c) "Une atmosphère de Mai rampant" 1593

En février 1972, Étienne Fouilloux s’était inquiété d’une autocensure de l’équipe et d’un "réformisme prudent" 1594 . En mars 1972, un premier conflit avait éclaté lors du bilan de la Semaine consacrée à la maîtrise de la vie qui avait remporté un très moyen succès 1595 . Le nœud portait sur l’insuffisante ouverture de la Semaine : les débats étaient restés globalement très techniques voire abstraits, touchant au sujet de la vie avec un "scalpel". Certes la séance "faire un homme" posait de manière concrète et forte la question de la vie et de la mort, de la conception, du droit et du devoir de vie. Les prises de position du chanoine de Locht et du docteur Cordier avaient souligné la nécessaire réévaluation de la doctrine catholique à l’égard de la sexualité et de l’avortement. Certes, dans une autre séance le philosophe Gabriel Marcel avait dans un émouvant monologue parlé de la mort et de sa propre mort. Mais les autres séances étaient restées techniques. Si elles avaient posé de nécessaires questions (tout particulièrement la dernière séance sur la politique de la vie et la légalisation de l’avortement avec Jean-Marcel Jeanneney, Raymond Aron et le père Sommet), le public en ces années de libération sexuelle attendait un autre type de discours, des témoignages (d’hommes et de … femmes !), voire des prises de position claires sur la contraception artificielle et sur l’avortement. Ce qui avait fait la force et le succès de la SIC était désormais objet de critique et de dérision : l’abstraction, la spécialisation, la raison autant de concepts mis à mal depuis un certain mai.

Lors de la réunion bilan le conflit avait éclaté sur la question de l’engagement et de l’ouverture. René Rémond s’était interrogé sur la conservation de la présidence, mais une lettre de Michel Coloni l’avait pressé de continuer 1596 . Cette première tension, passagère, préfigurait une crise plus générale qui se développe l’année suivante. Les séances de travail pour préparer la Semaine 1973 ont mis à jour des positionnements différents. Les uns souhaitent un rajeunissement de la formule alors que les autres attendent une réflexion plus large qui élaborerait une orientation nouvelle du CCIF. En juillet 1973, Étienne Fouilloux, qui depuis le printemps se sent isolé, quitte le Centre. Cinq mois plus tard, en décembre 1973, Paul Lagarde décide lui aussi de le quitter. Si tous les deux (comme Claude Langlois deux ans plus tôt 1597 ) donnent une raison personnelle à leur décision, elle n’en est pas moins emprunte d’un désaccord plus intellectuel. Étienne Fouilloux, dans sa lettre de démission, précise :

‘"(…) ce que j’aurais souhaité ? Le visage pris par les Études (…) une revue qui prend position nettement sur des points brûlants (…) Le CCIF ne pourrait-il devenir sans sectarisme (sic) un organe d’opinion ? (…) Un pôle de discussion sur des positions clairement présentées ?" 1598

Son départ, comme celui de Claude Langlois, reflète la crise que connaît cette génération née pendant ou après la guerre, fortement secouée par l’implosion de la société occidentale, moins soucieuse de continuer un héritage que de le questionner, radicale dans ses positionnements 1599 . Le cahier consacré en 1973 aux lycéens, est d’ailleurs emblématique du positionnement voulu par ces membres : il ne s’agit plus de présenter les limites théoriques de l’enseignement mais de proposer un ensemble de documents, de témoignages, le tout rythmé par des dessins humoristiques. C’est un cahier ouvert qui appelle au dialogue et à la discussion :

‘"Pourquoi, en effet, dédier un numéro entier d’une revue "intellectuelle" à une "question d’actualité" ? Parce que, à tort ou à raison, nous sommes persuadés que dans le monde où nous vivons, les problèmes dit "intellectuels" ne se posent plus comme tels mais en fonction de sollicitations concrètes très urgentes (…). C’est pourquoi il nous a paru plus révélateur d’analyser le malaise des usages que de disserter doctement sur l’École." 1600

Le cahier est donc un faisceau de témoignages (enseignants et enseignés), de points de vue et de perspectives qui se refusent à toute synthèse. "Esquisses pour un portrait", "Désirs et conduites des lycéens", "Politique lycéenne ? Culture lycéenne ?", "Quel avenir" autant de point successifs qui sont abordés par des professeurs de lycées et des aumôniers 1601 . C’est d’ailleurs presque un manifeste que rédige la petite équipe de rédaction dans ce liminaire :

‘"Le thème choisi se prêtait particulièrement bien à l’introduction dans Recherches et Débats de textes sans doute moins élaborés, mais non moins intéressants et percutants. Nous procéderons désormais ainsi chaque fois que l’actualité du sujet retenu le permettra, afin d’animer la publication et de solliciter des contributions nouvelles." 1602

Ces quelques mots résument les attentes d’une partie de l’équipe : répondre à des questions d’actualité, ouvrir la publication à de nouveaux intervenants et enfin proposer des textes plus "spontanés". Ces lycéens sera le seul et unique numéro en ce sens. Étienne Fouilloux, rédacteur en chef de Recherches et Débats, avait quitté le CCIF durant l’été 1973.

Notes
1593.

Jean-Louis Monneron, 13 juillet 1973, ARR.

1594.

Étienne Fouilloux à Michel Coloni, 24 février 1972, p. 2, "CCIF 1970-1972", AEF.

1595.

Lettre de René Rémond à l’abbé Coloni, 20 mars 1972, 2 pages, ARR.

1596.

René Rémond à Michel Coloni, 20 mars 1972, "J’en viens à me dire que j’ai trop tardé à quitter le Centre. C’est quand je fixais à cinq ans la durée du mandat que j’avais raison", p. 2, carton 2, "CCIF 1971-1972", ARR.

1597.

"J’ai en effet apprécié le travail qui s’y fait, à estimer un peu plus chacun (...). Les méthodes de travail, les positions nécessairement différentes de chacun, voire même le but poursuivi par le Centre ne sont pas ici en cause", lettre du 14 septembre 1970, p. 1-2, carton 2, "dossier CCIF 1970-1971", ARR.

1598.

Étienne Fouilloux à René Rémond, 10 août 1973, p. 2, AEF.

1599.

Témoignages par exemple des pères Chenu et Valadier et de l’abbé Colin.

1600.

Ces lycéens, RD 80, juin 1973, p. 7.

1601.

Michel Barlo (professeur de lycée), Étienne Beau (aumônier de Lycée), Claire Bouvaist (professeur de lycée), Nicole Cornut (professeur de lycée), Albert Danilo (professeur de philosophie), Nicole Edelman (professeur de lycée), Yves de Gentil-Baichis (journaliste), Monique Gensburger (professeur de lycée), Marie-Brigitte Lasermann (professeur de lycée), Christophe Lash (aumônier de lycée), Eugène Mauboussin, directeur de CDI), France Quéré (professeur de lycée), Jacques Quignard (proviseur), Françoise Sanson (professeur) Claudine Vey, (professeur de lycée), Gérard Vincent, (maître de conférences à l’IEP), Denis Wallon (pédiatre),

1602.

Idem, p. 7.