b) L’impératif politique ?

Dans les années 1950, l’équipe avait souligné les dangers de toute forme du cléricalisme et s’était particulièrement intéressée à l’expérience mendésiste et à la démocratie chrétienne. Il faut cependant attendre Pacem in terris en mars 1963 pour que soit établi de manière nouvelle le rapport de l’Église au monde. Jean XXIII y refusait la nostalgie de l’idéal de chrétienté et invitait les catholiques à agir au sein de la société dans un esprit de réconciliation 1396 . Trois ans après, Paul VI dans Populorum progressio reprenait les mêmes lignes de l’autonomie de l’État vis-à-vis de l’Église 1397 . En 1967, peu de temps avant l’encyclique montinienne, René Rémond, le pasteur Finet, Aline Coutrot (qui avait publié un ouvrage sur le sujet avec François-Georges Dreyfus) et Jacques Ozouf (historien et rédacteur au Nouvel Observateur) se retrouvent pour étudier le comportement électoral des chrétiens 1398 . Il s’agit pour l’équipe de nuancer un dossier paru dans Le Nouvel Observateur qui, à partir d’un sondage, soulignait le lien entre le comportement électoral de droite et les catholiques. Un dernier débat a lieu après la parution d’un texte de l’épiscopat français sur le pluralisme politique, texte rédigé en 1972 lors de l’assemblée plénière des évêques réunis à Lourdes. "Pour une pratique chrétienne de la politique" rappelait la liberté de pensée en matière de vote. La réunion du 16 janvier 1973 reprend le sujet avec Mgr Matagrin, René Pucheu et le père Joseph Templier.

Le Centre participe donc, mais de manière partielle, à ‘"l’impératif de la transformation politique"’ ‘ 1399 ’, thème à l’honneur pendant les années 1965-1975. Il rend ainsi compte de l’évolution de la pensée ecclésiale en ce domaine, tout comme il en retranscrit, en partie, les enjeux philosophiques. Proudhon 1400 et Nietzsche 1401 sont ainsi soumis à l’analyse de spécialistes catholiques comme le jésuite Valadier 1402 (il fait paraître sa réflexion sur ce penseur deux ans plus tard) ou le philosophe Philippe d’Harcourt 1403 . De la même manière, le débat sur Proudhon est fait par des spécialistes de sa pensée : Jean Bancal et Daniel Guérin 1404 dont L’actualité de Proudhon est publié en 1967 1405 et Pierre Haubtmann 1406 . Là encore la réunion est l’occasion pour le CCIF de présenter l’influence de Proudhon sur un certain catholicisme social et sur le socialisme. Mais si l’alternative que propose Illich est bien analysée, celle que propose Galbraith aux États-Unis avec son ouvrage Le nouvel état industriel 1407 est écartée. Le concept de "théologie politique" définit par le père Johann-Baptist Metz n’est pas non plus étudié 1408 . De la même manière, une partie des débats franco-français est délaissée telle l’alternative que propose Robert Buron et les équipes d’"Objectifs 1972", ou encore la forte montée de l’extrême gauche qui ne transparaît que fort indirectement lors d’un débat sur l’expérience chinoise en avril 1969 en la présence de Philippe Ardant, de Lucien Bianco et de Jacques Guillermaz.

Ce délaissement de la question politique est né en partie du positionnement du CCIF lors de la crise de Mai 1968 car celle-ci a provoqué, comme pour beaucoup d’autres groupes, la division de l’équipe du "61". Il faut ici reprendre la généalogie du mouvement. Face au mouvement protestataire, les membres de l’Union catholique des scientifiques français avaient décidé de rédiger un texte pour dire leur réserve face aux brutalités policières commises sur les étudiants et pour appeler le gouvernement français à prendre ses responsabilités 1409 . René Rémond, alors en voyage à Rome, est contacté pour donner son avis sur la participation éventuelle du CCIF à cette prise de position. Manquant d’informations, il refuse de prendre une décision et donne pleins pouvoirs à l’un de ses amis, l’historien Jean-Marie Mayeur, excellent connaisseur du milieu universitaire. Ce dernier est l’un des responsables de la branche universitaire du SGEN, il participe depuis 1963 à certaines manifestations intellectuelles du CCIF, mais ne fait pas partie de l’équipe. Il a donné en 1963 un article pour un Recherches et Débats consacré aux laïcs 1410  ; un second en 1964 sur l’histoire et l’historien 1411 et enfin a participé à la table ronde de la SIC 1967. Sur les conseils de Jean-Marie Mayeur, le CCIF s’abstient donc de tout manifeste et André Astier, qui souhaitait une prise de position en faveur du mouvement étudiant se trouvant désavoué, démissionne de son poste de secrétaire général. C’est désormais Jean-Louis Monneron qui prend en charge le secrétariat. Il est alors assistant à l’Institut d’études politiques de Paris et prépare une thèse sur la revue Études. Il est depuis le début des années 1960 membre du comité de rédaction. Suzanne Villeneuve devient rédactrice en chef de Recherches et Débats.

A la rentrée universitaire de 1968, l’équipe fait néanmoins entendre sa voix sur le sujet. En octobre 1968, lors de la réunion avec la province, elle établit un bilan des événements vécus dans les différentes villes universitaires 1412 . Sa première relecture publique du Mouvement a lieu en décembre, lors d’un forum intitulé "La France s’est-elle repolitisée ?" en présence de Léo Hamon et de Georges Lavau. Parallèlement, l’équipe décide de lancer un cahier sur le sujet qui paraît en mai 1969 1413 . Le CCIF est donc en retard par rapport aux autres revues intellectuelles catholiques qui ont étudié le phénomène dès juillet 1968. C’est le cas pour Esprit, Études, Christianisme social, Projet ou encore Économie et Humanisme. L’ambition du "61" est de faire dialoguer des chrétiens qui n’ont pas eu la même attitude au moment de l’événement :

‘"C’est pour prendre une plus juste mesure de ces divergences et pour que nous apprenions à les penser ensemble, que nous lançons ce cahier. Puisse-t-il surmonter les difficultés que peut-être il rencontrera en cours de réalisation"’ précise ainsi le projet de travail. 1414

Dans une lettre adressée à Étienne Borne, Jean-Louis Monneron s’explique davantage :

‘"Ce que j’entreprends aura deux caractères : d’une part, il voudrait être une sorte de table ronde portant aussi bien sur l’interprétation historique de l’événement que la manière dont les chrétiens - avec quelle naïveté et quelle légèreté hélas ! - y cherchent un signe des temps. Mais aussi il voudrait aboutir à des conclusions que le CCIF devra prendre à son compte, en particulier en ce qui concerne le devoir d’intelligence, et sur cela l’équipe actuelle est disposée à s’engager quelque peu." 1415

Dans ce cahier sont donc invitées à prendre la parole quelques personnes ayant fait partie du "cercle de soutien" 1416 aux étudiants contestataires : le pasteur Dumas, le philosophe Ricœur, le pasteur Casalis, le père Chenu, Georges Montaron (les trois derniers déclinent l’invitation) 1417 . Deux axes sont privilégiés : savoir si Mai 68 a été une révolution, puis continuer la confrontation entre chrétiens en s’interrogeant sur le rapport entre l’événement historique et l’avènement du Royaume 1418 . La réflexion sur Mai 1968 ne s’arrête pas à ce cahier ; elle se poursuit par un débat consacré à Marcuse, le 23 janvier 1969, et lors d’une séance de la Semaine 1969 consacrée à "Vérité et politique", en présence du père Calvez, de Julien Freund, de Marcel Merle et du communiste Pierre Juquin.

Il n’y a donc pas silence définitif, mais analyse distanciée : le CCIF se rapproche de la ligne tenue par bon nombre de catholiques vis-à-vis de ce mouvement. La branche universitaire du SGEN décide de ne pas se déterminer dans le conflit et refuse d’appeler à la grève 1419 . Jean-Marie Mayeur, Jean-Louis Piednoir, Charles Pietri, Paul Vignaux rédigent un texte qui certes condamne la violence et les brutalités policières mais critique tout autant l’incohérence du mouvement étudiant 1420 . Le refus qu’a exprimé René Rémond manifeste la réserve d’une génération sur un mouvement par trop contestataire et dévastateur 1421 .

Le Mouvement provoque au sein de la société française une accélération des mutations et des remises en cause, l’Église catholique subit de plein fouet la montée de ce radicalisme 1422 . Le CCIF peut-il échapper à cette remise en cause ? L’équipe après la grande turbulence de Mai 1968 reste confiante : l’année 1968 a marqué un nouvel élan grâce à la méthode intellectuelle choisie et à l’accueil favorable que lui a fait le public. Elle s’est en outre ouverte à de nouveaux membres. C’est donc en toute confiance qu’elle s’engage dans l’après-Mai.

Notes
1396.

Voir "Politique" dans Catholicisme, article de Jean-Marie Aubert.

1397.

Au printemps 1963, l’équipe invite le père Calvez, Jean-Baptiste Duroselle, Mgr Lalande et Maurice Vaussard pour expliquer l’encyclique, retranscrit dans RD 44, octobre 1963, p. 159-190.

1398.

Débat du 27 février 1967, retranscrit dans RD 60, octobre 1967, p.

1399.

Expression de Christian Baboin-Jambert, dans "Bloc notes en théologie du politique" dans Le Supplément, décembre 1997, p. 1475.

1400.

"Proudhon et la religion", février 1968 avec Jean Bancal et Mgr Haubtmann.

1401.

"Nietzsche actuel et inactuel", février 1972 avec également Alfred Guth et Pierre Trotignon.

1402.

Né en 1933, il entre dans la Compagnie de Jésus et s’intéresse à l’un des principaux maîtres du soupçon.

1403.

Il enseigne la philosophie à l’Université de Nantes et a intégré la petite équipe du CCIF à la fin des années 1960.

1404.

Il a un empêchement de dernière minute.

1405.

Avec les contributions d’autres auteurs.

1406.

Sa thèse Pierre-Joseph Proudhon, sa vie et sa pensée 1809-1849, est publiée en 1962.

1407.

Publié aux États-Unis en 1967, paru chez Gallimard en 1968.

1408.

Né en 1918, assistant de Karl Rahner, il devient l’un des inspirateurs de la théologie de la libération.

1409.

Témoignage d’André Lichnerowicz à l’auteur, 1997.

1410.

RD 42, mars 1963.

1411.

RD 47, juin 1964.

1412.

Lettre du 6 octobre 1968, p. 2, ARMA.

1413.

RD 63, mars 1969, 176 p.

1414.

Projet de cahier, p. 1, ARMA.

1415.

Idem.

1416.

Étienne Fouilloux, "Des chrétiens dans le mouvement du printemps 1968 ?", dans René Mouriaux et Annick Percheron, 1968, Exploration du Mai français, tome 2, Les acteurs, L’Harmattan, coll. "Logiques sociales", actes du colloque "Acteurs et terrains du mouvement social de mai-juin 1968", organisé par le CEVIPOF et le CRHMSS, 1992, p. 254.

1417.

Les raisons de leur absence restent indéterminées : le père Chenu suit avec sympathie le travail du CCIF c’est donc certainement par surcharge de travail qu’il décline la collaboration, en revanche le pasteur Casalis a certainement préféré ne pas collaborer avec un groupe jugé trop réformiste. Voir infra.

1418.

Projet de cahier, ibid., p. 2, ARMA.

1419.

Voir Madeleine Singer, Histoire du SGEN, 1937-1970, op. cit. p. 486-487.

1420.

Voir Franck Georgi, L’invention de la CFDT, 1957-1970, syndicalisme, catholicisme et politique dans la France de l’expansion, Éditions de l’Atelier, CNRS éditions, "Histoire 20è siècle", 1995, p. 491. Voir également Madeleine Singer, op. cit. p. 486-487.

1421.

Voir son témoignage dans Vivre notre histoire. Aimé Savard interroge René Rémond , op. cit.

1422.

Étienne Fouilloux, "Les chrétiens et Mai 1968", art. cit., p. 258-259.