c) L’appui confirmé de la hiérarchie

Les temps ont donc bien changé. En mars 1968, le secrétaire d’État, le cardinal Cicognani envoie une lettre de six pages où il met en lumière le rôle de la pastorale de l’intelligence et la spécificité du CCIF dans ce contexte, soulignant l’originalité de sa méthode qui choisit le dialogue avec les autres formes de pensée 1363 . Après le déroulement de "Qui est Jésus-Christ ?", l’équipe fait parvenir à Rome un bilan de travail. Ce bilan est à nouveau l’objet d’une lettre de félicitations de la secrétairerie d’État :

‘"Ce premier bilan apparaît en effet nettement positif (…) les conférenciers n’ont pas craint d’ouvrir le débat aux requêtes profondes de la pensée contemporaine, sans passer sous silence les problèmes posés par les spécialistes dans un respect fidèle des affirmations de la foi de l’Église (…). Le Saint-Père se réjouit de l’heureux succès de cette nouvelle et féconde initiative du Centre." 1364

Dix jours plus tard, Paul Poupard, membre de la secrétairerie d’État, informe René Rémond qu’un article sur la SIC 1968 est en préparation pour le Monitor ecclesiasticus sur la demande de Paul VI 1365 . Le CCIF peut désormais être assuré d’un appui bienveillant, voire d’une attente exigeante de cette même autorité, qui compte sur l’équipe pour faire connaître et faire comprendre la mise en application de l’aggiornamento conciliaire. Ces liens de confiance s’inscrivent d’ailleurs dans un contexte post-conciliaire très favorable au catholicisme français reconnu comme l’un des piliers de l’accomplissement conciliaire.

Cette étroitesse de liens entre le Centre et Rome se confirme par l’envoi désormais régulier de la publication Recherches et Débats aux responsables des principaux réseaux intellectuels romains : le père Carrier, Recteur de la Grégorienne, Mgr Angelo Dell’Acqua, Mgr Paul Poupard de la section française de la secrétairerie d’État, Mgr Moeller et le père Philippe de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Joseph Géraud de la Procure Saint-Sulpice, le père Vincenzo Miano du Secrétariat pour les non-croyants, le cardinal Benelli de la secrétairerie d’État, le cardinal Garrone pro-préfet de la Congrégation des Séminaires et universités et Mgr Jean Villot secrétaire d’État à partir de 1969. Bien éloignés sont les temps où Mgr Veuillot incitait l’abbé Berrar à ne pas multiplier les envois de cahiers à Rome !

L’équipe fait également davantage appel à des ecclésiastiques : membres du clergé parisien, ou encore personnalités ecclésiastiques étrangères. Le CCIF donne ainsi plusieurs fois la parole à des évêques (Mgr Coffy 1366 , Mgr Etchegaray 1367 , Mgr Fauchet 1368 ou encore Mgr Pézeril). C’est ce dernier qui est le plus représentatif de cet épiscopat conciliaire, ancien curé de Saint-Jacques du Haut-Pas, il a été nommé évêque auxiliaire de Paris en 1966. Daniel Pézeril est ainsi invité sept fois aux débats et à la SIC. Il représente le visage du pasteur éclairé qui n’a pas ménagé sa peine pendant plus de trente ans pour faire entrer dans l’Église le souci du monde et de la réflexion moderne. L’invitation à des personnalités romaines ouvertes est également multipliée : le père Jérôme Hamer, secrétaire adjoint du Secrétariat pour l’unité des chrétiens, est ainsi invité à la SIC 1968 ; le père Vincenzo Miano est sollicité pour un débat sur le dialogue avec les incroyants. On peut également relever le nom de Mgr Poupard (il devient recteur de l’Institut catholique de Paris en 1972) ou encore celui du cardinal Garrone. Présence enfin emblématique de quelques prélats qui ont pris des positions avancées : le cardinal Suenens sur le cas de la morale conjugale ou Dom Helder Camara, évêque de Recife, personnalité épiscopale emblématique d’une Église en marche auprès des plus pauvres 1369 .

Durant cette période le CCIF accorde donc une plus large place aux ecclésiastiques : en 1958-1965, les laïcs représentaient 77% des intervenants, à la période suivante, ils ne représentent plus que 67%. Parallèlement la part des représentants de la hiérarchie catholique est de plus en plus importante :

Interventions des cardinaux, évêques et prélats
    Nombre d’interventions
  46-51 52-57 58-65 66-76 Total
Rappel global des interventions 770 1012 1581 1371 4734
Nombre 14 20 29 47 110
%   1,8% 2,0% 1,8% 3,4% 2,3%
Tableau Cardinaux, évêques et prélats intervenus entre 1966 et 1976 (au moins 2 interventions)
  Intervenants Nombre d’interventions
Noms Prénoms 46-51 52-57 58-65 66-76 Total
1 Pézeril Daniel 1 4 2 7 14
2 Marty François 0 0 0 6 6
3 Haubtmann   0 1 1 4 6
4 Veuillot Pierre 0 0 2 3 5
5 Delarue Jacques 0 0 1 2 3
6 Etchegaray Roger 0 0 0 2 2
7 Guimet Fernand 0 0 2 2 4
8 L’Heureux Henri 0 0 0 2 2
9 Matagrin Gabriel 0 0 0 2 2
10 Poupard Paul 0 0 0 2 2

Le CCIF a donc acquis la reconnaissance la plus complète de la part du Magistère romain comme de l’ensemble de la hiérarchie française, mais celle-ci n’est pas sans ambiguïté : la hiérarchie n’attend-elle pas en retour circonspection devant les premières innovations post-conciliaires ?

Dans le prolongement des années précédentes, l’équipe entend organiser ses activités en s’appuyant sur la même méthode intellectuelle, tout en cherchant à inventer de nouvelles formules plus pédagogiques. Cependant, à la grande différence des années précédentes, la culture classique dans ses expressions artistiques, littéraires et cinématographiques est délaissée (cinq débats sur le cinéma et sur l’art 1371 et deux cahiers sur la littérature 1372 ), quant à la réflexion sur la société, elle est plus modeste et sélective. L’économie est ainsi globalement délaissée 1373

Notes
1363.

Lettre du 7 mars 1968, "Message du Cardinal secrétaire d’État". La lettre est publiée dans le compte rendu de la SIC 1968, p. 249-251.

1364.

Cardinal Benelli 15 juin 1968, p. 1, "dossier SIC 1968", ARMA.

1365.

Mgr Poupard à René Rémond, 26 juin 1969, carton II, "dossier SIC 1968", ARR.

1366.

Évêque de Gap et président de la commission épiscopale de liturgie.

1367.

Directeur du Secrétariat général de l’épiscopat depuis 1966 et évêque auxiliaire de Paris à partir de 1969.

1368.

Évêque de Troyes.

1369.

Voir infra pour les attitudes politiques de Mgr Camara et du cardinal Tarancon.

1370.

Voir en annexe l’ensemble des intervenants de la hiérarchie catholique.

1371.

"Jean-Luc Godard pour ou contre ?" 21 mars 1966, J. Collet, H. Lemaître et C. Wuilleumier-Ropars, "Morale et cinéma à propos de "La prisonnière" et "Théorème", 13 février 1969, Jean Collet, Jacques Gagey et le père Alain Tirot. "Art abstrait et expression du spirituel" 14 mars 1966, père Régamey ; "A. Roubleev ou la Russie énigmatique", 19 janvier 1970, Bernard Féron, Gabriel Matzneff et Claude Frioux.

1372.

La pensée religieuse de Paul Claudel , RD 65, septembre 1969, cahier issu d’un colloque organisé conjointement par le Centre et la Société des amis de Paul Claudel, 224 p. Le chrétien Mauriac , RD 70, février 1970, 190 p.

1373.

"Y a-t-il une morale du profit ?", 24 avril 1967, J. Chenevier, Gabriel Dessus, Roger Fauroux, L. Lemaigre et le père Chenu. "La primauté de l’économie doit-elle être remise en cause ?", 19 mai 1969, Jean Baboulène, Alain Barrère, Henri Théry et le père Calvez.