2. Des personnalités étrangères au christianisme mais acceptant le dialogue

a) Non-structuralistes et post-structuralistes

Malgré la très forte progression des thèmes religieux durant cette période (50% des conférences et débats sont consacrés au catholicisme), l’équipe a su évoquer certains enjeux philosophiques du moment. Pour cela, elle s’est entourée d’une partie de l’intelligentsia parisienne. René Rémond et son équipe puisent alors dans le milieu de Nanterre et du Collège de France grâce à la "camaraderie intellectuelle" née à l’École normale supérieure. Cette solidarité normalienne permet de drainer des personnes dont le parcours est parfois très éloigné de la recherche catholique 1553 . Les colloques sont alors le lieu privilégié de ces rencontres. Dans la décennie 1950, ces réunions privées avaient eu pour but de faire dialoguer théologiens et philosophes catholiques, dans une reconnaissance mutuelle et dans une valorisation des recherches théologiques les plus en pointe. Dans la décennie suivante, les colloques avaient davantage expérimenté le dialogue avec les incroyants. L’équipe poursuit donc la ligne dans la décennie 1970. Le colloque sur "Nature et culture", organisé en janvier 1971, étudie le rapport induit par les nouveaux champs de recherche ouverts par Jacques Monod, Claude Lévi-Strauss et Chomsky 1554 . En 1973, "Paix et guerre, ou révolution ?" permet de rendre compte des réflexions de Georges Balandier et Henry Cassirer venus s’exprimer sur l’avenir de l’État-nation et de celle de François Bourricaud sur la crise des sociétés politiques. La rencontre s’intéresse à l’équilibre de la terreur, aux crises des sociétés politiques et à l’avenir possible de ces États.

Julien Freund qui fait connaître, dans la continuité du travail lancé par Raymond Aron, les thèses wébériennes 1555 est aussi sollicité par l’équipe. Éric Weil se rend à deux invitations sur quatre. Edgar Morin est également invité quatre fois, mais ne vient pas en cette dernière période. Enfin en 1976, René Girard est invité au "61". Ce professeur enseignant à l’Université de Stanford, aux États-Unis, qui avait développé une théorie anthropocentrique de l’homme, apporte une contribution originale à l’histoire des religions et tout spécialement à l’histoire du christianisme en soulignant que ‘"le christianisme comme religion non sacrificielle inaugure la fin du sacré"’ ‘ 1556 ’. Son intervention clôt les travaux sur le péché et la morale qu’avait lancés le CCIF au début des années 1950. Ses théories (qui ont d’ailleurs eu un écho favorable dès 1973 dans la revue Esprit 1557 ) reprennent le thème de sacrifice, de la victime émissaire et du péché.

Les courants philosophiques qui incarnent le dépassement du structuralisme sont donc bien présents au "61", principalement à travers les Semaines et les colloques. De la même manière, l’ouverture aux marxistes reste importante : le courant politique est incarné par le philosophe Pierre Juquin (venu à la SIC 1969) ; ou encore par le courant dissident qu’incarne Roger Garaudy, exclu du Parti en avril 1970 pour désaccord concernant la question tchécoslovaque 1558 . Le marxisme philosophique est également sollicité en la personne de Louis Althusser invité à trois SIC (1969, 1970, 1971) qui, finalement pour raison de santé, se dédit. Le courant de la sociologie marxiste est bien présent grâce à des personnalités comme Lucien Goldmann invité trois fois et venu à un débat sur la culture bourgeoise 1559 ou de Georges Friedmann présent deux fois 1560 . Enfin le courant des historiens marxistes ou ex-marxistes est également représenté avec Pierre Trotignon 1561 , Pierre Vilar ou encore le philosophe Jean-Pierre Vernant.

Si malheureusement les colloques n’ont pas toujours fait l’objet de publications, ils ont été en revanche un temps important de dialogue entre des intellectuels croyants et incroyants. Le changement est d’ailleurs de taille : au début des années 1960 les incroyants étaient invités pour une confrontation amicale, au début des années 1970 la confrontation a évolué en réflexion commune sur un sujet profane. Les intellectuels catholiques ont gagné le combat de la légitimité. Mais si l’équipe est loin de penser aussi catégoriquement que certains membres de l’épiscopat qui présentent alors le structuralisme comme ‘"l’un des plus grands dangers de la foi"’ ‘ 1562 ’, il y a, vis-à-vis de cette forme de pensée, une certaine incompréhension.

Notes
1553.

Voir sur cette "matrice culturelle" qu’est l’École normale supérieure d’Ulm, Rémi Rieffel, La tribu des clercs, op. cit. p. 223.

1554.

"Quelques propositions pour une réflexion sur nature et culture" et résumé de l’échange de vues, 6 p., carton 38 bis, ARMA.

1555.

Voir François Dosse, L’empire du sens op. cit., p. 95 et sequentes.

1556.

Voir L. Debarge, "Religion et religions", dans Catholicisme, p. 789.

1557.

Esprit, novembre 1973.

1558.

Voir l’article de Stéphane Courtois "Roger Garaudy", dans Dictionnaire des intellectuels français, op. cit., p. 522-524. Roger Garaudy vient à la Semaine de 1971.

1559.

Il vient une fois.

1560.

Les invitations sont comptabilisées à partir de 1965.

1561.

Il accepte de participer deux fois.

1562.

Lors de la session des évêques de France, en mai 1967, ceux-ci dénoncent le courant philosophique en ces termes. Cité par Pierre Watté dans Bilan de la théologie au XXè siècle, op. cit., p. 343.