Introduction générale

« Conciliation : la prêcher toujours, même quand les contraires sont absolus », Flaubert G., 1911, Le dictionnaire des idées reçues.

A l’instar de Flaubert (1911), force est de constater que la conciliation est préférable à un conflit. Effectivement, ce dernier est inefficace dans la mesure où il engendre des coûts. Si la conciliation permet de parvenir au même accord que le conflit sans en supporter les désagréments, alors cette solution doit être recherchée. Cependant, la conciliation garantit-elle d’obtenir réellement le même accord ? Il est possible d’en douter. En effet, si les parties en présence recherchent la conciliation à tout prix, aucune menace crédible ne pèse sur la négociation et l’accord trouvé dans ces conditions n’engendrera pas les mêmes améliorations. La conciliation pose en particulier de nombreux problèmes de coordination. D’une part, si les « contraires sont absolus », sur quelles revendications les parties vont-elles choisir de se coordonner ? D’autre part, chaque négociateur, sachant que l’autre prône la conciliation, a une incitation individuelle à dévier de l’équilibre coopératif. On retrouve typiquement ici une situation caractéristique d’un « dilemme du prisonnier » puisque la conciliation n’est basée sur aucune menace crédible et qu’aucun engagement de ce type n’est irrévocable.

La réalité offre de nombreux exemples de cette difficulté des agents à se coordonner sans conflit. La négociation salariale constitue une illustration particulièrement claire de ce principe. Ainsi, les grèves qui jalonnent l’histoire de la négociation collective ne sauraient être interprétées comme de simples erreurs.

La grève doit être analysée comme une forme particulière de négociation et une phase possible de la négociation salariale. Certes, à première vue, la grève est davantage synonyme de conflit que de négociation. En effet, si l’aspect conflictuel est exacerbé et si dès lors aucune forme de coopération n’est envisageable, la grève constitue aussi une phase d’un processus de négociation plus général. Elle est la forme de négociation la plus coûteuse, et l’on peut se demander si le recours à ce type de négociation inefficace n’est pas le reflet de l’inefficience d’une organisation développant une « moindre coopération » des agents.

En outre, la grève peut être considérée comme l’arme traditionnelle du syndicat lors d’une négociation entre un employeur et un syndicat. Si elle n’est pas mise en oeuvre, elle représente toutefois une menace pesant sur la négociation et conditionnant les résultats de celle-ci.

L’étude de la grève apparaît donc intéressante à double titre. D’une part, l’apparition de la grève est le symbole d’une inefficience du processus de négociation qui est, lui, directement lié aux performances économiques des organisations. D’autre part, elle représente l’instrument syndical par excellence, dans la mesure où la crédibilité de la menace de grève peut conditionner le succès de la négociation.

La comparaison du recours à la grève en France et dans d’autres pays comme les Etats-Unis ou le Canada montre que l’approche de la négociation en France n’est pas consensuelle. En effet, le nombre de conflits est nettement plus élevé en France, sans pour autant que le recours à la grève soit un phénomène fréquent1. En 1994, on dénombre 1671 conflits en France contre 45 aux Etats Unis ou 375 au Canada.

Le cas français est cependant paradoxal. En effet, le taux de syndicalisation en France est le plus bas parmi les pays de l’OCDE (entre 9 et 6% selon l’indicateur retenu) et il diminue sans discontinuer depuis vingt ans. Le taux de syndicalisation est par exemple de 14,2% aux Etats-Unis et de plus de 30% au Canada.

Toutefois, le taux de syndicalisation français est un indicateur biaisé du pouvoir des syndicats et de la portée des négociations (Booth, 1995 ; Margolis, 1992). Les conventions collectives tiennent une place privilégiée dans la définition des traits principaux des contrats de travail. Ces conventions ont pour but de fixer des règles communes principalement en matière de rémunération, de temps de travail et de conditions de travail ou d’emploi. Elles sont issues de négociations collectives entre syndicats et patronat. Les accords ainsi conclus font figure de référence et les entreprises qui ne participent pas à la négociation ont tendance à aligner leur comportement sur les conventions collectives existantes. L’état peut décider d’étendre le domaine d’application de ces conventions. En France, le taux de couverture des salariés par une convention collective excède 90% alors que 70% des travailleurs dans les pays de l’OCDE sont couverts en moyenne par une convention collective.

Ces spécificités institutionnelles viennent interroger l’analyse économique de la grève. Cette dernière offre-t-elle des modèles transcendant les spécificités nationales ?

Hicks (1932) peut être considéré comme le fondateur de la théorie économique de la grève. Il a posé la problématique de l’analyse de la grève ; son apport majeur est plus connu sous le nom de “Paradoxe de Hicks”. En effet, il a mis en avant l’impossibilité d’expliquer l’émergence et la pérennisation des grèves sous hypothèse de rationalité des agents et d’information complète et parfaite. Les grèves envisagées par Hicks ne sont que virtuelles. Bien qu’il ne soit pas parvenu à justifier les grèves, Hicks a imposé sa vision du déroulement des conflits. Ses courbes de résistance et de concession sont à l’origine des modèles d’offres alternées qui composent la plus grande partie de la littérature économique contemporaine de la grève. Le conflit y est exposé comme un processus séquentiel. Les agents font des propositions qu’ils révisent à la baisse quand le conflit se prolonge. Un accord est signé dès que les propositions de salaire de l’employeur et celles des salariés convergent. Rubinstein (1982) fut le premier à formaliser le marchandage proposé par Hicks et Fernandez & Glazer (1991) l’ont appliqué à la négociation salariale sans parvenir à sortir du paradoxe de Hicks.

Hicks (1932) a tracé les hypothèses communes à de nombreux modèles. Ainsi, les différentes théories économiques de la grève ont en commun des hypothèses fortes sur le type de négociation étudié. La majeure partie de l’économie de la grève analyse la possibilité d’un conflit dans une négociation qui implique uniquement deux parties représentatives au sein d’une entreprise : un employeur et un syndicat. La négociation porte sur l’établissement d’un contrat dont l’unique enjeu est de fixer la rémunération du syndicat (c’est-à-dire de l’ensemble des salariés). La rémunération est constituée par deux éléments : le salaire et une part de la quasi-rente. Le salaire est supposé égal au salaire concurrentiel. La rente ou surplus provient, elle, de la spécificité du travail que fournit le syndicat et elle est, par hypothèse, de taille finie. Le salaire concurrentiel étant fixé (et égal à 0 dans la plupart des cas), la négociation ne porte que sur le partage de la rente. Le syndicat entre en grève s’il existe un désaccord entre sa position et celle de l’employeur quant au partage de la rente. La durée du confit est indéterminée ex ante.

L’objet de cette thèse est de tenter de dépasser le « Paradoxe de Hicks », en donnant une réalité à la grève au sein de la négociation. L’analyse se centre sur le processus de négociation et tout particulièrement sur sa durée. Se centrant sur le processus, cette recherche s’intéresse ainsi à une dimension complémentaire de la négociation telle qu’elle est appréhendée dans les modèles canoniques (modèles de « droit à gérer » (Nickell & Andrews,1983) ou de « négociation efficiente » (McDonald & Solow, 1981)). En effet, ces modèles - dans la lignée desquels se situent bon nombre d’analyses portant sur l’efficience des négociations (Cahuc & Zylberberg 1993 ; Calmfors 1991) se focalisent davantage sur le champ et le résultat de la négociation.

La volonté de dépasser le paradoxe de Hicks en donnant un fondement théorique à des grèves non virtuelles recoupe une préoccupation relativement récente dans la littérature sur l’économie de la négociation. Ainsi, les modèles de discrimination : apprentissage et signal (Hart, 1989 ; Cramton & Tracy, 1992-1994) reprennent le mécanisme de marchandage de Hicks, en supposant que la grève est un moyen de révélation d’informations privées. Ce type de modèle séquentiel permet une justification de l’émergence et de la pérennisation d’un conflit. Toutefois, ces modèles formalisent mais ne vont pas au-delà de la pensée de Hicks. En effet, ce dernier avait suggéré que l’hypothèse d’asymétrie d’information permettait de sortir de l’impasse où se trouvait la théorie de la grève.

Ces modèles séquentiels avec asymétrie d’information présentent certes une voie de dépassement du paradoxe de Hicks, mais leur confrontation aux faits réduit la portée de leurs résultats théoriques. En effet, quand ces modèles sont confrontés à des données de grève nord-américaines (Harrison & Stewart,1989 ; McConnel, 1989 ; Card, 1990) ou à des données agrégées de grèves françaises (Pucci, 1995), plusieurs de leurs conclusions sont réfutées. Nous avons testé la robustesse de ces modèles, sur un panel de données micro-économiques françaises portant sur les années 1992 et 1998, comportant plusieurs mesures de diffusion de l’information à l’intérieur de l’entreprise. Les tests confirment la réfutation de ce type de modélisation.

La première partie de cette thèse revient sur le cadre de négociation dans les jeux de négociation classiques. Il s’agit de proposer une modélisation permettant de prendre en compte les effets du pluralisme syndical, afin de se rapprocher du cas français. Si la grève est le fruit d’une asymétrie d’information entre les joueurs, alors les agents victimes de ce déficit informationel, vont essayer de le réduire. A l’instar de Kuhn & Gu (1999), un modèle d’apprentissage est ici développé stipulant que les agents apprennent des négociations antérieures. L’observation de ces négociations doit permettre aux agents de mieux comprendre la situation à laquelle ils ont à faire face et de réduire le risque de grève ainsi que la durée du conflit le cas échéant. La diffusion de l’information est d’autant plus efficace que les négociations sont conduites par les mêmes agents.

Pourtant, les traitements expérimentaux et économétriques réalisés sur données françaises réfutent, au moins pour partie, ces modèles. Sur le plan théorique, la réfutation des modèles de discrimination peut trouver son origine dans l’hypothèse d’un enchaînement séquentiel des prises de décision, gouverné par le principe rétroductif (backward induction). Ce rejet des modèles séquentiels de négociation conduit à rechercher de nouvelles modélisations de la négociation fondées sur des jeux de durée, lesquelles font l’objet de la deuxième partie de cette thèse.

Les jeux de durée employés habituellement dans la modélisation de la course aux brevets ou de l’entrée sur un marché sont encore globalement peu développés dans la littérature économique et très rarement employés en économie du travail, en particulier pour rendre compte de la négociation salariale. Ils permettent pourtant de fonder théoriquement des négociations à durée non-virtuelle et ils retracent avec plus de réalisme le comportement des agents, en particulier à travers la modélisation de leur pouvoir de négociation. La deuxième partie de la thèse porte ainsi sur la modélisation en termes de jeux de durée de la grève et de l’option d’attente (ou « holdout »), phase pendant laquelle les salariés continuent à travailler sous les termes de l’ancien contrat tout en négociant un nouveau contrat. Le principe sous-jacent à ce type de jeu est que les agents ne marchandent pas leur revendication. Pour que la négociation prenne fin, il faut qu’un des agents décide de céder à son adversaire. En guerre d’usure, la négociation est coûteuse pour les deux parties. Ainsi, chacune d’elle préfère que son adversaire cède, mais le plus tôt possible. Le joueur en préemption préférera quant à lui céder à son adversaire mais il souhaitera le faire le plus tard possible.

Chercher à dépasser le paradoxe de Hicks pour fonder économiquement des grèves non virtuelles conduit également à intégrer dans la modélisation des caractéristiques susceptibles d’expliquer la négociation en France et à soumettre à réfutation les modèles théoriques ainsi proposés. Chaque nouvelle piste de recherche explorée, au delà de son enjeu théorique intrinsèque, trouve sa cohérence dans cette exigence. Ainsi, chaque chapitre s’appuie sur une démarche de soumission des hypothèses théoriques à réfutation, tant expérimentale qu’économétrique, afin de mettre à l’épreuve ces recherches sur données françaises. Jusqu’à présent, les travaux sur la négociation salariale et la grève s’appuient principalement sur des données nord-américaines (Kenan, 1986). Peu de recherches ont pu mobiliser des données françaises (Pucci, 1995). L’accès aux données des enquêtes REPONSE 92 et REPONSE 98 (Cf. encadré ci-dessous) permet de fournir les éléments nécessaires à l’analyse micro-économique des grèves en France..

Encadré I : Les enquêtes « Relations professionnelles et négociations d’entreprises », REPONSE 92 & 98

Le premier chapitre propose une extension du modèle d’apprentissage de Kuhn & Gu (1999), afin de l’adapter au cas du pluralisme syndical français. Pour cela, deux types de structures de négociation sont introduites : un schéma de négociation de type ultimatum avec proposition à « prendre ou à laisser » et un schéma de négociation séquentiel de type Hart (1989). Le modèle présente deux firmes qui négocient séquentiellement. Il s’agit de mesurer les effets de l’observation par le syndicat de la deuxième firme des résultats de la négociation obtenus dans la première. L’utilisation de l’information disponible modifie-t-elle l’issue de la deuxième négociation ? Le fait que les syndicats n’appartiennent pas à la même organisation syndicale génère-t-il des résultats particuliers?

Des estimations économétriques à partir des données issues de la partie employeur de l’enquête reponse 98 ont été conduites. Le recours à des modèles paramétriques de survie avec correction du biais de sélection (procédure d’Heckman en deux étapes) permet d’étudier les déterminants de la durée de négociation et de la durée de grève.

L’analyse économétrique réalisée dans le premier chapitre montre que dans le cas du pluralisme syndical, les comportements de négociation sont influencés par plusieurs variables parmi lesquelles les effets de l’apprentissage. Pour contrôler l’effet des autres variables, isoler les effets de l’apprentissage et mettre en évidence des variables importantes mais non prises en compte dans le modèle, un protocole expérimental a été testé en laboratoire. Cette démarche fait l’objet du second chapitre. Une attention particulière est apportée à l’effet de la communication entre les participants. En effet, il est supposé que si les participants (dans le rôle du syndicat) appartiennent à une même organisation syndicale, ils peuvent se communiquer toutes les informations qu’ils détiennent. Au contraire, si les participants appartiennent à des organisations syndicales différentes, la seule information disponible est l’issue de la négociation. Ce protocole permet d’analyser les effets de la diffusion de l’information sur la révision des croyances. A l’issue de l’expérimentation, il apparaît que la bienveillance des agents constitue une variable importante pour déterminer l’issue de la négociation. Les syndicats révisent leur demande en fonction des informations qu’ils obtiennent, et ne revendiquent pas « toujours plus ».

La seconde partie se focalise sur le déclenchement et le processus de grève, à l’aide de modèles de durée.

Le troisième chapitre s’intéresse au déroulement de la grève. Il présente un modèle de grève où les stratégies des agents sont représentées par des guerres d’usure de type « tout ou rien ». Ce type de modélisation permet de dépasser le Paradoxe de Hicks sans avoir recours à une hypothèse d’asymétrie d’information. L’incohérence dynamique des comportements dans ce type de jeu donne un fondement à la durée de grève. Pendant la grève, les agents subissent des coûts directs et des coût indirects liés à l’érosion de la relation d’efficience qui les unit. L’étude de ce jeu est complétée par des simulations qui permettent d’identifier la sensibilité de la durée de grève aux fonctions de coût proposées.

L’analyse économétrique vise à faire apparaître les déterminants des durées de grève. Des modèles paramétriques de survie (avec correction du biais de sélection) et un probit sont développés à partir des données individuelles issues du questionnaire employeurs de l’enquête REPONSE 92. Les tests effectués mettent en avant l’importance de l’activité syndicale et de la solidarité des salariés sur les durées de grèves. Il apparaît aussi que l’organisation de la production et les politiques de gestion de la main d’oeuvre jouent un rôle décisif dans le processus de grève. Ces estimations établissent une liaison entre le « vainqueur » de la grève et la durée de la grève : les salariés ont plus de chance d’être vainqueur de la grève si celle-ci est de courte durée.

Enfin, le quatrième chapitre vise à endogénéiser l’émergence des grèves et modélise pour cela l’option d’attente. L’option d’attente est la période qui succède à la fin d’un contrat pendant laquelle les salariés négocient les termes d’un nouveau contrat avec l’employeur. La particularité de cette forme de négociation est que les salariés continuent à travailler selon les termes de leur ancien contrat tout en négociant le nouveau. L’option d’attente peut être considérée comme un mode de négociation alternatif à la grève ou comme une phase préalable à celle-ci.

L’option d’attente est formalisée de manière cohérente avec la modélisation proposée pour la grève. Ainsi, l’option d’attente est représentée par un jeu hybride de durée où les salariés sont en guerre d’usure alors que l’employeur est en préemption. Ce type de modélisation fait apparaître en tendance des effets de seuils, c’est à dire des durées de négociation en fonction de la part de la rente proposée pour lesquelles les salariés préféreront commencer une grève.

Des estimations économétriques sont conduites à partir du questionnaire employeur de l’enquête reponse 98. Un modèle paramétrique de survie teste la durée de l’option d’attente, puis la probabilité d’émergence d’un conflit est estimée à l’aide d’un modèle de type probit.

Ces quatre modélisations, tout en s’appuyant sur la littérature abondante en ce domaine, permettent de s’en écarter quelques peu en se focalisant sur l’explication du processus de grève et non sur le résultat de la grève. Ajoutées à la soumission à réfutation, elles font apparaître des grèves non-virtuelles et permettent de révéler à la fois des principes qui dépassent les spécificités institutionnelles (rôle de l’information, efficience) mais aussi par leur centrage sur des processus, leur capacité à s’adapter à la prise en compte de réalités institutionnelles différenciées.

Notes
1.

En effet, le nombre de conflits collectifs (compris comme des arrêts concertés du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles déterminées auxquelles l’employeur refuse de donner satisfaction) est très faible, autour de 1000 conflits par an (dans les entreprises du secteur privé, hors agriculture et transports). Le taux moyen de conflictualité national se situe à 7,86 mouvements pour 10000 établissements. Une hausse de la conflictualité d’environ 20% en 1997 est cependant à noter par rapport aux deux années antérieures, qui avait marqué le niveau le plus bas de conflit depuis 20 ans.