3. Structures et prophétisme : le degré de dialogue avec la société

a) Les mutations sociales

Tableaux des activités consacrées aux thèmes sociaux
Débats et conférences 1947-1957 1958-1965 1966-1976 1947-1976
Phénomènes de société 7,9% 14,7% 12,3% 11,0%
École 1,4% 3,7% 4,4% 2,7%
Médecine 1,8% 4,2% 0,9% 2,4%
Conditions féminines 1,1% 1,6% 0,9% 1,2%
Total thèmes de société 12,2% 25,2% 18,5% 17,3%
Recherches et Débats 1952-1958 1958-1965 1965-1973 1952-1973
Société 26% 17% 29% 23%

Huit débats et plusieurs cahiers sont cependant organisés sur des problèmes de société : le vieillissement 1374 , l’écologie 1375 , les nouvelles mentalités, la société de consommation, l’école, le mariage, le travail, les loisirs 1376 , la condition féminine ou encore la censure sont ainsi tour à tour étudiés. Quant aux Semaines, par deux fois, elles sont consacrées à des thèmes en vogue : le bonheur et la maîtrise de la vie. Les principales évolutions de la société française sont donc vues. Les méthodes d’enseignement sont l’objet d’une attention soutenue : en 1972 un débat rassemble ainsi Alfred Kastler, le Nobel de physique, André Lichnerowicz et le physicien Lagarrigue, ancien élève de Louis Leprince-Ringuet. Le débat donne l’occasion aux orateurs de s’interroger sur les apports et les limites de l’apprentissage et de la sélection par les mathématiques. De la même manière, les travaux d’Ivan Illich sont largement commentés et analysés : Une société sans école est étudié par Jean-Marie Domenach, J. Fournier, le père Lacoué-Labarthe en janvier 1973 ; un second débat réunit René Rémond, Jean-Marie Domenach et Jacques Delors sur La convivialité 1377 .

Parmi les questions sociales privilégiées se trouve celle de la régulation des naissances : le problème est alors à la pointe de l’actualité principalement depuis l’encyclique Humanae vitae de juillet 1968.

Intéressé au début des années 1950 à dépasser un enseignement casuistique en trouvant de nouvelles voies d’enseignement, le CCIF avait choisi de valoriser l’étude de la psychologie et de la psychanalyse s’efforçant de souligner leur importance dans la constitution de la personnalité. A partir du début des années 1960, il traite directement du problème de la régulation des naissances : cinq débats, un cahier et une Semaine y sont ainsi consacrés 1378 . Le sujet est au cœur de l’actualité sociale en raison de l’ouverture, en 1961, d’un premier planning familial, puis en 1967 du vote de la loi Neuwirth rendant légal la contraception artificielle. En mars 1962, un premier débat est organisé sur le planning familial et un cahier est publié sur la limitation des naissances. Il regroupe les signatures de Marguerite Lambert, Madame Lieury, des docteurs Abiven, Debray, Le Moal, Sutter et des pères Beirnaert, Bouchaud, de Contenson, Dubarle et de Lestapis. En 1962, les orateurs invités sont donc équitablement partagés entre ceux qui condamnent toute contraception artificielle et ceux qui y sont plutôt favorables. Jean-Marie Sutter montre l’inefficacité des moyens contraceptifs mécaniques, le docteur Le Moal appelle à la continence, tout comme le père de Lestapis ; quant au professeur Debray, il manifeste son hostilité à l’évolution de la loi 1920. En revanche, le père de Contenson souligne qu’un catholique peut accepter la tolérance légale de la contraception : il ouvre ainsi une brèche en soulignant la distinction qui peut être faite entre la loi civile et la loi morale. Le père Dubarle reprend la théorie qu’il avait exposé pour la première fois en 1962 dans Le Supplément. Il examine le problème du crime d’Onan en analysant les textes bibliques et patristiques et montre que la condamnation de la contraception n’est pas incluse dans ces textes. C’est sur cette analyse que le cahier est clos :

‘"La sexualité, son usage légitime dans le mariage revêtent un double aspect : la fécondité qui appelle de nouvelles vies à l’existence, l’amour que se portent les époux. Les deux aspects se compénètrent (sic) inextricablement. Tous les deux constituent une imitation de Dieu. Mais l’un n’est pas privilégié à l’autre. (…) (l’homme) doit respecter une œuvre divine où chaque partie a sa valeur, au lieu de tendre à une valorisation indue d’un élément auquel il attribuerait une place prééminente." 1379

La participation de l’abbé Oraison, du cardinal Suenens et du père Antoine 1380 , en avril 1966, à la Semaine consacrée à la morale marque de ce point de vue une étape importante. Les trois ecclésiastiques (avec des réserves de la hiérarchie pour l’abbé Oraison et des exigences sur le contenu de son discours) insistent sur la possible évolution de l’Église 1381 . L’idée est reprise par le père Jeannière dans son ouvrage sur l’anthropologie sexuelle qui, en dépassant la notion métaphysique de loi naturelle, marque "une rupture avec la problématique de la théologie traditionnelle" 1382 . Lorsque le CCIF met en place un débat sur cet ouvrage, il choisit le père Beirnaert et la protestante Évelyne Sullerot, une des fondatrices de la Maternité heureuse (devenu par la suite le Mouvement français pour le planning familial) qui sont tous les deux favorables au libre contrôle des naissances. Pour représenter le courant traditionnel sont donc invités Alfred Grosser et le docteur Abiven 1383 . Le débat parlementaire sur la loi Neuwirth, donne lieu à une séance sur la régulation des naissances avec le docteur Bertolus, Michel Chartier, Odette Thibault, Odile Cordier et le chanoine de Locht 1384 . Ce dernier est spécialiste de la pastorale familiale depuis 1946, fondateur et responsable du Centre national de Pastorale familiale pour la Belgique francophone 1385 . Il est très favorable à l’évolution de l’Église sur cette question. A l’encyclique Humanae vitae de l’été 1968, répond le débat du 7 novembre 1968 avec le père Daniélou et Claude Bruaire, Jean-Marie Paupert, vulgarisateur laïc de la question 1386 , et le père Ribes, directeur de la revue Études. Les deux derniers montrent les limites de l’encyclique et les conséquences fâcheuses de cette prise de position péremptoire du Magistère romain 1387 . Par la suite, le CCIF intervient irrégulièrement sur le sujet : lors du débat consacré à Herbert Marcuse avec Didier Anzieu, Kostas Axelos et Philippe d’Harcourt 1388 , puis en février 1970, lors d’un débat sur le mariage qui réunit l’abbé Colin, Louis Henry et Odile et Pierre Cordier. Ce débat est d’ailleurs transformé en colloque après les perturbations d’un groupe d’extrémistes de droite au cours de la séance. En juin 1972, un cahier est consacré à "Une morale chrétienne pour la société ?" Il reprend les aboutissements du colloque d’octobre 1971 dédié à ce sujet et présente la problématique : le dépassement du caractère privé de la morale pour s’interroger sur la signification divine des activités humaines (thèse que développe lui même le père Roqueplo dans Expérience du monde, expérience de Dieu ? 1389 ). Le colloque porte donc sur la présence de la morale chrétienne dans la société et sur sa spécificité tout en s’intéressant à sa portée concrète. En 1972, lors de la Semaine consacrée à la maîtrise de la vie, le chanoine de Locht, franchit une dernière ( ?) étape soulignant que l’acte sexuel constitue davantage un acte de responsabilité conjugale que parentale et en s’interrogeant sur la potentialité humaine de l’embryon 1390 . Parmi les quatre intervenants, trois sont donc favorables à l’évolution de l’Église en la matière : le docteur Boué rappelle sa détresse face à l’autorité péremptoire du magistère romain ; le docteur Cordier se dit favorable aux moyens contraceptifs artificiels et rappelle sa propre évolution quant à la régulation naturelle.

Entre 1962 et 1972, les différents mouvements chrétiens sur la sexualité ont donc été invités : les premiers font partie d’abord du CLER (Centre de liaison des équipes de recherche fondé en avril 1962 1391 ), c’est le cas des docteurs Abiven, Cordier ou Chartier. Puis ces catholiques se réunissent à partir de 1964 autour du curé de Saint-Séverin, l’abbé Ponsar et de l’abbé Oraison pour réfléchir à une théologie de la sexualité. D’autres, comme Marguerite Lambert, très active dans le mouvement chrétien du monde rural et dont l’attitude est d’abord de privilégier l’étreinte réservée, souhaite, après être devenue conseillère conjugale, la mise en place d’une régulation des naissances. Quant aux jésuites Louis Beirnaert, Abel Jeannière et Pierre Antoine, ils contribuent à montrer l’importance d’une sexualité en dehors de toute procréation 1392 . Ils s’opposent à la traditionnelle morale conjugale grâce à leurs apports psychanalytiques et psychologiques. Enfin le chanoine de Locht et le père Ribes prennent position pour la contraception artificielle. A l’inverse le père Martelet n’est pas invité au "61" alors qu’il a secondé Paul VI à partir de novembre 1967 pour la rédaction de l’encyclique (même si lui-même n’est pas entièrement en accord avec le texte, le jugeant trop sévère) 1393 . De la même manière, on note l’absence du père Tesson qui, de 1956 à 1965 est pourtant chargé de la question aux Études. Sa position strictement conservatrice est donc rejetée. Enfin, aucun couple incarnant la ligne stricte comme Charles et Élisabeth Rendu ou Annick et Bernard Vincent ne sont présents. Leur absence est significative : l’équipe a cherché avant tout à faire connaître les possibilités d’une évolution et de ce fait a peu donné l’occasion à ceux qui incarnent le courant traditionnel de s’exprimer. Une seule grande absence serait à signaler, celle de Paul Ricœur qui a cherché à dépasser l’aspect technique du sujet pour montrer l’évolution du rôle de la sexualité dans la civilisation et appelait à la valorisation de "L’éthique de la tendresse" 1394 . Si ses propos sont largement répercutés dans la revue Esprit, le CCIF n’en parle pas et ne l’invite pas sur ces questions. De la même manière, la pensée américaine, tout particulièrement celle de Charles Curran n’est pas non plus intégrée par le Centre.

La place accordée à la morale conjugale souligne le positionnement global de l’équipe vis-à-vis des mutations sociales et son désir de voir, sur ces questions, le Magistère romain évoluer. Mais à la différence de l’Union catholique des scientifiques français qui avait adressé, le 8 octobre 1968, une lettre aux évêques de France pour exprimer sa déception et sa "lassitude" devant Humanae vitae, le CCIF se refuse à intervenir publiquement pour condamner l’encyclique, préférant une fois encore la réflexion dialectique 1395 . Cette méthode intellectuelle va être également retenue pour une question brûlante celle de la politique qui, en ces années, fait irruption dans la société française de manière brutale et totale.

Notes
1374.

"Un problème nouveau : vieillir", 30 novembre 1970, Gabriel Marcel, Suzanne Pacaud, Henri Péquignot et le père Le Blond. "Changer la mort ?", 11 février 1971, A. Bernadou, Alfred Fabre-Luce et Mgr Pézeril.

1375.

"Quelle terre laisserons-nous à nos enfants ?", 23 février 1970, Eugène Claudius-Petit, Maurice Le Lannou, les docteurs Gillon et Sutter et le père Russo. Et surtout le cahier RD 72 sur La nature problème politique, septembre 1971, 208 p.

1376.

Un cahier est organisé sur le sujet en 1966. L’équipe fait appel au grand spécialiste de la question : Joffre Dumazedier, au sociologue lyonnais Guy Avanzini et au père Lintanff. RD 58, Propos sur le loisir, mars 1967, 174 p.

1377.

Débat organisé en février 1974, l’ouvrage date de 1973.

1378.

Voir à ce sujet Martine Sèvegrand, Les enfants du bon Dieu, les catholiques français et la procréation au XXè siècle, Albin Michel, coll. "Histoire", 1995, 476 p. Voir également l’article "Sexualité", dans Catholicisme.

1379.

"Amour et fécondité dans la Bible", p. 121.

1380.

Pierre Antoine est membre de la compagnie de Jésus et spécialiste de théologie morale.

1381.

Le père Bernard Häring, spécialiste de théologie morale avait été également invité au Centre. Son livre La Loi du Christ publié en 1960, amorçait une nouvelle étape pour la théologie morale en suggérant de recourir à la sociologie religieuse et aux nouvelle sciences humaines.

1382.

Martine Sèvegrand, op. cit., p. 257.

1383.

Participent à ce débat les pères Jeannière et Beirnaert, le docteur Abiven, Évelyne Sullerot, Alfred Grosser.

1384.

Le Monde du 25 janvier 1967 cite de larges extraits de l’intervention du chanoine de Locht.

1385.

Et ce de 1959 à 1973 ; il est membre de la commission pontificale pour l’étude de ces problèmes. Il publie en 1966 La morale conjugale en recherche.

1386.

Il rédige Contrôle des naissances, le dossier de Rome, publié en 1967.

1387.

"Sur l’encyclique Humanae vitae, voir Études, octobre 1968, p. 426-446.

1388.

Le débat n’a pas été retranscrit sauf l’intervention de Kostas Axelos dans Métamorphoses, 1972.

1389.

Gérard Mathon, art. cit.

1390.

Séance du 11 mars 1972, avec également Pierre Cordier et André Boué.

1391.

Sur l’évolution de ce groupe voir Martine Sèvegrand, op. cit., p. 188 et sequentes.

1392.

Voir de ce point de vue, l’article du père Beirnaert dans les Études en 1966.

1393.

Voir Martine Sèvegrand, op. cit., p. 318.

1394.

Numéro spécial d’Esprit sur le sujet, novembre 1960, voir Martine Sèvegrand, op. cit. p. 174-175.

1395.

Sur cette divergence entre l’UCSF et le CCIF, voir Martine Sèvegrand, op. cit., p. 332 et sequentes.