4.1.1 L’émergence de la grève

Afin de mettre en évidence les principaux traits de l’émergence de la grève, nous avons retenu trois études qui semblaient bien résumer les différents types de données employées, les différentes méthodes d’estimation et les principaux résultats obtenus dans le contexte nord américain et français.

  • Ashenfelter & Johnson (1969), parce qu’ils ont proposé une des toutes premières évaluations sur le nombre total de grèves aux Etats Unis de 1952 à 1967;

  • Vroman (1989) parce qu’elle retrouve les résultats d’Ashenfelter & Jonhson (1969) sur des données américaines de 1957 à 1984 à un niveau moins agrégé ;

  • Pucci (1995) parce qu’elle développe une des rares études économétriques récentes sur la France et que ses résultats sont directement comparables à ceux obtenus pour les Etats Unis.

L’objet des analyses développées sur ce thème se limite principalement à la mise en évidence des relations entre l’activité de grève ou la probabilité qu’une grève éclate et certains indicateurs de conjoncture économique tels que le taux de chômage, le pourcentage d’augmentation des salaires ou l’inflation durant les périodes qui précèdent la renégociation des contrats.

Ces explications de l’émergence des grèves sont implicites aux modèles théoriques testés. En effet, si les contrats sont renégociés alors que leur durée est indéterminée, il faut que ceux-ci soient incomplets, i.e. que les termes du contrat ne prévoient pas certaines situations, comme par exemple un choc de productivité. De plus, pour les contrats ayant un terme, il faut une asymétrie d’information pour que naisse une grève. L’asymétrie est augmentée lorsque la profitabilité a pu croître. Ces exemples amènent à penser que l’émergence des grèves pourrait être procyclique.

Ashenfelter & Johnson (1969) arrivent à la conclusion que la grève est d’autant plus probable que l’augmentation minimale de salaire acceptable sans grève est élevée, que les travailleurs réduisent leurs exigences rapidement et que le facteur d’actualisation de l’employeur est important. L’employeur préfère alors subir une grève qui conduira à une augmentation modérée des salaires. Dans le cas contraire, si le taux de profit de la firme est élevé, le manque à gagner occasionné par une grève peut être important ; cela conduit l’employeur à éviter tout conflit : la probabilité de grève est alors peu élevée.

L’augmentation minimale exigée par les salariés pour ne pas faire grève est présente dans le modèle théorique mais elle n’est pas observable. Ashenfelter & Johnson (1969) supposent qu’elle dépend négativement du taux de chômage (les opportunités d’emplois alternatives durant la grève sont plus faibles) et des accroissements de salaires antérieurs. Ils supposent aussi que l’augmentation minimale sans grève est une fonction croissante de la part des profits lors du contrat antérieur. Selon la méthode des moindres carrés ordinaires, ils régressent le nombre de grèves (proxy de la probabilité qu’une grève survienne) sur la part antérieure des profits, le taux de chômage, les accroissements passés du salaire réel et sur des variables muettes représentant l’impact de la saisonnalité des négociations, ainsi que sur un trend.

Il ressort de leurs résultats que la part antérieure des profits n’a pas d’effet significatif sur le nombre de grèves. Ashenfelter & Johnson (1969) ont mis en avant deux effets possibles de cette variable : soit elle augmente le nombre de grèves en attisant l’envie du syndicat de ne pas être considéré comme un “laissé pour compte”, soit elle incite l’employeur à accepter les revendications même élevées du syndicat, pour ne pas avoir à subir une grève coûteuse. Le résultat de l’estimation laisse à penser que cette variable est en fait neutre vis à vis du nombre de grèves, par compensation des deux effets.

L’impact des hausses de salaire et du taux de chômage est celui envisagé par le modèle.

Vroman (1989) se propose aussi d’analyser les principaux déterminants de l’activité de grève aux Etats Unis. Contrairement à Ashenfelter & Johnson (1969), elle dispose de données sur 2767 négociations collectives dans l’industrie manufacturière de 1957 à 1984, dont 331 se sont soldées par une grève. La connaissance de l’issue de chaque négociation lui permet d’utiliser une autre technique d’évaluation que celle employée par Ashenfelter & Johnson (1969). En effet, la probabilité d’émergence d’une grève est estimée directement grâce à l’utilisation d’un modèle Probit. L’effet de différentes variables sur la probabilité de grève est testé. L’impact de la conjoncture est capté par l’inverse du taux de chômage. Vroman (1989) introduit aussi diverses estimations de l’inflation comme variables explicatives : ces différents indices jouent sur l’importance des revendications salariales.

L’effet de l’inflation anticipée pour le prochain contrat est ambigu, et supposé minimum par Vroman, car il entraîne à la fois une demande de fortes augmentations de salaire, ce qui devrait conduire à un accroissement de la probabilité de grève, et à un profit espéré important qui devrait avoir l’influence inverse sur la probabilité de grève. L’inflation non-anticipée survenue lors du contrat antérieur aura, quant à elle, une influence attendue positive sur la demande d’augmentation de salaire et par conséquent sur la probabilité de grève.

La hausse du salaire relatif et celle du salaire réel lors du contrat précédent sont aussi des variables explicatives. Ces deux variables devraient être inversement corrélées à la probabilité de grève. La durée du nouveau contrat est aussi considérée comme une variable explicative qui devrait augmenter les chances de conflit. Vroman (1989) introduit, par ailleurs, des variables muettes captant les effets de la saisonnalité et de l’existence des sous-secteurs de l’industrie manufacturière.

On constate que, dans toutes les estimations, les hypothèses de procyclité des grèves ne peuvent être réfutées et que la durée de contrat a un impact positif sur la probabilité de grève. Par contre, l’inflation anticipée n’apparaît jamais comme significative, ce qui confirme les résultats obtenus par Ashenfelter & Johnson (1969). Le signe de la relation entre augmentation du salaire relatif et probabilité de grève est conforme à la prédiction théorique, et cette variable est toujours significative. Il est à noter que la hausse de salaire réel n’a, quant à elle, aucun effet significatif sur l’émergence d’une grève. La distinction entre inflation compensée positive et négative n’est pas fondée puisque seule l’inflation compensée positive est significative et met en avant un effet de rattrapage.

Ces deux études sur données américaines soulignent le caractère procyclique des grèves et l’influence des hausses de salaire sur la probabilité de grève. Vroman (1989) met aussi en lumière l’importance des effets de rattrapage sur la probabilité de grève. Ces deux modèles permettent de tirer des conclusions assez similaires sur les déterminants de la grève et ce bien qu’ils n’utilisent pas le même type de données. Peut-on en inférer pour autant que de telles relations peuvent être mises en évidence dans d’autres pays que les Etats Unis ? La méthodologie et les résultats des estimations conduites par Pucci (1995) nous rappellent que les généralisations de ce type sont impossibles.

Pucci (1995) montre que le modèle d’Ashenfelter & Johnson (1969) estimé sur données françaises de 1975 à 1989 (portant sur le secteur privé hors agriculture) donne des résultats peu satisfaisants : seule la variable saisonnière est significative.

Pucci (1995) réestime le modèle en omettant le trend qui n’a pas de fondement théorique. Comme dans le modèle d’Ashenfelter & Johnson (1969), le taux de chômage est alors significatif et a un impact négatif sur le nombre de grèves. Le taux de profit est aussi significatif, et son effet est négatif suggérant ainsi que les employeurs cèdent aux revendications initiales des salariés pour éviter les conflits. Les accroissements passés de salaires réels ne sont pas explicatifs des données françaises et 66% seulement de la variance du nombre de grèves est expliqué par les variables proposées par Ashenfelter & Johnson (1969), ce qui conduit Pucci (1995) à proposer de nouvelles méthodes d’évaluation.

L’auteur ajoute au modèle précédent une variable représentant la volatilité des stocks, une autre correspondant à la variabilité des ventes, et une dernière à la valeur ajoutée par travailleur. Une volatilité des stocks élevée permet à l’employeur d’atténuer le coût de la grève en constituant avant le conflit des stocks tampons qui lui serviront à honorer les commandes pendant l’arrêt de la production. L’effet attendu de cette variable sur le nombre de grèves est positif. Des ventes très variables doivent au contraire avoir une influence négative sur l’activité de grève, car elles augmentent le risque que l’employeur soit confronté à une demande importante et inattendue pendant la grève, demande à laquelle il ne peut répondre, ce qui augmente son manque à gagner. Le coût de la grève dépend également de la valeur ajoutée par travailleur, approximée par le salaire relatif moyen dans l’industrie. En effet, plus ce dernier est élevé, plus les pertes occasionnées par la grève sont importantes, et moins les conflits sont nombreux. Pucci (1995) remplace cette variable par le taux d’inflation annuel passé qui, selon Ashenfelter & Johnson (1969), a les mêmes effets sur le nombre de grèves. De plus, elle tient compte de l’incertitude que subit le syndicat, en introduisant comme explicative une variable d’excédent brut d’exploitation, obtenue en multipliant le taux de profit par le produit du secteur privé. L’auteur s’intéresse aussi à l’effet de la valeur du surplus anticipé sur le nombre de grèves. Cette variable mesure la part du commerce extérieur dans le produit, i.e. le degré d’ouverture de l’économie française. Enfin, Pucci (1995) reprend aussi l’idée d’Ashenfelter & Johnson (1969) sur l’importance du contexte politique, et amende le modèle d’une variable muette pour connaître la composante politique de l’activité de grève

Toutes les variables sont significatives, sauf la variabilité des stocks. Certaines variables, comme l’incertitude ou le degré de concurrence sur le marché des biens, n’influencent pas le nombre de grèves comme le prévoyait la théorie. Le nombre de grèves diminue lorsque l’incertitude augmente, et l’augmentation du surplus anticipé produit une baisse du nombre de grèves. Ceci paraît réfuter les modèles de discrimination. L’influence de toutes les variables retenues par Ashenfelter & Johnson (1969) est conforme au modèle théorique. Ceci nous amène à penser que la première spécification du modèle n’était pas adaptée aux données françaises.

Pucci (1995) met en oeuvre une série de tests grâce à l’utilisation d’un modèle VECM sur données françaises de 1975 à 1993. Elle montre alors qu’il existe un équilibre de long terme opposant l’activité de grève au taux de chômage. Ceci confirme le fait qu’un taux de chômage important est associé à un nombre de grèves peu élevé. Cette étude révèle par ailleurs que l’activité de grève est augmentée à court terme lorsque le partage de la valeur ajoutée est défavorable au syndicat, et que le chômage augmente (même si, à long terme, l’augmentation du chômage dissuade le syndicat de s’engager dans une grève).

Certaines caractéristiques importantes de l’émergence des grèves ont pu être mises en évidence. La plupart de ces variables explicatives de l’activité de grève sont des données macroéconomiques. Les modèles de discrimination n’ont pas fait à proprement parler l’objet d’une évaluation économétrique, d’une part parce qu’ils sont fondés sur des comportements microéconomiques, et, d’autre part parce que l’émergence d’un conflit est due principalement à des asymétries d’information. Il paraît alors plus simple de soumettre à réfutation les modèles de discrimination par le biais de tests sur la durée de grève et sur son impact sur le salaire puisque leur influence est explicite.