Chapitre 3 : La grève comme alternative à la négociation

1. Introduction

La grève est le plus souvent analysée comme un processus séquentiel d’offres et de contre-offres alternées. Ce cadre d’analyse bute cependant sur l’impossibilité de justifier l’émergence des grèves et la pérennisation des conflits en temps réel lorsque les agents sont parfaitement rationnels ainsi que parfaitement et complètement informés.

L’utilisation d’un jeu de durée pour décrire le comportement des agents durant la négociation permet de surmonter le paradoxe de Hicks. Les stratégies d’un employeur et d’un syndicat pendant une grève seront ici modélisées à l’aide d’un jeu de guerre d’usure. En situation de guerre d’usure, chaque joueur préfère que son adversaire lui cède, mais il préfère aussi que cela se produise le plus tôt possible. La grève est coûteuse pour les deux parties, mais aucune d’elles ne veut céder en premier. La grève naît d’une incompatibilité entre les revendications des joueurs et elle perdure car il existe une contradiction fondamentale entre rationalité de court terme (ne pas céder en premier) et rationalité de long terme (la grève est coûteuse).

En outre, cette analyse permet de prendre en compte, à travers les variations de la rente à partager, la relation d’efficience qui lie l’employeur et les salariés. La rente est en effet liée à la qualité de la relation salariale ; l’effort que les salariés déploient se répercute sur la taille du « gâteau » et dépend de leur perception de la façon dont les traite l’employeur. S’ils ont confiance en l’employeur et ont le sentiment d’être justement traités, l’effort augmente, ce qui accroît la rente ; mais ils demandent à être récompensés en échange, ils revendiquent une part plus élevée de la rente. Ce mécanisme peut donc être défini comme un échange de cadeaux.

Pendant la grève, les agents supportent un coût direct, mais de surcroît ils hypothèquent leur revenu futur. En effet, au terme de la grève, la taille de la rente est fixée. Si les salariés ont été « traités injustement », l’employeur ayant tardé à céder à leurs revendications, ou la part de la rente obtenue étant trop faible, alors le niveau de la rente désormais disponible est très faible.

Dans quelles conditions la grève peut-elle se prêter à une modélisation en termes de guerre d’usure? Que nous apporte une telle formalisation ? Voici les questions essentielles auxquelles il faudra répondre. C’est pourquoi, après avoir développé le principe générique de la guerre d’usure, nous nous attacherons à mettre en lumière les fondements de l’application du jeu d’usure à la grève. Enfin, la modélisation de la grève selon une guerre d’usure en temps discret, ainsi que les fondements de l’existence des grèves en temps continu, seront présentés. La structure et les prédictions de ce modèle de guerre d’usure sont soumis à réfutation économétrique sur données françaises. Les données disponibles portant sur les grèves déclarées par l’employeur comme étant le conflit le plus marquant, une procédure à la Heckman (Probit) est appliquée afin de corriger un probable biais de sélection. Des estimations des durées de grève (modèle paramétrique de survie) et de la satisfaction des salariés à l’issue du conflit (à l’aide d’une équation Probit) sont ensuite conduites. Ces tests mettent en avant l’importance de l’impact sur la durée de la grève des caractéristiques de l’activité syndicale et du degré d’implication des salariés dans le conflit. Il apparaît aussi que l’organisation de la production et les politiques de gestion de la main d’oeuvre jouent un rôle décisif dans le déroulement du processus de grève. Ces estimations permettent d’établir une liaison entre le vainqueur de la grève et la durée de grève : les salariés ont plus de chance d’être vainqueurs de la grève si celle-ci est de courte durée.