c) "La foi écoute le monde" 1288

Le mercredi 10 mars 1965, la Semaine est ouverte en la présence d’Edgar Morin, de Laurent Schwartz, du père Dubarle et de Paul Germain, venus définir le champ de la croyance et celui de l’incroyance. Le 11, les différentes formes de non-croyance (entre athéisme et indifférence) sont analysées par Roger Ikor, Jacques Natanson, Mgr Brien 1289 et Pierre-Henri Simon ; la troisième séance est la plus attendue car elle confronte la foi et le marxisme grâce aux exposés de Jean Bruhat 1290 , de Gilbert Mury, de François Bédarida, de René Rémond et de l’abbé Wackenheim ; la quatrième est réservée aux sciences humaines avec Georges Balandier, Alexis Philonenko, Paul-Henry Chombart de Lauwe, Henri Gouhier et Paul Ricœur. Les dernières se recentrent sur l’identité catholique, avec une séance consacrée à la connaissance de Dieu, une seconde sur la perception et sur la proclamation de la Bonne Nouvelle. Dans ces dernières séances se retrouvent les fidèles du Centre : Étienne Borne, Claude Bruaire, Bernard Dorival, Pierre Emmanuel, Stanislas Fumet, Jean Guitton, Olivier Lacombe, le père Loew, le père Morel, Georges Ronay, le père Varillon et Mgr Veuillot. Parmi les séances qui ont le plus marqué, il faut certainement citer celle où Roger Ikor affirme son athéisme en soulignant que les sciences remplacent la religion et conclut en disant "Dieu ne sert à rien" et la réponse de Mgr Brien ‘"Dieu ne sert jamais à rien. Celui qui l’a trouvé le reconnaît et le sert. C’est tout différent"’. Ou encore le témoignage personnel du père Dubarle qui présenta le cheminement de sa foi depuis son enfance soulignant combien la découverte de l’univers scientifique l’avait conduit à un acte de vouloir libre et aimant 1291 . Ces deux exemples soulignent combien le dialogue avec les incroyants constitue aux yeux de ces intellectuels du "61", une purification de la foi.

L’affluence est record, presque 7500 personnes sont venues écouter les conférenciers, une affluence digne de celle des premières Semaines ! Un public considérable mais aussi rajeuni puisque 70% sont des étudiants 1292 . Beaucoup voient dans cette nouvelle formule une Église en marche et le "61", une tête chercheuse. Indubitablement le CCIF y puise en tous les cas une nouvelle notoriété. Certes, sans surprise, la nouvelle formule a déplu au courant catholique traditionnel. La France catholique manifeste ainsi sa grande réserve :

‘"Ce qui est valable au plan de la recherche intellectuelle avec sa part de résultats et sa part d’hypothèses et des risques tout à fait légitime, ne l’est pas forcément au plan de la diffusion publique"’ précise ainsi Luc Baresta. 1293

Et c’est d’ailleurs l’intervention du catholique hongrois, Georges Ronay, qui est la principale cible des critiques. Le Hongrois évoque dans son exposé la nécessaire construction du socialisme et l’impératif soutien que doivent accorder les catholiques à cet avenir. Les propos sont épinglés par La France catholique et Le Congrès pour la liberté de la culture 1294 . D’autres journaux s’inquiètent du gommage des différences dans ce type de rencontres 1295 .

Le dialogue avec les communistes constitue un succès pour l’équipe du "61" mais reste, aux yeux de la hiérarchie, une formule à utiliser avec beaucoup de précaution. Comme le montre la crise qui se noue entre l’archevêché de Paris et Témoignage chrétien au printemps 1965. Pour souligner l’importance du dialogue entre communistes et chrétiens, le journal avait fait paraître un dossier, "Des marxistes et des chrétiens parlent de Dieu", regroupant un article de Roger Garaudy, un deuxième du père Jolif et un résumé des interventions des orateurs de la Semaine 1296 . Le journal reçoit un blâme de la conférence épiscopale, le 30 mars, pour avoir publié l’article de l’idéologue du Parti communiste 1297 et pour avoir entretenu une certaine "confusion" entre les exposés des orateurs et celui de Roger Garaudy. L’épisode n’est pas directement lié au CCIF mais il souligne combien en cette année 1965 la hiérarchie catholique française est encore très sourcilleuse. L’affaire de la SIC 1964, l’affaire de la JEC 1298 , puis de Témoignage chrétien font émerger d’ailleurs les premières déchirures que Mai 68 dévoilera plus profondément.

Le CCIF quant à lui savoure cette réussite : le dialogue est désormais lancé et les actions communes se multiplient. Une première rencontre internationale entre marxistes et chrétiens a lieu, du 28 avril au 2 mai 1965, à Salzbourg en Autriche 1299 . L’initiative en revient à la Société Saint Paul, association allemande de professeurs catholiques d’université. Parmi les Français se trouvent une fois encore les pères Dubarle et Gardey et parmi les Allemands les pères Rahner, Reding et Metz 1300 . Deux mois après la SIC, le 24 juin 1965, Paul VI annonce la création d’un Secrétariat pour les non-croyants pour signifier :

‘"(…) l’intérêt que l’Église porte aux problèmes de tous les hommes, même de ceux qui sont les plus éloignés d’elle, dans le désir de les connaître d’une façon plus exacte et plus approfondie, afin de pouvoir mieux offrir son aide dans la recherche loyale de solutions vraies". 1301

La constitution pastorale Gaudium et spes votée le 6 décembre 1965, confirme le nouveau rapport à l’incroyance : ‘"l’Église constate avec reconnaissance qu’elle reçoit une aide variée de la part d’homme de tout rang et de toute condition".’

L’expérience réussie de la SIC 1965 a certainement joué un rôle dans la création du Secrétariat pour les non-croyants et plus encore dans Gaudium et spes dont on sait d’ailleurs qu’il a bénéficié des corrections de l’équipe de l’UCSF. Or, Paul Germain et ses amis avaient largement contribué à la mise en place de la Semaine, tout particulièrement, grâce aux liens qu’ils avaient noués avec des scientifiques incroyants 1302 .

L’année suivante, l’équipe est invitée à venir exposer les enjeux du dialogue au Saint-Père. Du 10 au 14 mai 1966, René Rémond, le nouveau président, l’abbé Biard et François Bédarida se rendent à Rome et rencontrent, le 14 mai, Paul VI. Ils lui rappellent la nécessité du rayonnement dans les milieux intellectuels largement atteints par l’incroyance et dans les milieux étudiants, la vigueur de la pensée catholique qui n’a pas peur de se confronter à d’autres formes de pensée (et ce sans tomber dans le confusionnisme et le relativisme), le dépassement de l’aspect théorique de l’incroyance en reconnaissant les personnes, la destruction des schémas qu’ont les catholiques des athées et des raisons de leur athéisme 1303 . Ce voyage qui trouve de larges échos dans la presse française 1304 permet aux dirigeants de rencontrer de nombreux Romains qui les encouragent dans cette voie (le cardinal Cicognani 1305 ou le cardinal Bea) et même de ceux auxquels on ne s’attend guère (le cardinal Ottaviani 1306 ). Ce voyage fait par la suite l’objet d’une nouvelle correspondance entre Rome et la rue Madame 1307 . Des signes de grande sympathie de la part de Paul VI y sont manifestés 1308 .

Indéniablement cette Semaine inaugure une nouvelle et importante étape dans l’histoire du catholicisme français. En 1955, les intellectuels du "61" avaient souligné, lors de la fameuse séance "L’Église ne cesse de passer aux barbares", la nécessité d’accepter un occident en voie de déchristianisation ; dix ans plus tard, en choisissant de définir Dieu à partir du témoignage des incroyants, ils franchissent une étape supplémentaire en faisant du dialogue avec l’incroyance une expérience spirituelle purificatrice. Ils portent ainsi un dernier coup au concept de reconquête chrétienne.

Le CCIF a montré vigoureusement le souci de manifester le changement d’attitude de l’Église : une Église moins intransigeante, soucieuse d’écouter le monde. François Bédarida n’a pas ménagé sa peine pour se lancer dans cette aventure. Il a trouvé auprès de l’abbé Biard un soutien important d’autant que ce dernier était convaincu de la même nécessité ; il a également obtenu le soutien plus inattendu d’Olivier Lacombe qui se rendit deux fois à Rome pour expliquer l’importance de la confrontation avec l’incroyance. Le CCIF, durant ces huit années, a donc su à la fois se dégager des questions théologiques pour nouer un dialogue avec la modernité des Trente Glorieuses, à l’image d’ailleurs de la revue Esprit. Il a fortement contribué au sein de la société française à donner une image ouverte et profondément moderne de l’intelligentsia catholique. L’ouverture du concile a donné raison à leur travail entrepris vingt ans plus tôt. Le dialogue avec les incroyants à la SIC manifeste plus officiellement le travail qui a toujours été celui du Centre, celui de quitter la position de forteresse assiégée pour entreprendre un dialogue avec le monde dans un respect de l’altérité. Mais cette ouverture engendrait de multiples questions. Paul VI, lui-même, bien qu’il ait encouragé la démarche du CCIF s’était interrogé sur la portée d’un tel dialogue en Amérique latine alors que le continent entrait dans une période de forte poussée révolutionnaire. Certains n’allaient-ils pas en profiter pour justifier une action temporelle avec les communistes ? 1309 Sur la scène française, le choix n’entraînait pas toutes les convictions : l’inévitable désaveu de la presse conservatrice ne surprenait pas. En revanche l’avis de certains militants catholiques sur la nouvelle formule de la Semaine que rapportait Le Nouvel Observateur pouvait inquiéter davantage :

‘"Cette évolution "progressiste", "moderniste", paraît trop audacieuse, viciée, scandaleuse à Michel de Saint-Pierre et à ses amis et leur permet de tempêter. Il se trouve pourtant des catholiques, des jeunes surtout, pour la juger aujourd’hui bien timide et stérile. (…) Et ces "militants" qui avaient beaucoup appris des ces "intellectuels" et qui en attendaient plus encore se sentent frustrés de leur attente. D’autant qu’on leur fait volontiers le reproche de cheminements trop aventureux, trop empiriques, mais qu’on ne tente guère de leur débroussailler d’autres voies. Dès lors la "semaine", la confrontation purement doctrinale avec les marxistes et autres incroyants, leur paraît être un alibi, noble sans doute, mais un alibi tout de même. Une manière de confort intellectuel, de bonne conscience qu’on se donne. Une sorte d’académie des Belles Lettres catholiques, les classiques de la pensée chrétienne. Où est la vie, la vie concrète ? Où sont les hommes – non pas l’Homme, non, non- où sont les hommes dans tout ça." 1310

Cet article souligne déjà les nouveaux enjeux de la seconde moitié de la décennie 1960, tout particulièrement les déchirures du tissu chrétien et le phénomène de surpolitisation que va connaître la jeune génération au tournant des années 1970. Considéré par certains comme l’un des responsables de la dilution de la foi par son dialogue (et sa compromission avec le monde), le CCIF sera critiqué par d’autres pour son refus de s’engager davantage dans les combats temporels. Au début des années 1970, il lui faudra choisir entre ces deux camps irréductibles.

Notes
1288.

Titre d’un ouvrage du chanoine Dondeyne publié en 1961 qui appelle l’Église à s’insérer davantage dans son temps.

1289.

André Brien a été désigné quelque temps avant comme délégué général du secrétariat pour le monde scolaire et universitaire de l’archevêché de Paris.

1290.

Né en 1905, historien communiste qui a beaucoup œuvré lors du tournant patriotique du PCF. A partir de la crise de Budapest, de la crise algérienne et de Mai 68, il renoue avec l’extrême-gauche non communiste sans rompre avec le PCF. Voir l’article d’Yves Santamaria ,"Jean Bruhat", dans Dictionnaire des intellectuels français, op. cit., p. 191-192.

1291.

Évoquant la Semaine de 1965, beaucoup de témoins ont insisté sur le témoignage à la fois douloureux et confiant du père Dubarle.

1292.

Le Monde, 8 mars 1966,"L’innovation (…) a augmenté d’un bon tiers le public habituel des Semaines".

1293.

"La démocratie est à réinventer", La France catholique, 19 juillet 1963.

1294.

"Scandale à la Semaine des intellectuels catholiques", dans Les informations politiques et sociales, 31 mars 1965.

1295.

Cas de Combat, 7 mars 1966," (…) recherche ambiguë (…) oubli des divergences fondamentales".

1296.

TC du 18 mars 1965.

1297.

ICI reprend le dossier, 15 avril 1965, p. 3-5.

1298.

L’équipe de la JEC souhaitait prendre position plus clairement sur les questions d’ordre politique. Au nom du mandat, Mgr Veuillot exigea de l’équipe une stricte neutralité. Le refus de s’y plier amena l’équipe à démissionner. Voir sur ce sujet l’article "JEC" de Roger Aubert, dans Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques.

1299.

Voir Concilium, 16, 1966, p. 139-156.

1300.

Voir TC, 13 mai 1965.

1301.

DC, n°1451, 4 juillet 1965, col. 1157.

1302.

Le volume consacré à la dernière session du concile, que dirigent Giuseppe Alberigo et Étienne Fouilloux, permettra certainement d’affiner cette analyse.

1303.

"La Semaine des intellectuels catholiques, le dialogue public avec les incroyants", 4 p., AICP.

1304.

Comptes rendus dans Le Monde et Le Figaro du 16 mai, dans La Croix du 26 mai.

1305.

Il a remplacé le cardinal Tardini en 1961 à la secrétairerie d’État.

1306.

Il dirige le Saint-Office depuis 1953 avec le titre de cardinal-préfet.

1307.

Lettre du cardinal Cicognani à René Rémond qui souligne la satisfaction de Paul VI après l’échange de vue avec les membres du Centre, 14 juin 1966, 1 p., ARMA.

1308.

"Il vous redit, avec sa joie des récentes rencontres, tout l’intérêt qu’il porte à vos travaux et particulièrement à la prochaine semaine si importante", Mgr Paul Poupard à René Rémond, décembre 1966, p. 1., ARMA.

1309.

Témoignage de l’abbé Biard à l’auteur, 1994.

1310.

Yvon Le Vaillant ,"Les nouveaux bien-pensants", dans Le Nouvel Observateur, 18 mars 1965, p. 7.