2. En finir avec le mythe de la crise après 1965

a) La confirmation du succès : la Semaine 1966

En 1966, l’équipe choisit de prolonger le dialogue, commencé avec les incroyants lors de la SIC 1965, en prenant comme sujet la morale. Elle souhaite d’une part, souligner la révolution anthropologique provoquée par les différentes sciences humaines (ethnographie, biologie, psychologie) et ainsi montrer que la morale chrétienne doit désormais s’appuyer sur une nouvelle connaissance de l’homme et des sociétés. D’autre part, elle veut déterminer les passerelles susceptibles d’être établies entre morale humaine et morale chrétienne 1337 . Pour répondre à ces questions, sont invitées des personnalités catholiques à la recherche de ces fameux ponts : le docteur Bertolus, médecin psychothérapeute et membre de la Commission pontificale pour l’étude des problèmes de la régulation des naissances, le père Calvez, l’abbé Oraison, le cardinal Suenens. Parmi les incroyants, Francis Jeanson des Temps modernes et chef de file du combat pour l’indépendance de l’Algérie, Morvan Lebesque, journaliste et chroniqueur au Canard enchaîné, Pierre Trotignon, philosophe, Jean-Pierre Vernant, philosophe spécialiste de la Grèce antique, Vercors, co-fondateur avec Pierre de Lescure, des Éditions de Minuit.

Dans une première séance Vercors, Morvan Lebesque, Jean Onimus et le père Jolif présentent la "crise de la morale". Si le premier montre un esprit d’ouverture et pose en termes philosophiques le débat, l’intervention de Morvan Lebesque se présente de manière plus agressive et polémique : ce dernier mélange pêle-mêle les hérésies, la Réforme et le silence de Pie XII à l’égard des juifs pendant la guerre 1338 . L’intervention du père Jolif, régent des études au couvent de la Tourette, permet de rassembler les réflexions des uns et des autres en soulignant les expressions de la crise morale et en rappelant qu’elles peuvent avoir une signification positive si la foi est dissociée d’un certain moralisme. Il insiste enfin sur le dialogue entre les hommes de bonne volonté seul capable de dépasser la crise contemporaine. La deuxième séance rassemble autour de "La morale devant la biologie et la psychanalyse", Paul Chauchard, André Bergé, l’abbé Oraison, Michel Delsol, professeur de biologie à la Faculté catholique des sciences de Lyon et le professeur Klotz. Les quatre premiers orateurs, des fidèles du "61", rappellent l’importance des sciences humaines 1339  ; quant au professeur Klotz, il démontre que ‘"c’est le développement des structures nerveuses et la verbalisation des concepts qui permettent à l’homme de poser des problèmes en termes de morale"’ ‘ 1340 ’ ‘. ’Après l’intervention de l’abbé Oraison, le professeur Klotz reprend la parole pour insister sur le dialogue entre catholiques et communistes seul capable d’établir une démarche commune unitaire pour améliorer les conditions de vie de tous les hommes.

La troisième séance sur "Morale, histoire et société" réunit sous la présidence du Doyen Georges Vedel, Jean-Pierre Vernant, le père Calvez et Pierre Massé, ancien commissaire général au Plan. Jean-Pierre Vernant montre que le dialogue avec les chrétiens est fructueux car il fait prendre conscience à chaque partie des divergences en les purifiant. La séance suivante concerne la métaphysique et rassemble Francis Jeanson, Jean Lacroix, Pierre Trotignon, l’abbé Jean-Jacques Latour et Olivier Lacombe. Les autres séances cherchent à définir l’apport de la psychologie moderne dans la formation religieuse, avec l’abbé Saudreau, directeur du Centre national de l’enseignement religieux, le docteur Bertolus, Marie-Thérèse Chéroutre, commissaire générale des Guides de France et Guy Houist. Le jour suivant, c’est au tour du philosophe lyonnais Pierre Jouguelet, de Suzanne Villeneuve et du père Antoine, professeur de philosophie morale au Scolasticat de Chantilly de montrer comment la morale chrétienne évolue. La Semaine se clôture sur l’exposé du père Lyonnet, professeur à l’Institut biblique de Rome spécialiste du Nouveau Testament et de François Mauriac dont le témoignage émouvant et profond (le dernier d’ailleurs au CCIF) s’apparente à un véritable testament spirituel.

La Semaine connaît une affluence sans précédent puisque plus de 9000 personnes se pressent à la Mutualité. Le Monde évoque l’innovation formelle du dialogue et la qualité des orateurs 1341 . Certes, La France catholique se dit réservée sur les "applaudissements frénétiques" d’un public entièrement acquis au discours du marxisme 1342 , mais la critique ne surprend guère d’un journal conservateur. Il y a bien eu également le compte rendu sévère du père Jean-Marie Aubert dans la revue Études et qui a touché la petite équipe. L’auteur y soulignait la trop grande priorité donnée aux marxistes, la formulation catholique minimisée et la place insuffisamment faite à la théologie morale. Mais l’équipe trouve les critiques injustifiées comme s’en explique René Rémond au directeur de la revue jésuite, le père Ribes 1343 . Un compte rendu - précise le président du CCIF - dont "l’information frise la diffamation" 1344  : l’équipe n’a-t-elle pas donnée aux pères Jolif et Antoine ainsi qu’au cardinal Suenens la possibilité de s’exprimer sur la question morale ? N’a-t-elle pas invité toutes les formes d’incroyance (sur les huit incroyants, seuls deux étaient marxistes). Certes le coup est rude. Il l’est d’autant plus que la critique est issue du cercle des fidèles et le point de vue différencié qui s’est exprimé entre les Études et le Centre est révélateur des premières fissures du catholicisme post-conciliaire, mais l’équipe n’y attache pas une importance primordiale, elle souhaite continuer son travail dans la même direction. Elle consacre ainsi l’année suivante, de manière prémonitoire, sa SIC à la violence. Une Semaine radicalement philosophique qui veut réfléchir aux formes de violence et aux raisons de son expression 1345 .

Pour cela, l’équipe fait appel à des spécialistes de philosophie politique ou de philosophie morale comme Éric Weil, Raymond Aron ou encore Paul Ricœur. Elle invite également des médecins : Henri Ey et Yves Bertherat 1346  ; des praticiens de la non-violence : le pasteur Martin Luther King (mais qui ne vient pas) 1347 , le professeur José Aranguren, victime de la violence franquiste après avoir protesté contre la répression du pouvoir espagnol sur les étudiants et enfin le père Voillaume. Tous expriment leur conception et leur apprentissage de la non-violence. Une première séance présente les différentes formes de violence collective ("un monde de violence") avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie, qui se déclare "communiste gaulliste", Jean-Marie Domenach, René Rémond, Mgr Veuillot ; la deuxième séance se focalise sur la psychanalyse de la violence avec le docteur Bertherat, Serge Lebovici, le docteur Ey et le Louvaniste Christian Debuyst. La troisième séance réunit Paul Ricœur, Éric Weil et Étienne Borne autour de la question de la violence et du langage afin de présenter les possibilités d’une "éthique du langage". Puis c’est au tour du thomiste et successeur de Mgr Journet à la revue Nova et Vetera, le père Cottier, de Gustave Thibon, l’abbé Wiener et Louis Leprince-Ringuet de se demander s’il y a une doctrine chrétienne de la violence. Raymond Aron, le père Fessard et Jean Laloy, quant à eux, s’interrogent sur le discours de Paul VI à l’ONU lançant un "Jamais plus la guerre". Dans l’avant-dernière séance, Georges Lavau politiste, Michel Massenet, directeur de la population et des migrations au ministère des Affaires sociales, Michel Verret, philosophe communiste et Pierre Racine, conseiller d’État attaché au ministère des Affaires économiques, s’interrogent sur les rapports entre violence économique et violence politique. Enfin Olivier Lacombe préside une séance de témoignages dans laquelle s’expriment le père Voillaume, le père Régamey et José-Luis Aranguren.

Une fois encore la pensée catholique apparaît pleine de vitalité 1348 . Certes la SIC draine un peu moins de public. Certes quelques critiques s’élèvent pour souligner l’absence de praticiens politiques ou économiques dans cet inventaire des formes de la violence 1349 , mais la plupart des journaux en donnent un écho très favorable. Le succès de la formule est donc confirmée, il l’est encore plus en 1968 lors de la Semaine consacrée à Jésus-Christ.

Notes
1337.

Le père Chenu félicite d’ailleurs l’équipe : "(…) programme excellemment distribué et avec d’excellentes équipes. Vous m’aidez à conserver joie ... et jeunesse", 22 février 1966, "dossier SIC 1966", ARMA.

1338.

L’équipe aura d’ailleurs quelques soucis au moment de la publication des exposés : Morvan Lebesque demandant un droit de réponse à l’exposé du père Jolif qui lui sera refusé.

1339.

Si les trois médecins sont des proches du CCIF, l’abbé Biard a dû cependant se battre pour que l’abbé Oraison puisse s’exprimer : Mgr Veuillot exigeait que l’ensemble de l’exposé soit rédigé pour qu’il ne sorte pas d’un cadre préétabli. L’abbé Oraison s’y refuse, l’archevêque accepte finalement qu’il parle, l’abbé Biard se portant garant du contenu de l’exposé !

1340.

SIC 1966, p. 54.

1341.

C’est le cas par exemple du commentaire du 8 mars 1966, p. 8.

1342.

11 mars 1966, réponse de deux pages de l’abbé Latour qui, le 14 mars, reprend les arguments du journaliste Parias pour les démonter un à un.

1343.

19 novembre 1966, 3 p., "dossier SIC 1966", ARMA.

1344.

Idem. p. 1.

1345.

Voir "Violence" dans Dictionnaire de spiritualité qui cite le compte rendu de la SIC 1967 comme une référence bibliographique.

1346.

Peu de temps après le docteur Bertherat est tué par l’un de ses malades psychiatriques. Voir L’humanité dimanche du 22 octobre 1967.

1347.

Lettre d’invitation du 15 novembre 1966.

1348.

24 juin 1967, p. 1.

1349.

"On reste sur sa faim (...) par "absence d’une éthique fondée", on aurait aimé entendre le point de vue d’hommes plus engagés dans les combats du monde" déclare André Manaranche en octobre 1967 même s’il déclare "une très riche Semaine". Projet, civilisation, travail.