3. Une réconciliation de la grève et du temps : le rôle de l’incertitude

Les modèles d’offres alternées sont le prolongement de la pensée de Hicks et constituent la majeure partie de la littérature économique sur la grève. Le but de ces modèles est double : leurs auteurs veulent à la fois dépasser le paradoxe de Hicks, i.e. montrer que les grèves sont justifiables ex ante, même si elles ne sont pas pareto-optimales ex post ; toutefois, ils désirent sauvegarder le cadre d’analyse posé par Hicks. Dans ces modèles, la négociation est entendue comme un ensemble de séquences de propositions et de contre-propositions. Ce cadre initié par Hicks a été pour la première fois formalisé par Rubinstein (1982).

Le modèle de Rubinstein (1982) retrace le marchandage qui a lieu entre deux agents, un vendeur et un acheteur, lors de la vente d’un bien. Ce bien n’est pas divisible et il n’en existe qu’une unité, aussi le jeu porte-t-il sur le prix du bien qui doit être cédé ; les deux joueurs ont un intérêt commun à la transaction. Cette transaction génère une quasi-rente, et c’est sur le partage de cette quasi-rente que se fonde le conflit d’intérêt des agents. Pour que ne se posent pas les problèmes de réputation ou de renégociation, Rubinstein (1982) suppose que les agents ne se rencontrent qu’à l’occasion de cette transaction unique. Le partage qui s’effectue est donc définitif et sans précédent.

La retranscription du jeu non-coopératif de Rubinstein à la négociation salariale s’impose comme la formalisation initiale des modèles d’offres alternées présentant le processus de grève.

Pour que le jeu de Rubinstein puisse être appliqué à la négociation salariale, certaines hypothèses sont nécessaires.

D’une part, il faut supposer qu’aucun contrat ne lie l’employeur et le syndicat avant cette négociation, et qu’à l’issue du jeu, si un accord est conclu, celui-ci ne sera jamais remis en cause par la suite. La relation d’emploi qui s’établira alors sera considérée comme infinie ou à durée indéterminée par les deux parties. Ceci revient à admettre que la probabilité que la relation se poursuive durant une période supplémentaire est supposée non nulle.

D’autre part, pour que le modèle de Rubinstein soit représentatif du marchandage entre syndicat et employeur, il est nécessaire que la négociation ne porte que sur le salaire que l’employeur versera aux membres du syndicat . Ainsi le raisonnement s’effectue à emploi donné. Si la négociation aboutit à la conclusion d’un accord, les deux parties signent un contrat d’une durée indéterminée stipulant que le syndicat fournira à chaque période une unité de travail contre un salaire w.

La négociation naît de la différence de valorisation du travail entre salariés et employeur. Les premiers estiment que leur travail équivaut à l’utilité du loisir pour l’ensemble des salariés de l’entreprise ; leur valorisation du travail est noté l . Le second quant à lui estime le travail à la valeur de la production, cette valorisation est notée y. Pour qu’il puisse y avoir transaction, il faut que les gains de la transaction soient positifs ou nuls pour les deux parties, ce qui implique y -w >0 et w - l >0.

Il est à noter que les agents sont supposés être parfaitement rationnels et ne souffrent d’aucun problème d’information.

A l’instar de Hicks, le jeu de Rubinstein se décompose en plusieurs périodes de durée égale. Chaque période t (t∈[1,∞]) est elle même constituée de plusieurs étapes. Au début de chaque période, un des acteurs fait une proposition de salaire2 (1ère étape) qui est acceptée (A) ou refusée (R) par l’autre partie (2ème étape). Si la proposition est acceptée, la négociation s’arrête là et un accord est signé. Si la proposition est rejetée, le gain du syndicat (S) ainsi que celui de l’employeur (N) sera de zéro. Dans ce cas, la négociation se poursuit et une contre-proposition sera effectuée à la période suivante. Les offres de salaire s’effectuent en début de période à intervalles réguliers et émanent tour à tour du syndicat et de l’employeur. La deuxième étape peut aussi voir l’arrêt de la négociation ; en effet, l’employeur peut au cours de cette étape choisir d’exercer son option extérieure (Q), il peut rompre toute négociation avec le syndicat et se retourner vers le marché concurrentiel pour trouver de la main d’oeuvre. Cette dernière est supposée moins qualifiée ou moins spécifique, c’est-à-dire moins adaptée aux besoins de l’employeur. Les membres du syndicat seront alors contraints à rechercher un emploi sur le marché concurrentiel. Les espérances de gains actualisés seront égales à V m pour l’employeur (v m si le raisonnement s’effectue en terme de flux), et à U m (u m) pour le syndicat. Le salaire concurrentiel offert w m compense exactement la valorisation du travail du syndicat, l’utilité nette du syndicat est donc nulle si l’employeur exerce son option extérieure.

Les délais qui séparent toute proposition de son acceptation ou de son refus sont infiniment courts ; tout se passe comme si la grève (si celle-ci a lieu) commençait en début de période. Il est à noter que chaque décision prise par les agents émane d’un calcul d’optimisation. Le choix des agents porte toujours sur l’action qui maximisera la somme actualisée de leur revenu. Les agents sont supposés accorder le même poids au futur, leurs coefficients d’actualisation sont identiques et égaux à δ.

Les espérances de gains intertemporels au début de la période t sont :

message URL form1.gif pour le syndicat
message URL form2.gif pour l’employeur.
La quasi rente actualisée maximum (si un accord est trouvé dès la première période) que les agents peuvent se partager est message URL form3.gif.

Dans ce jeu séquentiel, tout contrat stipulant un niveau de salaire compensant la désutilité du travail et n’incitant pas l’employeur à exercer son option extérieure peut être soutenu comme un équilibre de Nash. Mais il existe ici une infinité d’équilibres de Nash, certains prédisant un accord immédiat, d’autres un accord retardé. Le critère d’équilibre de Nash ne permet pas de conclure quant à l’issue de ce type de négociation. Rubinstein a donc proposé un moyen de sélection par les équilibres de Nash en imposant aux solutions de la négociation d’être des équilibres de Nash fondés sur des menaces crédibles, i.e. individuellement rationnels ex post. En fait, Rubinstein propose de sélectionner les équilibres parfaits en sous- jeu.

Dans le jeu séquentiel de Rubinstein, la seule menace pesant sur le jeu est l’option extérieure que peut exercer l’employeur. Les gains associés à cette option extérieure peuvent en fait être considérés comme le plus petit gain actualisé de l’employeur.

Les propositions de salaire acceptable préféré sont donc:

message URL form4.gif

Dans ces conditions, si le syndicat fait la première offre, il proposera w s * qui sera accepté par l’employeur et l’accord sera conclu pour le salaire w s *. Si l’employeur fait la première proposition il offrira w E * qui sera immédiatement accepté.

Les stratégies stationnaires w s * et w E * sont les seuls équilibres parfaits en sous jeu. Il est à noter que l’agent qui a l’opportunité de faire la première offre est ici toujours avantagé.

Le jeu de Rubinstein apparaît cependant mal adapté à l’étude de la négociation salariale. En effet, il est possible de lui adresser deux critiques : la relation d’emploi n’y est pas ancrée dans la durée et la négociation n’y est que virtuelle. Or, la relation de travail est un échange de biens spécifiques dont la durée est a priori indéterminée et les faits démontrent que la négociation entre les parties prenant part à la relation d’emploi n’est pas toujours instantanée puisqu’il est possible d’observer des grèves.

La première critique a conduit les économistes à développer une théorie de la grève en information symétrique, qui est en fait une adaptation du modèle de Rubinstein, stipulant l’existence d’un contrat antérieur à la négociation étudiée. Ces modèles montrent que si syndicat et employeur disposent de la même information, des menaces crédibles de grève permettent aux travailleurs d’obtenir une partie du surplus associé à la relation de travail. Deux types d’équilibres peuvent émerger de ce jeu : des équilibres efficients, instantanés et des équilibres inefficients incluant des périodes de grève. Le point contestable de cette théorie est que les menaces de grève ne seront jamais mises en oeuvre puisque les agents rationnels ne choisiront jamais un équilibre inefficient. Cette analyse donne donc un fondement à la grève en la différenciant du non-échange, mais s’avère incapable de lui offrir une existence réelle.

Des théoriciens de la grève tels entre autres Hart, Cramton, Tracy ou Kennan se sont donc attachés à développer la solution que Hicks préconisait pour sortir de son célèbre paradoxe. Ainsi, ils soutiennent que la présence d’asymétrie d’information incite les agents à mentir sur leur situation et que la grève est alors nécessaire pour que syndicat et employeur arrivent à un accord salarial. Ces modèles donnent enfin corps à la grève et mettent en évidence son rôle, ses caractéristiques et ses déterminants.

Notes
2.

La proposition de salaire est notée wi,t avec i=S lorsque le syndicat fait une offre, i=E lorsque l’employeur fait une proposition et t=1,...,∞ indiquant la période.