupations (par exemple sur le langage), je me joindrais sans aucune réserve à vos débats", 2 juillet 1964, p. 1-2, "dossier SIC 1964", carton 11, AICP.

1277.

Lettre circulaire, ARMA.

1278.

François Bédarida à Lucien Sebag, 12 octobre 1964, p. 1.