L’équipe se sent très vite écartelée : doit-elle valoriser l’activité pastorale afin d’être, pour les catholiques, un point de ralliement, un facteur d’unité ? Doit-elle plutôt approfondir l’activité intellectuelle : c’est-à-dire réfléchir et faire réfléchir ?
Depuis ses origines, la méthode philosophique du Centre a moins consisté ‘"à résoudre un certain nombre de problèmes précis et graves qu’à définir une méthode qui permet de mieux les poser et d’en faire saisir toutes les implications"’ ‘ 1488 ’. Terrain de rencontres, lieu de confrontations, échange sur les connaissances telles étaient les méthodes du CCIF. Or, au sein de l’Église, la décennie 1970 se définit plutôt par un anti-intellectualisme et une surpolitisation. Il s’agit donc pour l’équipe du "61" de montrer l’importance de l’investissement intellectuel envers la foi afin de ne pas laisser un vide intellectuel s’installer en inventant ‘"(…) sans cesse la Foi, dans le jaillissement de son expression"’ ‘ 1489 ’ ‘.’ Entretenir la préoccupation du travail intellectuel dans un monde catholique, qui est peu persuadé de sa nécessité, voilà le défi du Centre. Pour les animateurs, la foi est un acte de confiance (puis de fidélité), mais complémentairement une réflexion rationnelle sur son propre objet de croyance. La nouvelle formulation de la foi doit se faire par des personnes pleinement au contact de la pensée profane, c’est-à-dire par des laïcs. Révélatrice est de ce point de vue l’importance accordée à une réunion des groupes de province avec le secrétaire général de l’épiscopat, le 21 octobre 1972. L’objectif est de présenter au père Huot-Pleuroux, les différents centres et leurs objectifs. Cette réunion fait par la suite l’objet d’un long travail de rédaction pour montrer l’importance de la recherche intellectuelle des laïcs au sein de l’Église. Le travail est publié dans le "Bulletin du secrétariat de la conférence épiscopale", en septembre 1973. En novembre 1974, un colloque à Chantilly est organisé sur le même sujet, puis en janvier 1975. Ce colloque fait l’objet d’un intense travail de réflexion de la part des membres de la province. Chaque groupe prépare les enjeux du sujet, se répartit les axes de travail. Nancy s’occupe du "diagnostic de la situation" ; les rapports "intelligence et foi" sont animés par Declais et Briend ; Le Mans, Angers et Amiens se focalisent sur les rapports entre "réflexion et expérience" ; le CCIF, lui, entreprend de prendre en charge le dernier débat avec Mgr Delarue sur la ‘"fonction intellectuelle et la responsabilité ecclésiale"’ ‘ 1490 ’ ‘.’ La première vocation du CCIF reste donc de souligner l’importance de la recherche intellectuelle dans l’Église en insistant sur le rôle unique des laïcs. Mais deux chemins s’ouvrent à elle : doit-elle établir une synthèse chrétienne ou plutôt participer à une réflexion avec les incroyants ? L’équipe ne choisit pas : elle tente de gérer les deux enjeux. Elle ne veut pas se refermer sur la pensée catholique et continue à pratiquer le dialogue avec les autres pensées pour ‘"présenter à l’Église les interrogations qui naissent du mouvement spontané de l’intelligence profane"’ ‘ 1491 ’, pour rendre pensable le Dieu révélé en Jésus-Christ. Mais elle cherche parallèlement à limiter la crise identitaire que connaît le catholicisme en apportant des réponses confessionnelles et en proposant une synthèse constructive. Le CCIF devient alors point de ralliement d’une catholicité française éclatée 1492 . Là encore, l’équipe est à nouveau écartelée : quelle part doit-elle donner à la confrontation entre les différents courants qui divisent le catholicisme français ? Quelle importance doit-elle accorder à certains courants minoritaires ? Peut-elle permettre à certains mouvements très contestataires au sein de l’Église de s’exprimer ? Ne leur apporte-t-elle pas alors un certain retentissement ? La papauté de son côté attend du CCIF une réserve face à tout ce qui pourrait déstabiliser l’ensemble du catholicisme :
‘"Je me souviens que Paul VI – précise ainsi Mgr Pézeril- m’a plusieurs fois entretenu du même sujet, à peu près dans les mêmes termes et avec la même insistance. Il m’expliquait que sur la carte politique de notre temps la France apparaît comme une grande nation parmi d’autres, il en va différemment sur la carte de l’Église où elle tient une place de premier ordre. Il suffit que quelque chose se fasse, se dise ou s’imprime à Paris et voici qu’un précédent est créé, qu’un modèle est lancé, qu’une contestation ou une prospective sont ouvertes qui font le tour d’un bon nombre de pays catholiques." 1493 ’C’est sur ce point que des tensions naissent au sein de l’équipe. Certains membres, parmi lesquels André Astier, Étienne Fouilloux ou encore le père Roqueplo, souhaitent que le CCIF donne la parole aux nouveaux courants qui s’expriment dans l’Église, voire prenne position. Ils demandent de mieux tenir compte de l’ensemble des positions chrétiennes comme ceux qu’expriment "Chrétiens pour le socialisme" ou les catholiques soucieux d’un retour à une stricte orthodoxie. Ils insistent pour que le Centre ne tourne pas autour des même fidèles et souhaitent également qu’il prenne position sur des sujets d’actualité. Cette proposition d’insertion dans le lit du temporel n’est pas nouvelle, elle avait été choisie au début des années 1950 lors de l’affaire du Maroc ou lors du procès des époux Rosenberg. Elle avait provoqué en son temps beaucoup de tensions et d’incompréhensions au sein du comité directeur. La division des intellectuels du "61" concernait l’engagement dans les idéologies du temps de la guerre froide et du nationalisme. Désormais, elle touche davantage le chemin de foi de chacun.
Paradoxalement, alors que l’année 1971 marque une reprise des activités, les bilans et les réflexions se multiplient pour résoudre la "crise qui traverse le Centre". Parmi les termes qui reviennent fréquemment, il faut citer ‘"flottements, glissement vers un centrisme, autocensure"’ ‘ 1494 ’ ‘.’ A partir de 1970, les titres des cahiers comme ceux de la Semaine révèlent de fait la crise confessionnelle. Trois ans après la Semaine lyrique et enthousiaste sur Jésus-Christ, l’époque est à une interrogation sur la foi : la Semaine 1971 donne le ton : "Une foi sans religion" analyse la crise de la sacralisation et du sacrement, la crise de la communauté de croyants telle qu’elle a été conçue depuis des siècles. De la même manière, les cahiers soulignent cette quête de l’identité : Élites et masses dans l’Église 1495 , ou encore Église infaillible ou intemporelle ? 1496 Telles sont désormais les questions que se posent les animateurs du Centre. Ils vont s’employer à y répondre pendant quelques années.
René Rémond, brouillon de préparation, mars 1969, p. 2,"Correspondance 1968-1971", ARR.
Étienne Fouilloux, brouillon de préparation pour réunion du 20 juin 1971, p. 1, "CCIF 1970-1972", AEF. Soulignement de l’auteur.
Jean-Louis Monneron au chanoine de Locht à propos de la SIC 1972, 17 février 1972, p. 2, ARMA.
"Projet du texte pour le Secrétariat de l’épiscopat", mai 1973, p. 4 bis, ARMA.
Colloque "Le rôle de l’activité intellectuelle dans l’Église d’aujourd’hui", 13 décembre 1974, p. 1, ARMA.
Lettre à Mgr Poupard, 22 janvier 1968, p. 1, ARMA.
Réunion du 1er mai 1969, ARMA.
Témoignage dans "Évêques, théologiens et peuple de Dieu" dans Les Quatre fleuves, 12, p. 55.
Bureau, 20 juin 1971, ARMA.
RD 71, avril 1971, 166 p.
Colloque retranscrit dans RD 79, mars 1973, 184 p.