c) Une "vieille garde" qui s’éloigne

‘"Je mourrai dans la communion de l’Église où je suis né, mais je ne suis pas sûr qu’elle soit restée la même." 1546

Bon nombre de ceux qui ont fait rayonner la pensée catholique dans les années 1950 et 1960 se retrouvent fort peu dans le nouveau visage que semble prendre l’Église. Si un Congar ou un Chenu restent largement confiants, beaucoup d’autres s’inquiètent de la dynamique post-conciliaire. La lettre collective adressée à Paul VI en 1967, puis le manifeste que signent Jacques de Bourbon-Busset, Charles Flory, Étienne Gilson, Jean Guitton, Olivier Lacombe, André Latreille, Maurice Vaussard, François Mauriac, Edmond Michelet ou encore Henri Rollet et que coordonne le père Daniélou est révélateur des inquiétudes d’une grande partie de l’intelligentsia catholique à l’égard des nouvelles expressions de foi.

Très rares ont été les grandes plumes catholiques à se désolidariser de l’évolution du Centre. Ce fut le cas de Gabriel Le Bras qui, dès 1965, refusait de suivre l’ouverture aux communistes ; ce fut le cas de Jean de Fabrègues qui, en 1969, quitta le comité directeur pour désavouer publiquement le choix des semainiers (tout particulièrement la présence de Maurice Bellet 1547 ). Les autres ne rompent pas mais se désinvestissent du "61". La création, en ces années, de deux nouveaux espaces de réflexions catholique souligne d’ailleurs les nouvelles attentes de cette partie de l’intelligentsia catholique. Certes, il ne faut absolument pas mettre sur le même plan l’initiative qui conduit Gérard Soulages à se lancer dans la création d’un colloque d’intellectuels chrétiens et celle de Paul Vignaux et ses amis à créer la revue Les Quatre fleuves. Mais l’une et l’autre sont significatives.

En 1970, Gérard Soulages organise à Strasbourg un colloque des intellectuels chrétiens. La création surprend l’équipe comme s’en explique René Rémond à son fondateur :

‘"Je sais que, l’an dernier, beaucoup se sont étonnés que l’initiative prise par vous ait emprunté une appellation que le Centre avait honorablement illustré depuis un quart de siècle et se sont demandé si elle ne recouvrait pas quelque arrière pensée de susciter un contre sens (…) parce que je tiens profondément au pluralisme à l’intérieur de l’Église (...) j’ai pensé qu’il n’y avait pas lieu d’élever d’observation contre cette utilisation sans consultation." 1548

Ce premier colloque tenu à l’automne 1970 à Strasbourg donnera naissance quelque temps plus tard à un mouvement de catholiques soucieux de maintenir dans l’Église une certaine tradition. "Fidélité et ouverture" s’appuiera alors sur les théologiens les plus stricts de la période pacellienne. Lors du décès du père Rosaire Gagnebet en 1983, Gérard Soulages rappellera que ce dominicain (qui pendant trente ans au Saint-Office avait su signaler les errements d’un CCIF) avait été un des amis les plus fidèles du groupe depuis ses origines ! 1549

Persuadés d’un devoir d’intelligence Jean Laloy, Henri-Irénée Marrou, Michel Meslin, Charles Pietri, Marie-Joseph Rondeau, Paul et Georgette Vignaux décident de créer une revue pour "signifier dans le monde présent le fait d’être chrétien". Indéniablement la revue, née durant l’année 1973, est soucieuse de créer une nouvelle tribune pour intellectuels chrétiens 1550 . Elle déclare ainsi dans son premier liminaire : ‘"Dans la conjoncture présente, une tâche particulièrement urgente nous a paru s’imposer : continuer à élucider ce que peut signifier : être chrétien aujourd’hui"’ ‘ 1551 ’ ‘.’ Elle s’y emploiera en proposant, deux fois par an, des réflexions historiques sur les sujets les plus divers comme la liberté du chrétien dans la société civile, la catéchèse dans l’Église, les théologiens. Le CCIF n’y voit pas véritablement une concurrence, d’ailleurs son président participe assez régulièrement à la revue, il donne ainsi un article sur "L’Église et la liberté" en 1974. Mais les deux créations soulignent, à des degrés divers, que de nombreux intellectuels sont soucieux de trouver de nouvelles voies d’expression à un christianisme en éclatement.

De 1966 à 1973, l’équipe du "61" a réussi à maintenir le dialogue avec les principaux courants du catholicisme, tout en privilégiant le courant conciliaire et en délaissant la partie la plus critique de l’Église et la plus conservatrice. Se retrouvent ici ceux qui ont toujours œuvré pour une Église ouverte comme les pères Liégé, Varillon, l’abbé Colin, Mgr Pézeril, le pasteur Dumas. Parmi les plus jeunes sont présents : le père Calvez, l’abbé Bellet, le père Geffré, Annie Jaubert, le père Xavier Léon-Dufour ou encore France Quéré. Tous contribueront dans la décennie suivante à renouveler en partie la théologie post-conciliaire et traceront une réflexion personnelle. Annie Jaubert apporte sa contribution dans le dialogue interreligieux ; le père Geffré explore les voies de l’herméneutique pour rendre intelligible le christianisme dans un monde qui lui devient étranger.

Le CCIF n’a donc pas failli à sa vocation de dialogue à l’intérieur du christianisme. Son ouverture à l’égard de la pensée agnostique est-elle du même type ? En 1958, la majeure partie des membres du comité d’honneur des décades de Royaumont étaient des collaborateurs proches du CCIF : Raymond Aron, Jacques de Bourbon-Busset, Henri Gouhier, André Lichnerowicz, Jacques Madaule, Gabriel Marcel, François Mauriac et Jean Wahl en faisaient ainsi partie. En 1966, parmi les membres du comité d’honneur de Cerisy la Salle un seul est un fidèle du CCIF, c’est Jean-Marie Domenach 1552 . La cause paraît donc entendue : le CCIF a perdu toute influence sur la scène intellectuelle laïque à partir du milieu des années 1960. N’est-ce pas ici réduire l’histoire de la pensée occidentale à la seule domination de l’ère du soupçon ?

Notes
1546.

Étienne Gilson au père Chenu, en 1969 dans "Correspondance Gilson-Maritain", dans Cahiers Jacques Maritain, 23, octobre 1991, p. 56.

1547.

Lettre du 26 mars de Jean de Fabrègues à René Rémond, 2 p., carton 2, "correspondance 1968-1971", ARR.

1548.

René Rémond à Gérard Soulages, 21 novembre 1972, p. 1, ARR.

1549.

"Le père Gagnebet était un de nos amis les plus fidèles., c’était aussi un conseiller très sûr : c’est bien avec l’aide d’hommes comme lui que j’ai pu conduire notre barque de 1972 à maintenant.(…) Le père devait rester au Saint-Office (…) Ainsi avait-il été amené à connaître avec une précision exceptionnelle bien des erreurs (…) ce qui lui permettait de me donner des conseils précis et fondés". Fidélité et ouverture, bulletin 62, septembre 1983, p. 2. Gérard Soulages précise ensuite que c’est en 1978 que Rosaire Gagnebet avait définitivement adopté le groupe.

1550.

Gabriel Marcel-Gaston Fessard . Correspondance, op. cit., p. 248.

1551.

"En guise de manifeste", dans Les Quatre fleuves, second trimestre 1973, p. 3. Le comité de direction est composée de Jean Laloy, Henri-Irénée Marrou, Michel Meslin, Charles Pietri, Marie-Josèphe Rondeau, Paul et Georgette Vignaux, dans n°2, 1974..

1552.

La comparaison entre les deux listes est probante : comité d’honneur de 1958 : Arland, Aron, Bachelard, Boubon-Busset, Gouhier, André Lichnerowicz, Malraux, Madaule, Marcel, Mauriac, Maurois, Shlumberger, Wahl, Weil. En 1966 : Bourgeois, Chatelet Derrida, Domenach, Faye, Robbe-Grillet, Shatzman, Simon, Genette, Lyotard, Memmi, Morin, Ponge, Ricardou, Serres, Todorov.