La théologie équilibrée consiste à refuser ‘"la situation actuelle et l’affrontement polémiques."’ ‘ 1581 ’
En 1971, le CCIF expliquait dans le liminaire de son cahier consacré au mariage :
‘"Il fallait ainsi se demander comment peut être et doit être aujourd’hui présentée l’exigence chrétienne, de telle façon qu’elle ne soit pas trahie dans son inspiration essentielle et qu’elle puisse cependant être reçue, comprise acceptée par tous ceux qui, continuent d’avoir recours à l’Église au moment où ils se marient, n’en participent pas moins à cette évolution des mœurs et des idées." 1582 ’Ne pas perdre ce qui constitue la spécificité catholique et son identité, tout en tenant compte de l’évolution globale de la société : telle est la démarche du CCIF. Mais en essayant de dialoguer et de tenir les deux bouts de la chaîne, le CCIF apparaît pour les tenants de l’orthodoxie comme participant à la dissolution identitaire alors qu’une bonne partie de la culture chrétienne ambiante pousse à l’affirmation d’une identité chrétienne. En acceptant de participer à certaines interrogations des mouvements protestataires, il est déconsidéré en partie par ceux qui lui ont toujours donné son appui. De l’ouverture théologique à la crise de l’identité, en passant par la capacité du dialogue avec toutes les formes d’incroyance, il n’y a qu’un pas que certains sauteront allègrement en incriminant ceux qui poussent au dialogue à avoir fomenté la crise. Inversement, aux yeux d’autres chrétiens, l’ouverture apparaît insuffisante, voire ne fait que confirmer les dangers d’un simple réformisme. Ce choix de l’équilibre est donc critiqué par ceux qui considèrent qu’il faut parfois savoir prendre position. Cette volonté d’entre-deux, de passage est l’objet dans ces années 1970 de dénigrement ; le Centre connaît ce que certains intellectuels catholiques ont connu d’une autre manière, pendant l’entre-deux-guerres du strict point de vue politique, ceux qui, comme Paul Archambault, croyaient fondamentalement à la force et à la nécessité du milieu 1583 , un centrisme dont ils sont pleinement conscients, dont ils connaissent les limites et qu’ils assument.
L’analyse des prises de position du CCIF à l’égard des grands problèmes politiques internationaux souligne son positionnement. En 1970, l’évêque de Recife, dom Helder Camara est invité. Sollicité pour ‘"parler des responsabilités de la France dans le monde, au nom des grands principes de 1789, on insiste pour qu’il aborde la torture au Brésil"’ ‘ 1584 ’. La conférence rassemble plus de 10000 personnes 1585 venues écouter le défenseur des pauvres.
Ce soir-là, René Rémond précise :
‘"Ce que nous accueillerons en votre personne, c’est d’abord un grand pays, souffrant et douloureux. C’est aussi une situation qui fait problème, une expérience que vous vivez quotidiennement jusqu’à l’angoisse, et nous voudrions ce soir pour quelques heures vous accompagner dans cette anxiété qui est celle du pasteur que vous êtes. C’est aussi le souci que vous avez de la présence de l’Église à ces problèmes, de l’Église qui ne peut rester indifférente. (…) Nous savons que vous avez choisi en conscience, ce soir, de prononcer des paroles qui vous coûtent, des paroles graves, au mépris de la prudence des hommes. Ces paroles Dom Helder Camara, nous les écouterons avec recueillement, nous les accueillerons avec le sens de la responsabilité, car nous savons bien qu’il est plus facile pour nous de les écouter que pour vous de les dire." 1586 ’Helder Camara présente donc la situation brésilienne, dénonce le régime politique en évoquant deux cas de torture et stigmatise les injustices économiques. Il invite également les Français à œuvrer pour davantage de solidarités et à faire une ‘"carte vivante de la France pour y découvrir les pauvres et les sous-travailleurs"’. Ce soir-là, le CCIF a choisi l’insertion dans le lit du temporel. S’il n’a pas jugé bon de prendre position lors des événements de Prague en 1968, s’il n’a pas non plus choisi de manifester sa position à l’égard du conflit vietnamien, en invitant Dom Helder Camara il renoue avec l’engagement de conscience. C’est au nom de la conscience morale que le CCIF en 1955 avait condamné l’exécution des époux Rosenberg et l’arrestation de catholiques chinois, c’est au nom de cette même conscience qu’il avait dénoncé les tortures en Algérie en 1957 et l’attitude du gouvernement français à l’égard de certains peuples colonisés en 1958. En 1970, c’est le Brésil qui est dénoncé grâce à la courageuse conférence de l’évêque brésilien. Cette intervention a d’ailleurs un énorme retentissement portant ‘"(…) sur la place publique le débat sur la torture comme moyen habituel d’interrogatoire des détenus politiques au Brésil. Alors qu’il est en quête de reconnaissance internationale, le régime brésilien se serait bien passé d’une telle publicité. Jamais il ne lui pardonnera"’ ‘ 1587 ’. L’évêque de Recife est dénoncé par le régime brésilien comme un traître à la solde communiste : dès son retour de Paris, il subit "un long exil intérieur" 1588 , un exil qui durera jusqu’en 1977.
Trois ans plus tard le cardinal Enrique y Tarancon est invité. Président de la conférence épiscopale, archevêque de Madrid, c’est la figure de proue d’un épiscopat espagnol souhaitant se démarquer du franquisme. Sa présence souligne une nouvelle approche de la place de l’Église au sein de la société et de l’État 1589 . Il est celui qui doit guider l’Espagne dans la transition post-franquiste, mais aux yeux de beaucoup il représente une image trop réformiste 1590 .
Quant aux questions strictement politiques, le CCIF choisit le silence : en 1973 l’équipe se refuse à prendre position contre le coup d’État du général Pinochet au Chili alors que l’UCSF fait parvenir au cardinal Jean Villot un télégramme ‘"pour sauvegarder le droit des réfugiés politiques chiliens et souhaite un témoignage du pape"’ ‘ 1591 ’ ‘.’ De son côté, Pax Romana fait publier un communiqué condamnant l’intervention militaire :
‘"Nous, Pax Romana, mouvement international des étudiants et intellectuels catholiques, engagés dans l’effort des peuples vers une participation croissante de tous les hommes à la conduite de leur propre destinée - spécialement les plus pauvres, les plus exploités, les plus dominés - nous regrettons l’intervention militaire qui a interrompu le processus démocratique du peuple chilien." 1592 ’Cette stricte neutralité conduit à la multiplication des tensions au sein de l’équipe.
"En guise de conclusion", dans Les groupes informels, op. cit., p. 301.
Liminaire, dans RD 74, décembre 1971.
Voir à ce propos Yves Palau, "La crise de l’Action française (1926-1929) à travers la correspondance Blondel-Archambault", dans Mil neuf cent, Revue d’histoire intellectuelle, 13, 1995, p. 113-69.
Richard Marin, Dom Helder Camara , les puissants et les pauvres, pour une histoire de l’Église des pauvres dans le Nordeste brésilien, (1955-1985), éditions de l’Atelier, coll. "Églises/Sociétés", 1995, p. 226. Texte intégral de la conférence de dom Camara dans ICI, 15 juin 1970, p. 22-27.
Selon René Rémond qui introduit la conférence de dom Helder Camara, 26 mai 1970, conférence décryptée, carton 42 bis, ARMA.
Idem, p. 1-2.
Voir Richard Marin, op. cit., p. 227. Le CCIF qui est l’organisateur de cette réunion n’est pas cité.
Idem, p. 232.
José Andrés-Gallego et Anton Pazos, Histoire religieuse de l’Espagne, op. cit, p. 186-198.
"L’Église en Espagne aujourd’hui" dans RD 81, novembre 1973, p. 13-40.
Télégramme envoyé à Rome le 21 septembre et donné en copie au CCIF.
Communiqué de Claude Picard et Jürgen Nikolei, présidents du MIIC et du MIEC, 19 septembre 1973, pour le journal Le Monde et le journal TC.