b) La crise ecclésiale et sociale 1435

C’est à partir de la fin des années 1960 que la culture occidentale connaît une double crise : crise de la philosophie française 1436 et crise de la théologie. Au désintérêt pour le sujet, au sentiment pessimiste sur le monde des techniques qui fissurent la pensée occidentale s’ajoutent le refus, qui alors paraît pour beaucoup inéluctable, des formes du sacré et l’éviction des problématiques religieuses de la société moderne. La désacralisation qui pose nettement et péremptoirement le problème du rapport de l’Église au monde et de son insertion dans celui-ci s’épanouit. Les intellectuels catholiques sont donc appelés à ajuster leur parole à cette sécularisation galopante 1437 . Or la théologie entre dans une grave crise méthodologique en se heurtant aux nouvelles interrogations que formulent les sciences profanes. Ironique histoire, le concile Vatican II avait inauguré ‘"une nouvelle conscience des rapports entre la foi et l’histoire, entre l’Église et le monde"’ ‘ 1438 ’, symbolisée par la théologie des Signes des temps. Cette théologie se fondait sur une vision optimiste de l’histoire 1439 , définie par un progrès et un perfectionnement de l’homme. Or, cette conception de la modernité (en tant que construction du monde dans le sens du progrès) est entièrement remise en question par, ce que certains nomment au contraire, l’échec de l’histoire ou son "opacité" 1440 . La théologie des Signes des temps coïncide donc avec un temps spécifique de l’occident : Trente Glorieuses économiques, progrès techniques, émancipation des peuples de couleur, développement des connaissances biologiques. Elle ne correspond plus aux mutations que subit la société occidentale. La théologie dans ses différentes expressions entre dans une grave crise de moyens.

La première touchée est la théologie inductive qui permet le passage entre des ‘"affirmations exégético-dogmatiques et des prises de positions concrètes sur le plan sociopolitique"’ ‘ 1441 ’ ‘.’ Il apparaît désormais impossible d’établir ces fameux passages. Il devient même de plus en plus difficile de trouver une compatibilité entre les énoncés théologiques et les résultats des recherches issues des milieux professionnels (biologistes, physiciens …) 1442 . Des concepts comme l’éthique professionnelle, la théologie du travail apparaissent simplificateurs de situations beaucoup plus complexes. La théologie éclate alors en différents mouvements qui s’organisent principalement à partir de deux éléments : le rapport à la culture et le rapport à la raison 1443 . Prenant conscience du danger d’être associé à un système de pensée - cela avait été le cas avec la théologie médiévale qui s’appuyait sur la conception aristotélicienne - la théologie se veut alors indépendante de toute philosophie pour ne pas être rendue caduque et aléatoire 1444 . La théologie pratique (nommée également pastorale) est le secteur qui, au moment de la crise, retient la principale attention des théologiens s’intéressant davantage à la réception du message qu’au contenu 1445 . Celle-ci souhaite s’adapter à la situation de mise à l’écart de l’Église dans la société occidentale, pour y pallier, non pas dans un dessein de rechristianisation globale, mais dans un souci de prendre en compte la situation pour élaborer des théologies proches du vécu 1446 . Les pères Marlé 1447 , Moingt 1448 , Doré 1449 , de Lavalette ou encore Kowalski 1450 en sont ses représentants 1451 .

Toutes ces nouvelles approches sont cependant encore, dans bien des cas, en état de gestation conceptuelle : le CCIF se trouve donc devant une situation radicalement nouvelle mais sans vraiment avoir les moyens d’y répondre.

Crise de la philosophie, crise de la théologie, le CCIF subit aussi la crise des structures ecclésiales qui s’accomplit au tournant des années 1970. Cette crise est formalisée par la progressive disparition de l’infrastructure intellectuelle sur laquelle le CCIF s’appuyait : raréfaction du clergé dont les tâches se focalisent sur la pastorale, éclatement des ordres religieux intellectuels qui avaient beaucoup œuvré pour le renouveau intellectuel. Les tendances opposées se multiplient et la déclaration de 38 théologiens sur la liberté de recherche en 1968 va être un des symboles de ces oppositions. Parmi les signataires se trouvent les pères Congar, Chenu, et Geffré ou le chanoine Aubert ; parmi ceux qui récusent cette déclaration : le père Daniélou 1452 . Quelques années plus tard le père Henri Bouillard écrira à Henri de Lubac :

‘"Je constate dans l’ensemble des sections religieuses et philosophiques de l’IC, des divergences telles qu’on se demande si subsiste encore une unité réelle dans la foi et dans son attachement à l’Église." 1453

La crise touche également l’édition religieuse comme le souligne par exemple la baisse continue des abonnements de la revue Études. Elle comptait en 1964 14322 abonnés, elle en perd 1300 en 1972 (12720 abonnés), puis à nouveau 2000 en 1975 (10559 1454 ).

L’Église est entrée dans une crise profonde qui se manifeste par la remise en question des institutions, le refus de l’intellectualisme à un moment où les préoccupations pastorales prennent le pas sur les autres aspects, l’éclatement des structures ecclésiales, la dispersion de la synthèse catholique, la fragmentation du système intellectuel. La situation est des plus difficiles et le CCIF devra naviguer sur cette mer agitée au risque de sombrer.

Notes
1435.

La crise de la théologie au tournant des années 1970 est un phénomène encore mal connu des historiens, il nous est donc paru nécessaire d’en décrire les principaux traits afin de mieux cerner la situation du CCIF dans ce cadre.

1436.

Vincent Descombes, "Vers une crise de l’identité en philosophie française", art. cit., p. 147-148.

1437.

Sur ce sujet voir "Sacralisation", dans Catholicisme.

1438.

Claude Geffré, "Théologie de l’incarnation et théologie des Signes des temps chez le père Chenu", dans Moyen âge et modernité. Marie-Dominique Chenu," 1997, p. 146.

1439.

Idem, p. 147.

1440.

Ibid., p. 148.

1441.

Dominique Galland, art. cit., p. 28.

1442.

Idem, p. 28-29.

1443.

Voir l’article "Théologie", de Christian Duquoc dans Catholicisme.

1444.

Idem, p. 1063-1064.

1445.

Joseph Doré parle de "(…) terrain pratique de la communication de la foi", dans son éclairant article "Les courants de la théologie française depuis Vatican II", dans Interpréter, hommage à Claude Geffré , op. cit., p. 250.

1446.

Christian Duquoc, idem.

1447.

Né en 1919, il est le grand spécialiste de la théologie protestante et tout particulièrement de Bultmann. Il connaît également les grands mouvements théologiques qui se développent sur le continent américain (théologie de la mort de Dieu et théologie de la libération qu’il défendra).

1448.

Né en 1915, spécialiste de la théologie dogmatique, il cherche à rendre pensable la foi dans une société sécularisée.

1449.

Né en 1936, spécialiste de la théologie dogmatique, il se focalise sur la christologie.

1450.

Né en 1931, il s’intéresse aux rapports science/foi et reste soucieux des questions temporelles et des réponses que peut donner le christianisme à la société.

1451.

Joseph Doré, idem, p. 227-259.

1452.

2 février 1969, col. 119-122, La Documentation catholique.

1453.

Lettre du 25 avril 1974, dans Mémoires sur l’occasion de mes écrits, op. cit., p. 395.

1454.

"Paris, 1967-1968", AFSJ.