b) A l’écoute d’autres voies : le degré d’ouverture aux théologiens post-conciliaires

A la différence des décennies précédentes où les théologiens contemporains avaient assez peu de place au sein des débats (0,7% et 1,6% pour les deux périodes précédentes), l’équipe entend désormais leur donner la parole. Mais elle accorde une place très modeste à ceux qui critiquent certaines ouvertures conciliaires. Le seul ouvrage qui est étudié est Le Paysan de la Garonne de Jacques Maritain … mais pour y être critiqué par Étienne Borne, Francis Jacques et Mgr Guimet. Devant ce qui est apparu pour beaucoup et tout particulièrement pour Olivier Lacombe comme une critique globale, l’équipe reprendra le débat dans un cahier chargeant Étienne Borne de poser plus sereinement les enjeux du sujet. Malgré cet effort, la perception reste la même :

‘"La conférence d’Étienne Borne est d’une merveilleuse richesse. Néanmoins ce débat est quelque peu décevant. Maritain n’étant pas là, personne ne le représentait. On a l’impression d’assister à un procès où l’accusé se trouverait réduit au silence, où les juges seuls rendraient la parole." 1515

Le reste des débats est consacré à des penseurs dont la réflexion invite au dépassement des acquis conciliaires. Paul Tillich intéresse ainsi le "61" parce qu’influencé par Heidegger et par les "trois maîtres du soupçon", il cherche à établir un nouveau lien entre foi et culture. C’est seulement le 22 mars 1971 que l’équipe décide de lui consacrer un débat en invitant les protestants Pierre Burgelin et Jean-Paul Gabus, et le catholique Fernand Chapey à venir présenter son œuvre (trois ans donc après la traduction de son ouvrage Théologie de la culture qui fait de lui, en France, un penseur important 1516 ). La pensée de Peter Berger fait également l’objet d’un débat qui rassemble, le 24 janvier 1973, l’abbé Georges Kowalski, l’abbé Jean-Marie Lustiger et Jacques Maitre 1517 . Peter Berger participe, en tant que sociologue, à une pensée fonctionnaliste dans la lignée de Durkheim et Weber qui donne à la religion un rôle régulateur dans la société puisqu’elle répond ‘"au besoin de légitimation et de justification du groupe social"’ ‘ 1518 ’ ‘.’ L’apport de sa pensée est de montrer que la religion correspond à un effort de rationalisation de l’homme 1519 .

C’est à partir des années 1960 que la théologie de la mort de Dieu connaît un large succès 1520 . Au cœur de cette réflexion se trouvait la confrontation directe de la culture contemporaine - laquelle est marquée par la fin de la métaphysique - à la foi. Ce courant théologique reprend alors un thème développé au XIXè siècle par Hegel et Nietzsche, pour le repenser dans une société devenue sécularisée ‘"où l’idée de Dieu ne joue pratiquement plus aucun rôle"’ ‘ 1521 ’. Le CCIF ne s’est pas directement intéressé aux représentants les plus avancés de la théologie de la mort de Dieu, principalement américains, comme Gabriel Vahanian, William Hamilton ou encore Thomas Alitzer. Si Jean Cardonnel, en 1967, dans Dieu est mort en Jésus-Christ avait repris la thèse de Thomas Alitzer qui présentait la mort de Dieu conséquence de l’incarnation et de la mort de Jésus sur la croix, il n’avait pas été invité au "61". En revanche, des théologiens que certains ont défini comme théologiens de la mort de Dieu mais qui ‘"ont seulement voulu prendre sérieusement en compte la radicalité avec laquelle est posé à notre époque le problème de Dieu"’ ‘ 1522 ’ ont été largement étudiés par le CCIF. Le théologien protestant Dietrich Bonhoeffer, mort pendant la guerre de l’oppression nazie, dont les œuvres posthumes trouvent un second souffle à cette période 1523 et le pasteur américain Harvey Cox dont l’essai La cité séculière reprend en partie les thèses de Bonhoeffer, sont ainsi analysés. Le 28 novembre 1966, le père René Marlé, spécialiste de Bultmann, et le pasteur André Dumas commentent l’œuvre de Bonhoeffer et ses apports 1524 . René Marlé reprend l’ensemble de la vie et de la réflexion du théologien en insistant sur la nécessité de ne pas séparer les lettres de prison de l’ensemble de son œuvre. Quant à André Dumas, il expose les grandes lignes des lettres de captivité. L’ouvrage d’Harvey Cox est commenté assez positivement par le pasteur Georges Casalis, le dominicain Jean-Pierre Jossua et François-André Isambert en décembre 1968 1525 . Harvey Cox lui-même avait été auparavant invité à un colloque en septembre 1968, mais les événements de Mai avaient finalement empêché de mettre en place ce colloque. Dans le prolongement de cette problématique, Nietzsche fait également l’objet d’un débat en 1972. Gille Deleuze, un des spécialistes du philosophe, et le jésuite Georges Morel lui aussi bon connaisseur (il vient de publier Nietzsche. Introduction à une première lecture) 1526 ont été invités mais ne viennent pas. C’est donc Alfred Guth, Philippe d’Harcourt, Pierre Trotignon et Paul Valadier qui soulignent la contemporanéité de la pensée nietzschéenne. L’intérêt que porte le CCIF sur ce courant est donc loin d’être mineur, la plupart de ses interprètes ayant été interrogés. Certes Bultmann n’a pas trouvé place dans la SIC 1968 consacrée à Jésus-Christ, mais il fait l’objet de deux articles en 1969 car la réflexion qu’il porte sur la démythisation est essentielle 1527 . Dans ce panorama, il manque finalement la théologie politique telle que l’a développée le père Metz et la théologie de la libération qui prennent en compte la violence de l’histoire et son opacité. Leur absence est d’autant plus dommageable que ces courants théologiques (dit post-modernes) intégraient davantage, et ce à la différence de la théologie des "Signes des temps", la crise de l’occident.

L’équipe entend enfin donner la parole à des "prophètes", spirituels soucieux en ces années de bouleversement de témoigner de leur foi et de leur espérance, même si l’accueil paraît plus risqué. Elle s’intéresse ainsi place à Marcel Légaut, un mathématicien devenu éleveur de moutons, qui avait joué un grand rôle dans l’éveil catholique de nombreux camarades de la rue d’Ulm pendant l’entre-deux-guerres et qui, à la fin des années 1960, reprend la plume pour dire sa foi. Son radicalisme sur les institutions ecclésiastiques conduit le CCIF à demander au père Varillon d’en présenter les limites 1528 . Le 5 novembre 1971, les deux protagonistes discutent de L’avenir du christianisme, le livre de cheminement que Légaut a rédigé. Mais la formule montre ce jour-là ses limites : Marcel Légaut remporte l’adhésion du public venu nombreux l’écouter et les propos plus modérés de François Varillon ne convainquent pas 1529 .

En ces années l’équipe du "61" a présenté la plupart des enjeux confessionnels. Elle s’est autant intéressée à la théologie dogmatique qu’à la théologie pratique centrée sur la théologie pastorale (catéchèse, magistère, liturgie ou fidèles). Elle a donc su souligner la nécessité de "crédibiliser" la recherche authentique de Dieu avec les nouvelles aspirations de l’humanité. Elle a en revanche pâti des carences de la pensée théologique pour répondre à ces questions. Les réflexions d’un Geffré ou d’un Valadier sur la crise de la modernité, de la technicité, de la religion comme principe d’organisation, se développeront surtout au milieu des années 1980 1530 . La situation de "theologia quaerens" constitue pour les animateurs du CCIF un véritable handicap. Elle les conduit à délaisser des sujets importants par crainte de ne pouvoir les maîtriser : l’échec du débat entre Marcel Légaut et François Varillon va faire école.

Notes
1515.

Article de Courtade, Projet, civilisation, travail et économie, novembre 1968.

1516.

Ouvrage publié en 1952 voir "Paul Tillich" dans Dictionnaire des théologiens et de la théologie chrétienne, p. 441-442.

1517.

"Théologie ou sociologie de l’Église", 24 janvier 1973, débat enregistré Serge Bonnet avait été également invité à ce débat que présidait Jean-Louis Monneron.

1518.

Claude Geffré, "Religion et religions" dans Catholicisme p. 789.

1519.

Idem.

1520.

Ce paragraphe s’appuie sur les articles de Catholicisme, "Mort de Dieu" de René Marlé et de "Théologie" de R. Winling du Dictionnaire de spiritualité.

1521.

René Marlé, art. cit., p. 785.

1522.

Idem, p. 785.

1523.

La traduction française de ses lettres et notes de captivité date de 1963.

1524.

"Un christianisme non religieux ?" retranscrit dans RD 58, mars 1967, p. 137-170.

1525.

Débat retranscrit dans RD 64, mai 1969, p. 182-207.

1526.

Trois volumes, 1971.

1527.

Né en 1884, professeur du Nouveau Testament, il en fait une analyse radicalement nouvelle et propose de distinguer l’attitude objectivante d’une attitude existentielle pour mieux percevoir le rapport à la foi. Article de Pierre Colin : "Bultmann et la philosophie" et de René Marlé" Bultmann dépassé", dans RD 64, mai 1969, p. 212-226.

1528.

Jean Guitton refusera de porter contradiction publiquement à son ami Légaut. Lettre de Joseph Musseau à René Rémond, ARR.

1529.

Le débat fait cependant l’objet d’une publication exceptionnelle chez Desclée de Brouwer.

1530.

Paul Valadier, "La sécularisation en question", dans Études, décembre 1983, p. 515-528. Jean-Louis Schlegel, "La gnose ou le réenchantement du monde", dans Études, mars 1987, p. 389-404. Le récent ouvrage du père Stanislas Breton est lui aussi important par l’analyse qu’il fournit de la crise des pratiques confessionnelles traditionnelles et l’attrait des religions orientales : L’avenir du christianisme, Desclée de Brouwer, 1999, 248 p.