c) 1969 : ouvre-t-elle l’ère de la dépression ?

Les années 1969-1971 sont marquées par une diminution de présence et de visibilité : le meilleur indice est constitué par la raréfaction des cahiers durant ces deux années. La revue exigeait de la part de l’équipe un travail en profondeur et en continuité. Or, sur les deux cahiers publiés en 1970, l’un, sur Science et théologie, est issu d’un colloque du Secrétariat international des questions scientifiques. Le second, paru en mai 1970 sur Censure et liberté d’expression, est le seul travail de l’équipe de rédaction. Quant aux débats, au nombre d’une vingtaine dans les années 1960, ils sont moins d’une dizaine au début des années 1970 :

Encore qu’il ne faille pas conclure trop vite : la baisse du nombre des débats n’entraîne pas pour autant une chute des entrées, signe que le Centre réussit encore à drainer un public en ces années. Certains débats font encore des records d’audience : en 1970, 1185 personnes viennent écouter Dom Bernard Besret, le père Geffré, Annie Jaubert et Marc Venard ; le débat qui oppose, le 5 novembre 1971, Marcel Légaut au père Varillon rassemble 1139 personnes !

Si du début des années 1960 jusqu’au début des années 1970, le public véritablement disparaît, passant de 9000 personnes (en 1962-1963) à 1200 personnes (en 1972-1973), à partir de 1966 et jusqu’à l’année 1969 le CCIF maintient son public. Ce n’est donc qu’à partir de 1970 que le nombre diminue considérablement passant de 3500 (en 1970, si l’on retire la conférence de Dom Helder Camara qui rassemble 10000 personnes) à 1200 en 1972. Ces chiffres doivent cependant être confrontés avec la moyenne annuelle qui souligne, quant à elle, que le CCIF a su même durant la décennie 1970 drainer un public assez constant. C’est donc en partie le choix de délaisser l’activité des débats qui conduit le Centre à perdre une partie de son public. L’équipe a d’ailleurs été marquée par un débat qui, le 23 février 1970, n’avait rassemblé que 74 personnes (sur l’écologie avec Eugène Claudius-Petit, Maurice Le Lannou, le père Russo, les docteurs Gillon et Sutter). Trois fois de suite, en cette même année des débats avaient réuni moins de 100 personnes. L’équipe est donc convaincue d’une désaffection pour cette activité.

Apparemment la crise de 1969 compromet donc l’ensemble du travail intellectuel du groupe. Plusieurs éléments conduisent cependant à rééquilibrer ce jugement. La Semaine 1970, consacrée au bonheur, connaît un certain succès et attire 4000 personnes. La crise financière, née du manque à gagner qu’a constitué la crise de Mai 1968 et de l’échec de la SIC 1969, est jugulée rapidement grâce aux Amis du Centre, tout particulièrement grâce à l’appui de Louis Leprince-Ringuet et de Maurice Schumann. Les différents dons permettent ainsi à la trésorière, Suzanne Villeneuve, de payer les factures non réglées depuis 1968. En outre, un questionnaire adressé au public les 8 et 15 décembre 1969 rassure l’équipe 1455 . Le questionnaire porte sur la fréquence de la présence au Centre, sur les thèmes préférés et sur la méthode. Première surprise : 48% des personnes (ayant assisté au débat du 15 décembre) ne sont jamais venues au "61" et seulement 16% sont des fidèles auditeurs (ils ont dans ce cas participé à plus de 10 débats). Deuxième grande surprise, le profil du public est assez jeune : 24% ont moins de 25 ans, 42% entre 25 et 45 ans. L’équipe en déduit donc que le jeune public est encore attiré par les activités du Centre, qu’il réussit à rassembler un auditoire non strictement de résidents de la rue Madame et de la rue Monsieur ! L’année 1971-1972 est globalement positive et manifeste un redéploiement des activités grâce à l’organisation de trois colloques. Le premier est consacré à "Nature et culture" (avec l’UCSF), le deuxième à "L’information religieuse" et le troisième à "Christianisme et société". Trois cahiers sont également publiés : l’un est consacré en partie à la reprise d’exposés de François Mauriac prononcés à la SIC 1456 , le deuxième est le résultat d’un colloque de l’UCSF sur Nature, problème politique, le troisième s’intéresse à Élites et masses. L’année 1972-1973 semble confirmer le rééquilibrage. Trois riches cahiers voient le jour : l’un est consacré aux Problèmes de psychanalyse, un deuxième est issu du colloque avec le théologien Hans Küng sur l’infaillibilité pontificale, un dernier sur Les Lycéens est publié avec une formule fortement rajeunie. La SIC en revanche sombre : indubitablement les grands rassemblements autour d’une pensée cohérente ne font plus recette. La Semaine de 1972 consacrée à la maîtrise de la vie frappe ainsi douloureusement l’équipe. Moins de 2500 personnes pour l’ensemble des communications. La séance la plus suivie est celle avec le cardinal Marty, Mgr Pézeril, évêque auxiliaire de Paris, Jean Bernard et Gabriel Marcel sur "L’homme et sa mort" : elle ne rassemble que 714 personnes ! Les deux séances consacrées à la procréation et à la législation sur le sujet sont très peu suivies : 271 personnes sont venues écouter André Boué, Pierre Cordier, le chanoine de Locht et le père Pousset parler de la conception humaine ; 294 personnes sont présentes pour Raymond Aron, Jean-Marcel Jeanneney, Henri Péquignot et le père Sommet 1457 . C’est un véritable effondrement. La presse d’ailleurs est très sévère : orateurs trop spécialisés, absence de synthèse, absence d’incarnation. Le Monde sous la plume de Fesquet rappelle que 700 personnes ont trouvé place dans une salle de 2200 personnes 1458  :

‘"Cette dernière séance a été troublée par la présence bruyante de quelques jeunes contestataires, très vite déroutés cependant, par l’aspect académique de la réunion. On peut du reste se demander si la formule de la Semaine, qui est essentiellement une suite de cours magistraux, n’est pas dépassée." 1459

Le coup est d’autant plus rude que la Semaine constitue la partie la plus visible du CCIF : son échec semble souligner l’inadéquation de ses animateurs à leur temps.

La crise est donc complexe : elle a été particulièrement forte entre 1969 et 1971, elle est conjurée en partie l’année suivante par un travail de qualité au sein des cahiers, des colloques et des débats. Ce creux de deux ans s’explique en partie par les troubles universitaires qui sont nés au printemps 1970 et se sont prolongés durant l’année 1971. René Rémond, qui a la charge de Nanterre depuis la démission de Paul Ricœur en 1970 1460 , est constamment pris par cette nouvelle charge, Jean-Louis Monneron et Marcel Merle qui enseignent à IEP sont également sollicités sur ce front. En outre, la rédaction de Recherches et Débats a été donnée depuis le départ d’André Astier à Suzanne Villeneuve. Celle-ci a toujours joué au CCIF un rôle essentiel de courroie de transmission mais n’a pas en revanche une autorité suffisante pour relancer, en pleine crise ecclésiale et intellectuelle, les cahiers. Le marasme est tel que certains, découragés, demandent à être déchargés de leurs fonctions : c’est le cas de Jean-Louis Monneron, le secrétaire général et de la rédactrice Suzanne Villeneuve 1461 . L’équipe propose à Étienne Fouilloux de prendre le secrétariat général du Centre, il refuse, mais accepte de succéder à Suzanne Villeneuve. Jean-Louis Monneron accepte finalement de rester. Ils s’engagent conscients des nouveaux enjeux de la pastorale de l’intelligence.

Notes
1455.

Résultats donnés en octobre 1970, 4 p., "dossier 1969", ARMA. Les questionnaires ont été donnés lors de deux débats différents, le premier est consacré à un problème confessionnel : "Faut-il encore des églises ?" avec Paul Delouvrier, Philippe d’Harcourt, Jacques Natanson et le père Pousset. Le second débat était consacré à un problème plus social : "La pédagogie, problème politique" avec Michel Lobrot et Antoine Prost.

1456.

Cahier original où pour la première fois le CCIF présente un ensemble de photos, celles de François Mauriac à différentes Semaines, et où se mêlent les paroles du "chrétien Mauriac" et les témoignages du père Chenu, d’Étienne Borne, de Jean Guitton, d’André de Peretti et la retranscription de l’homélie de Mgr Pézeril prononcée aux obsèques de l’écrivain. RD 70, op. cit..

1457.

La première séance "La science change-t-elle la vie ?" : 454 personnes ; la seconde "Le vivant et l’humain" : 489 personnes ; la troisième "Vie et mort des civilisations" : 279 personnes.

1458.

10 mars 1972.

1459.

Le Monde, 16 mars 1972.

1460.

Voir à ce sujet La règle et le consentement : gouverner une société, Fayard, 1979, 480 p.

1461.

Jean-Louis Monneron à René Rémond, 20 mai 1971, p. 3, carton 2, "CCIF 1970-1971", ARR.