b) Le dialogue avec les marxistes : une expérience de relativisme ?

Les difficultés sont en fait multiples. Elles proviennent d’abord des fidèles amis du CCIF qui se refusent à voir certains thèmes traités par des membres de l’intelligentsia communiste. Ce dernier cas est le moins grave, mais il contribue, à son niveau, à compliquer l’organisation de la nouvelle Semaine. Ainsi Pierre Emmanuel et Pierre-Henri Simon ne voient-ils pas l’utilité d’une séance consacrée à la littérature en la présence de Louis Aragon 1279 . Rien d’étonnant pour ces deux hommes qui ont été fortement marqués par la lutte contre le communisme ; le premier, après avoir été séduit quelque temps par un compagnonnage avec les communistes joue un rôle de premier plan au sein de La liberté de l’Esprit ; le second est engagé au sein du gaullisme. L’athéisme dans ses formes littéraires est donc abandonné pour une séance plus classique consacrée "Aux images de Dieu".

Il faut surtout s’efforcer de convaincre les fidèles amis de la richesse d’une confrontation avec les marxistes et de ses enjeux positifs pour l’Église conciliaire. Si un Marrou appuie l’équipe dans sa nouvelle démarche, d’autres sont plus réticents. Un Gabriel Le Bras y voit une dilution de l’identité catholique 1280 . Maurice de Gandillac, quant à lui, s’interroge :

‘"Sans critiquer le moins du monde le sujet de la Semaine, je dois avouer que les déclarations publiques concernant des réalités aussi mystérieuses que la foi en Dieu ou la connaissance de Dieu (...) me paraissent déplaisant." 1281

Tout en s’interrogeant sur la méthode, Maurice de Gandillac continuera à participer (modestement) aux activités du Centre en préférant d’ailleurs les travaux en petits comités ou les colloques fermés.

Les grosses difficultés viennent cependant de la hiérarchie. Celle-ci sans surprise a formulé son opposition dès la réception, au printemps 1964, de la liste des invités et des problématiques choisies. La Semaine, même si les organisateurs s’en défendent, est devenue avec le temps, un événement catholique de premier plan. La hiérarchie n’entend donc pas que ces quelques jours mettent le trouble dans le cœur et l’esprit des catholiques. Un dialogue avec les incroyants de toutes tendances apparaît certes important, mais, aux yeux de la hiérarchie, nécessite de nombreuses barrières de sécurité. Le point le plus litigieux concerne le dialogue avec les marxistes et tout spécialement le philosophe Roger Garaudy. Membre de la direction du Parti communiste français, il est son idéologue officiel. Après avoir été violemment hostile au christianisme (L’Église, les communistes et les chrétiens, publié en 1949 constitue une violente attaque contre l’institution), il cherche à partir des années 1960 à dégager des convergences entre le marxisme, l’existentialisme et le catholicisme et son Perspectives de l’homme. Existentialisme. Pensée catholique. Marxisme, publié en 1961, en lance les jalons. Roger Garaudy dirige également le Centre d’études et de recherches marxistes (CERM), depuis sa création en 1960.

C’est justement ce caractère doctrinaire qui déplaît à l’archevêché de Paris. Mgr Veuillot, évêque coadjuteur de Paris, chargé du dossier met son veto à la présence de Garaudy à la tribune. Les tractations vont donc commencer durant l’été 1964 entre l’abbé Biard, François Bédarida, Olivier Lacombe et Mgr Veuillot. La décision reste définitive : Garaudy doit être remplacé. L’équipe est humiliée : si l’Église est conciliaire, si elle se dit soucieuse de s’ouvrir au monde, elle reste, par ces pratiques, bien éloignée de la rénovation dont rêvent les laïcs 1282 . Il faut cependant obéir et annoncer à Garaudy la décision hiérarchique : un repas est organisé chez Jacques et Madeleine Madaule qui réunit le père Biard, François Bédarida et Roger Garaudy. Pour le remplacer l’équipe fait appel à Gilbert Mury, membre dirigeant du Parti communiste mais peu connu du grand public. L’abbé Charles Wackenheim, qui a achevé peu de temps auparavant sa thèse sur La faillite de la religion d’après Karl Marx 1283 , est chargé de lui répondre.

Le titre de la Semaine est également changé et devient "Dieu aujourd’hui". Changement de taille puisqu’il redonne à la Semaine un titre confessionnel et qu’il conduit les non-croyants à se situer dans une problématique chrétienne : "qu’est ce que Dieu pour vous".

Entre temps la chronologie des rapports entre marxistes et chrétiens s’est accélérée : en janvier 1964, la première étape d’un rapprochement officiel s’effectue lors de la participation de deux dominicains, les pères Jolif et Dubarle, à la Semaine de la pensée marxiste qui se tient à Paris 1284 . La Semaine de la pensée marxiste avait été créée en 1961, sur le modèle de la Semaine des intellectuels catholiques, pour manifester la recherche marxiste et son souci de dialoguer avec des intellectuels de la gauche non communiste 1285 . En février 1965 a lieu un colloque sur "La science et les idéologies" organisé par les journaux étudiants Le Cri et Clarté. Deux membres de l’UCSF, le père Dubarle et Louis Leprince-Ringuet, sont invités à dialoguer avec Laurent Schwartz et Jean-Pierre Vigier 1286 . Mais ces expériences sont sous haute surveillance hiérarchique : les propos du père Dubarle sont ainsi jugés insuffisants à l’égard des communistes et son livre, Dialogue avec les marxistes, est au même moment attaqué à Rome par le père Philippe de la Trinité pour la même raison 1287 .

De son côté, l’équipe poursuit son travail : le 6 mars 1965, Olivier Lacombe et François Bédarida envoient une note au Secrétariat de l’épiscopat pour expliquer les nécessités d’un tel dialogue. Le 9 mars 1965, dans un entretien à La Croix, François Bédarida et l’abbé Biard évoquent les raisons d’une telle nouveauté. Le feu vert a donc été donné.

Notes
1279.

"Il semble de plus en plus difficile de résoudre au mieux les problèmes de la Semaine car notre hypothèse de faire parler Aragon soulève les protestations de tous les amis littéraires auxquels nous avons pensé" précise ainsi François Bédarida à l’abbé Brien, 17 novembre 1964, p. 1, "dossier SIC 1964", carton 11, AICP.

1280.

Gabriel Le Bras avait reçu la visite de François Bédarida venu lui présenter les enjeux de la Semaine, le doyen s’était montré réticent à la nouvelle formule. Par la suite, il ne vient plus au Centre. Témoignage de François Bédarida à l’auteur.

1281.

Maurice de Gandillac à François Bédarida, 23 juin 1964, p. 1, "dossier SIC 1964", carton 11, AICP.

1282.

Les témoignages à cet égard sont unanimes pour souligner l’amertume à l’égard d’une Église autoritaire alors en plein concile.

1283.

PUF, 1963.

1284.

"Un dialogue avec les marxistes ?", La Documentation catholique, 15 mai 1965.

1285.

Article de Serge Wolikow, "Institut Maurice Thorez", dans Dictionnaire des intellectuels, op. cit., p. 608.

1286.

Une lettre de Mgr Veuillot au nonce Bartoli, en avril 1965, lèvera cependant tout soupçon sur les dispositions du père Dubarle : "Je viens de recevoir de celui-ci une Note sur son expérience du dialogue avec les marxistes. Or cette Note, par la lucidité et la fermeté de ses convictions , est de conduire à nous rassurer sur les convictions de ce religieux. Il reste qu’intellectuel par tempérament, le père Dubarle n’a pas toujours en réunion publique la vivacité et la netteté de répartie qui s’imposeraient pour éviter toute équivoque regrettable dans l’esprit des auditeurs", 17 avril 1965, p. 1, Papiers Veuillot, "Addendum", carton 7, AAP.

1287.

Lettre du 31 janvier 1965, 4 pages, Papiers Veuillot, "Addendum", carton 7, AAP.