b) Les grands absents : des structuralistes à la mouvance Tel Quel

L’ère du soupçon élevé au niveau doctrinal, il est alors bien difficile pour les chrétiens de maintenir leur place au sein de la pensée du moment. Comme l’écrit alors François Châtelet, en février 1968 dans une formule lapidaire : le structuralisme ‘"c’est le refus de l’humanisme"’ ‘ 1563 ’ ‘. ’

Si Esprit présente un numéro spécial sur le structuralisme en 1963 1564 , et Les Temps modernes en 1966 1565 , le CCIF n’a jamais pris le sujet à bras le corps. Le structuralisme trouve une place modeste grâce à des catholiques comme le père de Certeau, l’abbé Lafon et l’abbé Delzant qui interviennent au "61" pour montrer l’utilisation des sciences humaines dans leur discipline. Le père de Certeau dialogue ainsi sur "Histoire et structure" avec Pierre Nora et Raoul Girardet 1566 . En revanche la recherche théologique utilisant l’apport de la sémiotique pour la lecture de textes bibliques - le fameux "mariage de raison" 1567 associant les exégètes et certains linguistes, dont Algirdas-Julien Greimas se fait le chantre - est quasiment absente. Certes le linguiste a été invité à la SIC 1969 consacrée à la Vérité mais il n’a pas donné suite ; certes l’abbé Jacques Delorme est invité au colloque de mai 1972 consacré à l’infaillibilité pontificale, mais il ne vient pas spécifiquement en tant que spécialiste de linguistique. Les membres de l’École de Paris qui rassemble biblistes et linguistes sont donc absents. Il faut finalement attendre les années 1975-1976 pour que quelques cours-séminaires soient organisés sur la lecture de la Bible avec les abbés Georges Kowalski et Guy Lafon. Pourtant cette méthode de recherche avait l’avantage de s’intéresser au texte en tant que tel, de le découvrir pour ce qu’il est et non pas pour ce qu’il est susceptible de dire, de souligner la spécificité de la construction originale de la Bible. En outre cette méthode permettait d’aboutir à ‘"rejoindre les rapprochements établis par la patristique entre inspiration-incarnation-eucharistie"’ ‘ 1568 ’ et donnait la possibilité de dégager des éléments de comparaison avec les livres saints d’autres religions et donc de participer à l’élaboration d’une ‘"théologie renouvelée de l’inspiration"’ ‘ 1569 ’ ‘.’ De la même manière, du côté des incroyants le bilan est maigre : le philosophe Gilles Deleuze dont l’ouvrage L’anti oedipe constitue une véritable charge contre la psychanalyse classique et qui a défrayé la chronique en 1972 n’est invité (sans succès) qu’une seule fois. Le critique littéraire Roland Barthes ne l’est également qu’une fois; quant à Jacques Derrida 1570 et Michel Foucault, ils ne sont pas invités. Pierre Bourdieu est absent alors que son ouvrage La reproduction (écrit avec Jean-Claude Passeron) est très vite considéré comme une œuvre importante. Le sociologue Jean Baudrillart est également absent.

Que manifestent ces lacunes ? Rejet de cette pensée dérangeante ? Manque de moyens pour appréhender cette pensée ? Refus des structuralistes d’entamer un dialogue ? Certainement des trois à la fois. Le CCIF reste conscient des limites de sa réflexion :

‘"Le Centre a entrouvert la porte aux percées effectuées par la réflexion psychanalytique, le structuralisme, les théories de l’interprétation : mais il a porté sur ces innovations un jugement philosophique ou une interrogation éthique plus qu’il n’a pris la mesure des ruptures épistémologiques introduites par ces dernières dans l’univers du discours (…) d’où sans doute la nécessité d’un investissement sérieux dans ces démarches dites modernes." 1571

Les structuralistes ont donc été peu invités et lorsqu’ils le furent, ils vinrent rarement. Dans un contexte où le structuralisme joue un rôle de premier plan, la position des catholiques ou des antistructuralistes reste assez marginale et ce jusqu’au milieu des années 1970. Le positionnement d’un Paul Ricœur sur la scène de l’intelligentsia parisienne est révélateur de la situation. Le philosophe retrouvera une place de premier ordre au milieu des années 1980 lorsque l’ère du structuralisme sera définitivement revenue à une plus juste place 1572 . Cependant, une fois encore, il faut en partie relativiser ces absences en analysant la place qui leur est faite dans d’autres revues. Dans Les Temps modernes ou Esprit, considérées l’une et l’autre comme des références pour analyser le microcosme intellectuel, bien des penseurs qui renouvellent le champ intellectuel de la décennie sont absents : Baudrillart, Bourdieu, Cassirer, Deleuze, Derrida ne sont pas étudiés en ces années 1573  ; quant à l’œuvre de Michel Foucault, Les Temps modernes, n’y consacre qu’un article. A l’inverse, le CCIF explore les voies empruntées par Herbert Marcuse, Jacques Monod, René Girard, champ inexploré par la revue de Jean-Paul Sartre 1574 .

Pendant ces années difficiles le CCIF n’a donc pas démérité : il réussit à inviter une grande part de ceux qui comptent dans l’intelligentsia française : leur présence souligne ainsi le degré d’influence du "61" sur la scène parisienne. Cependant, il reste trop profondément centré sur des problèmes confessionnels. Lorsque l’intelligentsia française va subir le choc de L’archipel du Goulag, puis l’arrivée des "Nouveaux Philosophes" et la polémique sur le rôle des intellectuels et leur légitimité, le CCIF ne participera aucunement à ce débat trop empêtré dans une crise strictement confessionnelle. C’est d’ailleurs la préparation de la Semaine 1973 qui entraîne une cassure irrémédiable au sein de l’équipe.

Notes
1563.

François Châtelet lors d’une journée d’études. Cité par François Dosse, Le structuralisme, tome 2, Le chant du cygne, p. 115.

1564.

"La pensée sauvage et le structuralisme", numéro spécial, novembre 1963.

1565.

"Le Structuralisme", numéro spécial, novembre 1966.

1566.

Retranscrit dans RD 68, mars 1969, p. 167-195.

1567.

"Sémiotique et Bible", dans Catholicisme, p. 1069.

1568.

Idem, p. 1072.

1569.

Ibid.

1570.

Même s’il faut signaler, comme le rappelle Roger-Pol Droit, qu’en 1968 "(…) on lisait surtout Althusser, Barthes, Bourdieu, Deleuze, Lacan, Lévi-Strauss, mais très peu Derrida", Le Monde, 15 avril 1988, p. XXVIII.

1571.

"Bilan 1973-1974", ARMA.

1572.

Voir à ce propos la biographie que lui a consacrée François Dosse, Paul Ricœur . Les sens d’une vie, op. cit.

1573.

D’après la comparaison faite entre les trois revues par Jean Tavarès de 1962 à 1971.

1574.

A l’inverse le CCIF se désintéresse complètement de l’extrême gauche politique (trotskisme, maoïsme) alors que ces thèmes font l’objet d’une attention soutenue (au moins six articles) des Temps modernes.