2.2 La guerre d’usure et les comportements pendant la grève

Dans les formalisations issues de Hicks ou de Rubinstein, la grève est perçue comme un marchandage. Il est possible de dire que ces modèles prédisent que le syndicat échange un abaissement de ses revendications initiales contre une diminution de la durée de grève qu’il fait subir à l’employeur. Ce curieux échange est le fondement de la courbe de résistance initiée par Hicks (1932).

Or, il faut envisager le fait que les salariés ne sont pas nécessairement prêts à marchander le salaire négocié : ils ont des revendications et celles-ci sont fermes. En effet, il n’y a aucune raison de penser que des salariés complètement informés de la situation dans laquelle se trouve l’entreprise ainsi que de l’état de l’économie émettent des revendications qui ne soient implémentables. Dans ce cas, il n’y a pas de raison de penser que les salariés révisent leur demande au fur et à mesure du conflit.

Aussi, une représentation des stratégies des agents pendant la grève sous forme d’une guerre d’usure est ici envisagée. Les stratégies des joueurs consistent à déterminer la date à laquelle ils mettront fin au jeu.

La modélisation de la grève par une guerre d’usure retrace aussi le fait que le conflit est coûteux pour les deux parties ; c’est en fonction de ce coût que l’un des joueurs cédera et que la grève prendra fin. La durée de grève est fonction de la résistance des agents à supporter le coût du conflit. Le coût du conflit est égal aux revenus perdus pendant la grève par les salariés si ces derniers ne travaillent pas durant le conflit et ne perçoivent aucun revenu, ou à la différence entre salaires non perçus et rémunération durant la grève (salaire de marché, allocations chômage ou aide financière du syndicat). Pour l’employeur, le coût de la grève est égal aux revenus perdus moins les revenus dont il a pu bénéficier pendant la grève (provenant de la continuation de la production grâce à des intérimaires ou à la vente des stocks).

Les conflits qui sont évoqués portent sur le partage de la quasi-rente créée par la présence d’une main-d’oeuvre qualifiée, formée et adaptée aux besoins de l’entreprise. Ces salariés disposent de compétences spécifiques qui génèrent une augmentation de la productivité de l’entreprise, i.e. une rente. Les modèles insiders - outsiders prédisent que cette rente sera uniquement captée par les salariés en place. La critique majeure apportée à cette théorie est la suivante : bien que les salariés sachent qu’il est coûteux pour la firme de les remplacer par de la main-d’oeuvre extérieure, ils peuvent être empêchés par l’employeur d’exploiter leur rente de situation. Comme le montrent Pucci & Zajdela (1993), si l’employeur a le pouvoir de fixer le salaire, il pourra imposer un ultimatum aux salariés en leur annonçant un salaire « à prendre ou à laisser ». Dans ce cas, l’employeur captera l’intégralité de la rente de situation des salariés en place. Ces derniers peuvent alors être désireux de récupérer une partie de la quasi-rente ou une plus grande part de celle-ci. Ils connaissent en effet exactement le surplus créé par la spécificité de leur travail et par les coûts qu’engendrerait leur licenciement.

Soit w m le salaire concurrentiel19 w s , la rémunération revendiquée par le syndicat, est égale à w m  + a 1 s R avec a 1 s la part du surplus demandée par le syndicat (a 1 s ≤ 1) et R la rente de situation créée. Le salaire revendiqué ne peut donc pas remettre en cause la viabilité de l’entreprise, i.e. l’entreprise ne peut pas faire faillite si elle accède à la requête des salariés. Les salariés proposent un nouveau partage de la rente à l’employeur sous la forme d’un ultimatum à l’instar de Pucci & Zajdela (1993) : soit l’employeur accepte de céder a 1  a 0 s 20 aux salariés, c’est-à-dire qu’il concède une hausse de la rémunération des salariés, soit ces derniers font grève. L’employeur ne cédant pas à l’ultimatum des salariés, la grève commence et chaque joueur reste campé sur ses positions : le syndicat revendique a 1 s et l’employeur offre a 0 s, la grève perdure jusqu’à ce qu’un des deux joueurs cède aux exigences de l’autre. La grève est alors le moyen de confrontation du pouvoir de chaque partie et avec elle sera déterminée l’alternative qui prévaudra dans l’entreprise.

Ce type de négociation peut être modélisé sous forme d’une guerre d’usure où le vainqueur prend tout, i.e. le premier qui cède accepte la proposition de l’autre partie.

La modélisation de la grève par ce type de guerre d’usure a été utilisée récemment pour rendre compte également d’une demande de reconnaissance du syndicat et de son pouvoir de négociation. Card & Olson (1995) appliquent un jeu de guerre d’usure possédant la caractéristique du «tout ou rien» à la négociation aux Etats-Unis au siècle dernier, car ils constatent que les grèves apparaissent presque uniquement dans les entreprises où les syndicats reconnus n’étaient pas présents. Ils déclarent à ce sujet : « dans les années 1880, les salariés impliqués dans des grèves dont le motif est l’augmentation des salaires n’étaient pas membres d’une organisation syndicale reconnue dont le droit à négocier était légitime ». La proposition d’un nouveau partage de la rente répond donc, dans ce cas, à une tentative de reconnaissance du pouvoir des salariés et a 1 s correspond à la répartition effectuée dans les entreprises où des syndicats reconnus sont présents. Si dans l’absolu le salaire peut être négocié, la reconnaissance d’un pouvoir du salariat ne peut être sujet à négociation, ce qui tend à expliquer le fait que les salariés campent sur leur position. Le salaire négocié ne peut faire l’objet de marchandage car il représente plus qu’une simple somme d’argent.

La modélisation d’un conflit à l’aide d’un jeu d’usure est fondamentalement différente de la vision des grèves comme séquences de propositions. Les salariés ne marchandent pas leur exigence. La grève ne se termine pas grâce à un accord en adéquation avec les exigences des deux parties, elle est remportée par un des joueurs qui obtient ce qu’il a demandé à la faveur de l’abandon du jeu par son adversaire.

La grève est surtout ici le fruit du comportement d’agents informés, qui ne sont pas supposés avoir des problèmes de rationalité ex-ante.

Card & Olson (1995) émettent des réserves quant à la transposition d’un tel modèle à l’analyse des conflits actuels, les organisations syndicales étant aujourd’hui bien établies. Plusieurs faits stylisés peuvent cependant justifier l’emploi d’un modèle d’usure comme fondation théorique d’une recherche sur les déterminants micro-économiques des grèves en France.

Tout d’abord, deux tendances doivent être mises en parallèle. Les syndicats français, comme un nombre important de syndicats européens, ont connu une forte baisse de leur effectif ; de 1975 à 1994 le taux de syndicalisation est passé en France de 22,8% à 8%, ce qui représente le plus bas taux de syndicalisation dans les pays de l’OCDE. Dans le même temps, la conflictualité mesurée par le nombre de grèves par an a tout d’abord baissé dans les années 80, puis a connu une augmentation constante depuis.

Ensuite, les lois Auroux (1982) et Seguin (1987) ont favorisé la décentralisation des négociations salariales au niveau de la firme et donné à des représentants des salariés autres que les délégués syndicaux le droit de négocier avec l’employeur.

Enfin, au cours des années 80 et 90, il est possible de constater l’apparition de groupes informels de représentation des salariés : les coordinations. Ces éléments laissent à penser qu’il existe des mouvements de salariés dont l’action vise à la reconnaissance des salariés eux-mêmes et non pas à la reconnaissance d’une organisation officielle.

Ces différents faits stylisés plaident donc en faveur d’une modélisation des grèves en France en terme de guerre d’usure incluant l’hypothèse du «tout ou rien».

Notes
19.

Pour simplifier, w m est normalisé à zéro

20.

a 0 s étant la part de la rente qui échouait aux salariés durant l’ancien contrat. Si l’employeur captait l’intégralité de la rente, alors a 0 s était égal à zéro.