Chapitre 2. L’entrée dans la tourmente ?

1. La Semaine 1969 : un accident ?

a) L’échec d’une Semaine très ambitieuse

Chercher la vérité est le thème choisi pour la Semaine 1969. Le sujet est difficile, il s’agit de démontrer que ‘" (…) la pensée globale du vrai existe et qu’elle dépasse les relativismes culturels à la mode"’. Pour y répondre, tous les domaines sont abordés : politique, langage, sciences, histoire et discours sur la foi. L’équipe s’entoure des spécialistes de sciences humaines, en faisant une réunion préparatoire en juin 1968 avec le père Stanislas Breton 1423 , le père Michel de Certeau 1424 , le père Claude Geffré, Paul Ricœur et Jean Ladrière 1425 . Le groupe de travail dresse la liste des problématiques et des collaborateurs susceptibles d’éclairer la question : Kostas Axelos, Maurice Bellet, Jean-Yves Calvez, Julien Freund, Jean Ladrière, Antoine Vergote 1426 et Jean-Pierre Vernant sont sollicités. Autant de noms qui symbolisent la réflexion catholique dans son ouverture la plus large ou la recherche agnostique moderne. Certes l’équipe souscrit à la mode en invitant un communiste en la personne de Pierre Juquin ; certes la séance sur la vérité et l’objectivité de l’information est un peu faible, mais elle permet d’inviter Jean Daniel, le directeur de L’Express, et donc de médiatiser la Semaine. L’ensemble est d’un niveau philosophique et théologique élevé, tout particulièrement la séance sur le langage religieux avec Paul Germain, le père Roqueplo, l’abbé Vergote, Jean-Pierre Vernant ou encore le témoignage du pasteur Jean Bosc et du père Congar sur "L’Église voie d’accès ou obstacle à la vérité". Si le défi du strict point de vue intellectuel est réussi, le public a boudé la SIC : moins de 3000 personnes viennent à la Mutualité.

Un sujet trop ambitieux ? Une méthode obsolète ? Les conséquences de Mai 1968 ? La plupart des témoins interrogés soulignent le vieillissement de la formule. Or un an auparavant cette dernière attire presque 9000 personnes et la Semaine suivante consacrée au bonheur presque 4000, soit un chiffre proche de celui qu’obtenaient les SIC du début des années 1960. En outre, quelques mois plus tard à l’automne 1969, plusieurs débats réussissent à drainer à nouveau un public considérable : c’est le cas du débat sur Marcuse ou celui sur "Morale et cinéma" qui rassemblent, l’un et l’autre, 500 personnes. C’est le cas surtout d’un débat de décembre 1969 qui draine plus de 1000 personnes venues écouter le bilan des réunions plénières de l’épiscopat français à Lourdes 1427 .

Si la formule n’est pas novatrice - l’équipe d’ailleurs dès juin 1968 s’était interrogée sur la pédagogie de la Semaine, estimant nécessaire de laisser place à la contestation mais n’avait pas su vraiment concrétiser le projet 1428 - c’est davantage le sujet qui est apparu trop ambitieux et mal adapté 1429 . Le sujet était à risques et l’équipe ne s’y était pas trompée puisqu’elle s’était entourée d’experts très soucieux du contact avec la modernité 1430 . Mais cela n’avait pas suffi. A un moment où la philosophie française entrait dans une forte zone de turbulences et où le structuralisme relativisant était à son apogée, la problématique du "61" qui souhaitait "dépasser tous les relativismes culturels" apparaissait à contre-courant !

Le choc de Mai 1968 ? Indéniablement, il faut également prendre en compte cet aspect. Les étudiants catholiques avaient toujours été fortement présents aux Semaines : les liens des organisateurs avec les "talas" d’Ulm, avec les khâgnes parisiennes, avec le Centre Richelieu depuis l’arrivée de Jean-Louis Monneron, puis de l’abbé Coloni l’avaient facilité. A la SIC 1967, cette jeunesse avait constitué plus de 75 % des effectifs du public 1431 . La jeunesse a donc pu bouder un CCIF qui l’avait fort peu suivie durant le mois de Mai 1432 . D’ailleurs Mai 1968, qui se définit en partie par le développement d’une parole sans entrave et un anti-institutionnalisme, s’oppose fondamentalement à la méthode employée par le Centre 1433 . L’équipe en tous les cas prend acte de l’échec, elle s’impose à la fois une réflexion sur la forme de ses activités intellectuelles et leur contenu. Elle doit cependant d’abord tenir compte du contexte ecclésial et social en pleine destructuration 1434 .

Notes
1423.

Après avoir enseigné à Rome pendant plusieurs années, il revient en France et donne un enseignement aux Instituts catholiques de Lyon et de Paris. Penseur original, ami de Louis Althusser, il cherche à concilier raison et imaginaire.

1424.

Né en 1925, il entre dans la Compagnie de Jésus en 1950 et développe une recherche transdisciplinaire. Il a le souci constant de faire dialoguer l’essence du christianisme et la modernité tout en prenant soin de rester attentif aux questions temporelles.

1425.

17 juin 1966, à ceux-là s’ajoutent les fidèles : Étienne Borne, Claude Bruaire, abbé Colin, père Daniélou, Jean-Marie Domenach, Paul Germain, Francis Jacques, père Roqueplo, Claude Tresmontant.

1426.

Né en 1921, directeur du Centre de psychologie de la religion à Louvain. Il associe une réflexion philosophique et psychanalytique.

1427.

Réunion au Palais de la Mutualité avec Mgr Etchegaray, le secrétaire de l’épiscopat, Mgr Haubtmann et le cardinal Marty. Voir Le Figaro, 10 décembre 1969.

1428.

Compte rendu du 16 juin 1968, ARMA.

1429.

Compte rendu du 1er mai 1969, ARMA.

1430.

L’abbé Biard, Étienne Borne, Mgr Brien, le père Carré, abbé Colin, père Daniélou, père Dubarle, Olivier Lacombe, abbé Latour, abbé Lustiger, Henri-Irénée Marrou. Certes on y trouvait également le père Geffré, le père Le Blond, le père Marlé, le père Morel et le père Réfoulé.

1431.

Jean-Louis Monneron à l’abbé Jean Latreille, 22 mars 1967, p. 1, ARMA.

1432.

Un travail en profondeur manque sur les étudiants catholiques et Mai 1968. Il reste donc difficile de préciser davantage cette hypothèse.

1433.

Rémi Rieffel, La tribu des clercs, op. cit., p. 407 et sequentes.

1434.

Compte rendu du 1er mai 1969, ARMA.