b) L’impossible troisième renouvellement générationnel ?

En 1968-1969 l’équipe s’était ouverte à de nouveaux membres. Mais en 1970, elle ressent à nouveau le besoin d’élargir le recrutement. La lettre, qu’un jeune scientifique a cependant adressée un an plus tôt à René Rémond, fait craindre une désaffection de la jeunesse catholique pour ce genre de foyer de réflexion. Rédigée sur la demande d’André Astier, Pierre Lutz récuse la méthode trop abstraite du CCIF et conclut : "Je n’ai a priori aucune envie de contribuer au "renouveau" du CCIF" 1465 . Faut-il en déduire que cette position est celle de la jeunesse catholique française ? Celle-ci est dans sa grande majorité en crise depuis 1965, à l’image des dirigeants de la JEC qui ont démissionné cette année là. Après avoir tenté de créer une Jeunesse universitaire chrétienne, ils quittent le terrain religieux pour l’engagement politique et principalement pour le terrain des luttes sociales 1466 . L’évolution de la Mission étudiante créée en 1966 (qui rassemble les anciens de la FFEC et de la JEC) est de la même manière symptomatique. Lors de la mise en place de la Mission, en 1966, la préoccupation principale est de définir la mission chrétienne dans le monde 1467 . Deux ans plus tard en 1968, il s’agit de s’interroger sur l’expérience de la foi, sur l’identité chrétienne et sur la spécificité du chrétien par rapport au monde : ‘" (…) il s’agit moins de diffuser une vérité que de s’interroger sur elle"’ ‘ 1468 ’ ‘. ’

Cette crise de la jeunesse étudiante catholique n’est pas un fait isolé : les protestants connaissent le même type de difficultés. Le Semeur, la revue de la "Fédé" devient l’organe de la dérision face aux principes du protestantisme : ‘"la rupture consommée entre 1965 et 1967, prive le protestantisme français d’une relève normale des générations pastorales, tandis qu’elle libère les futurs cadres pour la révolution culturelle attendue"’ ‘ 1469 ’. Les groupes de chrétiens qui se multiplient au début des années 1970 s’organisent sur des bases nouvelles comme le montre l’étude d’un groupe protestant de Rhône-Alpes intitulé "Études et Rencontres-communications qui :

‘" (…) se donne pour tâche non pas d’organiser des rencontres sur la foi et la culture mais d’investir dans les techniques de la dynamique de groupes : pratique des réunions et des entretiens, dynamiques des groupes (...) expression non verbale dans un groupe (...). C’est-à-dire des lieux où l’on s’organise pour prendre toute la mesure des conditionnements qui enserrent la parole, et pas seulement celle des autres, et où l’on tente des mots et des actes risqués en direction de cette parole libérée et toujours serve qui est notre marque d’hommes." 1470

La plupart d’entre eux choisissent alors une nouvelle forme de militance : l’engagement politique généralement dans un mouvement idéologique qui propose un nouvel ordre social. C’est ce que Henri Desroche appelle un "socialisme de prosélyte" qui ‘"prend l’allure d’un transfert d’une ferveur religieuse dans une conviction sociale"’ ‘ 1471 ’ ‘.’ Cette génération est happée par le politique : elle est ‘"surpolitisée (), elle a sacralisé le politique, convaincue que tout était politique et allant parfois chez certains jusqu’à dire que c’était l’engagement politique qui vérifiait l’authenticité de la foi"’ ‘ 1472 ’ ‘.’ De fait, une grande partie de la génération susceptible d’aller grossir les rangs des animateurs du CCIF trouve son Salut (sic) dans la refondation du parti socialiste. "La crise de 1968 a fait basculer à gauche une seconde génération de militants chrétiens (après ceux de l’anticolonialisme) et surtout un événement politique va permettre de coaguler une série de courants hétérogènes : la refondation du Parti socialiste, autour de François Mitterrand, en 1971" 1473 .

Anti-institution, anti-intellectualisme sont les cadres dans lesquels se meuvent ces jeunes étudiants, cherchant un discours précaire, révocable, fondé sur l’expérience, une sorte d’ecclésiologie de la base 1474 . Mai 1968 se définit en partie par le développement d’une parole sans entrave et un anti-institutionnalisme qui s’oppose fondamentalement à la méthode employée par le Centre 1475 . Mai 68 a donc provoqué une déstabilisation complète des groupes et une preuve supplémentaire peut en être donnée par l’état des liens qui unit les intellectuels catholiques de province au "61" : la plupart des groupes ont implosé. Ainsi à Nantes l’ensemble des projets est arrêté :

‘"(…) il y a un certain découragement, qui tient au fait que les divisions entre les chrétiens ont été accusées par le mois de Mai. La coupure déjà annoncée, entre la Paroisse universitaire et les enseignants de l’enseignement libre va en s’accentuant. Il y a une très grande difficulté à mettre ensemble des hommes qui se sont engagés de façons très diverses." 1476

A Lyon, le père Latreille se plaint aussi de dispersion et d’un manque de dialogue entre les courants 1477 . A Nancy, le groupe connaît moins de difficultés mais subit la résistance de milieux intégristes. A Toulouse, pour prendre un dernier exemple, le petit CCIF vit en vase clos, il fonctionne bien mais sans influence sur l’extérieur, il n’a de ce fait aucune relation avec les étudiants 1478 .

C’est dans ce contexte assez difficile que les relations entre le CCIF et les groupes de province se réorganisent 1479 . Un vaste questionnaire est d’abord lancé afin de dynamiser les liens et mieux connaître les besoins de chaque groupe 1480 . La réunion du 14 novembre 1970 qui réunit des représentants de Nancy, Nice, Caen, Bordeaux, Reims, Amiens et Le Mans autour de l’équipe du CCIF montre que des activités se remettent en place progressivement. La plupart d’entre elles se font en lien avec la Paroisse universitaire (cas d’Amiens, de Lyon 1481 et de Reims), ou en s’appuyant sur les séminaires (Nice, Bordeaux et Orléans) en organisant des conférences sur des sujets religieux ou en constituant de petites équipes 1482 . S’il y a bien une réalité de la réflexion intellectuelle en province (les groupes rassemblent entre 200 et 400 participants 1483 ), tous connaissent des soucis de marginalisation ou de récupération. Le cas le plus explicite est celui de Bordeaux qui se plaint de la tendance de l’évêché à utiliser le centre pour pallier la désintellectualisation du public catholique et du clergé. Les difficultés que rencontrent les divers groupes de province contribuent certainement pour le CCIF à aggraver le sentiment de subir de plein fouet une crise des élites. Les relations fluctuantes entre le "61" et la province manifestent exactement les contradictions que connaissent un bon nombre de groupements d’intellectuels catholiques à la fin des années 1960 et au début des 1970. Ces clubs étaient nés spontanément d’une exigence de mise en forme intellectuelle de leur foi. Ils avaient choisi le CCIF comme modèle, en raison de la problématique que celui-ci incarnait depuis plus de vingt ans. Mai 1968 provoque dans la plupart des cas une crise identitaire 1484 . Or ce public constituait une part de l’assise sur laquelle s’appuyait le CCIF. La déstabilisation de ces foyers entraîne indirectement celle du CCIF 1485 .

En 1970 le Centre souhaite à nouveau s’élargir à quelques jeunes diplômés et pressent : Nicole Desmerger, Paul Lagarde, Yann Landaburu, Jacques Pelletier, Brigitte Poisson, Jean-Claude et Claudine Vey et Michel de Virville. Certains intégreront la petite équipe du "61" : Paul Lagarde, Brigitte Poisson et les Vey. Tous appartiennent à la génération née après la guerre. Ce sont, pour une très grande part, des anciens du Centre Richelieu (comme Joseph Musseau, Claudine et Jean-Claude Vey). Tous sont enseignants, sauf Joseph Musseau, un cadre bancaire. Ces personnes entrent au "61" en introduisant les questions absolues que se pose leur génération.

Notes
1465.

Pierre Lutz, 27 avril 1969, ARR.

1466.

Étienne Fouilloux, "Les chrétiens et Mai 1968", art. cit., p. 266-267.

1467.

Danielle Hervieu-Léger, De la mission à la protestation, l’évolution des étudiants chrétiens, Le Cerf, 1973, p. 14.

1468.

Idem, p. 15.

1469.

Étienne Fouilloux, "Les chrétiens et Mai 1968", art. cit., p. 265.

1470.

Dominique Galland, art. cit., p. 33-34.

1471.

Henri Desroche, Socialismes et sociologies religieuses, Cujas, 1965, p. 12-13.

1472.

René Rémond, "Les évolutions culturelles", dans France-Allemagne, Denis Maugenest et Werner Merle, actes du colloque franco-allemand, Beauchesne, "Religion, société et politique", 1988, p. 35. Pour tout ce qui concerne les chrétiens et la gauche voir le numéro Autrement, février 1977, 8, "A gauche ces chrétiens ...groupuscules isolés ou mouvement d’avant-garde ?", 224 p.

1473.

Hugues Portelli, "Les relations avec les partis politiques", dans France-Allemagne, op. cit., p. 102.

1474.

Idem. p. 125. Le CCIF est présidé aux yeux de la jeunesse par un universitaire dont la fonction de président de Nanterre (Rémond a succédé à Ricœur démissionnaire en 1970) incarne l’ordre.

1475.

Rémi Rieffel, La tribu des clercs, op. cit., p. 407 et sequentes.

1476.

Compte rendu de la réunion du 19 avril 1969, p. 1.

1477.

Ainsi les communautés étudiantes ont organisé une réunion sur le thème "Peut-on vivre dans la même Église avec des opinions différentes ?", cette réunion s’est soldée par un manque totale de dialogue et la seconde séance prévue n’a pu avoir lieu. Réunion du 19 avril 1969, p. 4-6. L’ouvrage sous la direction de Jacques Gadille, Histoire des diocèses de France, tome 16, Le diocèse de Lyon, Beauchesne, 1983, donne quelques éléments d’information sur la crise après 1968, p. 305-306, particulièrement la crise de la Faculté des Lettres en 1972-1973.

1478.

Réunion 19 avril 1969, p. 4, ARMA.

1479.

Lettre circulaire du 28 septembre 1970 : "Le contact a été pratiquement rompu avec Lyon, Nancy Bordeaux, et nous n’avons plus que des relations épisodiques avec Nice, Toulouse et Nantes", p. 1, ARMA.

1480.

Types de question : "Souhaitez-vous maintenir des contacts périodiques avec le CCIF ? Etes-vous partisan du maintien de la formule antérieure (soit deux réunions par an consacrées à des échanges d’information sur nos activités respectives) ? Quels services attendez-vous du CCIF en dehors de ceux qu’il est susceptible de fournir actuellement ? Questionnaire de 4 pages du 28 septembre 1970, ARMA.

1481.

L’abbé Bobichon remplace l’abbé Latreille en 1973.

1482.

Le succès est faible : ainsi à Caen, sur trois équipes lancées en 1969-1970, une seule a poursuivi son travail de façon régulière sur "l’Écriture Sainte" ; les deux autres consacrées à "Foi et athéisme" et "Tiers Monde" ont périclité. Compte rendu 14 novembre 1970, p. 2, ARMA.

1483.

Ou tout au moins de personnes fichées par les responsables, en tenant compte de abonnés de RD des participants réguliers aux conférences et des membres à part entière des cours et équipes de recherche.

1484.

C’est en tous les cas la raison qui est généralement donnée à l’équipe du CCIF.

1485.

Des travaux sur les groupes répartis en province permettraient d’établir une analyse plus fine de l’état du tissu associatif chrétien.