5. Prédictions théoriques et simulations

Pour réaliser les simulations, nous avons donné à la quasi-rente une forme fonctionnelle, et cinq paramètres exogènes ont été spécifiés. Afin de respecter les hypothèses sur les préférences des agents et de prendre en compte la différence de ressources financières entre l’employeur et le syndicat, une asymétrie dans la valeur des taux d’escompte des agents a été introduite ; le taux d’escompte de l’employeur est plus faible que celui du syndicat. En effet, l’employeur est moins sensible au prolongement de la grève, la firme disposant de liquidités et de stocks qui permettent le fonctionnement de l’entreprise et offrent la possibilité d’honorer les commandes au début de la grève. Ainsi, les taux d’escompte ont été fixés respectivement à δ E  = 0.1 pour l’employeur et δ S  = 0.2 pour les salariés. Cependant, après modifications de ces paramètres, il n’est pas apparu de sensibilité des résultats des simulations aux changements de valeur du taux d’escompte.

Les coûts de grève ont aussi été spécifiés. Leur valeur a été fixée à : C E  = C S  = 0.5. Des simulations avec d’autres configurations ont également été réalisées : les coûts de grève dépendaient du temps (relation linéaire ou convexe) ou étaient différents selon l’agent. Les résultats obtenus dans ces conditions étaient très proches de ceux obtenus dans le cas de coûts identiques par agent et par période.

La forme fonctionnelle de la quasi-rente tient compte des hypothèses fondamentales faites dans le modèle. La valeur de la rente est positivement corrélée à la part du gâteau qu’obtiennent les salariés (a), à l’instar d’une fonction d’effort. Cette fonction d’effort est implicite : plus les salariés ressentent qu’ils sont « bien traités » par l’employeur, plus ils vont augmenter leur effort et plus la quasi rente à partager sera importante. La relation à l’effort est donc induite dans la forme de la fonction de rente retenue. Le graphique ci-dessous présente la fonction de rente qui est croissante à taux décroissant avec la part de la rente attribuée aux salariés. Nous avons donc R’ a (a,s) > 0 et R’’ aa (a,s) < 0.

La taille du gâteau décroît avec la durée de la négociation, ce qui implique que R’ s (a,s) < 0 et R’’ ss (a,s) > 0. Plus la grève dure, plus les salariés se sentent agressés par l’employeur qui refuse de leur donner satisfaction. Il y a alors dégradation de la relation de confiance entre les agents, les salariés dégradent leur effort et ainsi la rente diminue. Cependant, même si le conflit est très long, les salariés ne peuvent dégrader totalement la rente ; il existe un seuil minimal en-deçà duquel la rente ne peut pas descendre (Rmin). Réciproquement, il existe un seuil maximal à la quasi-rente (Rmax).

La fonction de rente peut être écrite de la manière suivante :

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Les paramètres utilisés lors des simulations sont :

Rmax = 50 Rmin = 2 α = 0.1 β = 0.1 λ = 0.005 μ = 0.001

Le graphique suivant illustre la fonction de rente:

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Graphique 3 : Durée de la grève et taille de la rente

Les simulations ont été réalisées sur le logiciel Maple et conduites pour chaque valeur de la part de la rente demandée par les salariés par pas de 0.1.

Quelle que soit la valeur des paramètres choisie, la probabilité pour que le syndicat mette fin à la grève est proche de zéro. Les salariés ont une très faible probabilité de mettre fin au jeu. Leur stratégie est de « fatiguer l’adversaire ». Cette conclusion peut être directement reliée aux hypothèses faites dans le jeu et donc à la forme des fonctions de paiement. En effet, la taille de la rente est décroissante avec la durée de la grève, mais le gâteau continue à décroître si l’employeur ne met pas fin au jeu. Ce résultat met en avant le rôle déterminant des relations d’efficience sur le processus et la conclusion de la grève. La fin du conflit est dans la majeure partie des cas due à l’initiative de l’employeur qui cède aux revendications des salariés quelle que soit la part de la rente revendiquée. S’il paraît clair que l’employeur cède généralement, reste à déterminer quand il décidera de mettre fin au conflit et pourquoi il choisira ce moment.

Le jeu n’admet pas d’équilibre de Nash en stratégies pures car il existe toujours une faible probabilité pour que le syndicat décide de céder en premier. Les simulations montrent que dans ce cas, le syndicat choisira d’arrêter la grève très rapidement. La possibilité que le syndicat mette fin au jeu conditionne le comportement de l’employeur. Ce dernier poursuit le conflit, même si c’est coûteux, en espérant que son adversaire abandonne. Mais lorsqu’il voit que le conflit s’enlise et que les chances pour que le syndicat abandonne n’ont pas augmenté, il quitte le jeu.

Les résultats des simulations sont synthétisés dans les graphiques suivants :

Probabilité que l’employeur mette fin au jeu
Fonction de distribution des Probabilités Fonction de densité des Probabilités
a0=0.01
a0=0.1
a0=0.3
a0=0.6

La première colonne représente la fonction de distribution et la deuxième la densité de probabilités que l’employeur mette fin au jeu (Q(t) et q(t)). Dans tous les graphiques, la courbe la plus à gauche correspond à la plus petite hypothèse de partage demandé ; toutes les courbes situées plus à droite correspondent à une demande plus importante.

Dans tous les cas de figure, l’employeur décide de mettre fin au jeu avant que le temps total de jeu imparti ne soit écoulé. Cependant, quel que soit le partage de la rente, la grève perdure pendant au moins 40% du temps de jeu, mais prend fin avec certitude avant la fin de jeu.

Il existe deux phases dans le comportement de l’employeur. Dans une première étape, sa probabilité de sortie de grève est très faible. L’employeur retarde la date de l’accord en espérant que le syndicat cédera. Mais cette phase d’attente est suivie par une seconde période où on peut voir un fort accroissement de la probabilité de fin de grève. Durant cette phase, l’employeur décide généralement de céder (q(t) > 0.5). Après la phase d’attente, l’employeur décide de céder car il prend conscience que la rente à partager diminue.

Les simulations mettent en relief le rôle important de l’enjeu de la négociation. Un coût d’opportunité faible lié à un taux de partage faible de la rente, au détriment du syndicat, diminue la résistance de l’employeur et développe sa croyance dans le fait que le syndicat n’abandonnera pas cette revendication « raisonnable ». L’employeur préfère alors céder rapidement plutôt que subir les coûts directs et indirects d’une grève longue. Un enjeu faible augmente la probabilité de l’employeur de céder aux revendications des salariés. Dans ce cas de figure, la probabilité d’accord en début de jeu est élevée et augmente rapidement avec la durée de grève. En revanche, plus la part de la rente réclamée est élevée, plus l’employeur sera patient, donc plus la grève sera longue, mais après un point charnière, l’accroissement du taux d’accord est rapide.

Les simulations mettent aussi en lumière l’impact de la situation initiale de l’entreprise, i.e. du taux de partage qui prévalait avant la grève. Plus ce taux de partage est élevé, plus vite l’employeur mettra fin à la grève. En effet, l’employeur cède rapidement car d’une part, la taille de la rente à partager est élevée et la grève est donc très coûteuse (en manque à gagner) et d’autre part, la différence entre le taux de partage effectif et la revendication des salariés est faible. Il apparaît donc que le gain de l’employeur, si le syndicat met fin à la grève, est moins important que sa perte s’il décide de céder (le coût direct de la grève et le coût induit par la grève en termes de détérioration de la rente). On observe ici encore le rôle crucial joué par les relations d’efficience sur le résultat et la durée de la grève.

Dans des simulations effectuées avec d’autres configurations de coûts, les résultats obtenus sont très similaires. La forme des fonctions de distribution et de densité de probabilités de l’employeur est stable et la probabilité que le syndicat mette fin au jeu est proche de zéro. Il est à noter que plus le coût de grève est élevé, plus la probabilité que l’employeur accepte les revendications du syndicat est grande.

L’emploi d’un modèle de durée semble être particulièrement adapté à l’analyse des grèves. Il donne la possibilité d’expliquer la durée d’un processus de grève sans pour cela avoir recours à l’hypothèse d’asymétrie d’information. Mais ce modèle n’admettant pas d’équilibre de Nash en stratégies pures, il faut rechercher des équilibres en stratégies mixtes, ce qui conduit à des problèmes d’indétermination. L’obtention de solutions claires dépend de la spécification de paramètres exogènes tels les coûts de grève, les taux d’escompte et les taux de partage de la rente (initial ou revendiqué), et de la formulation de la fonction de rente. Les simulations montrent que la sortie de grève la plus probable est que l’employeur accède aux revendications des salariés. Elles mettent en lumière l’importance des relations d’efficience sur l’issue de la grève et sa durée.

La méthode économétrique est également utilisée pour tester les prédictions du modèle et la validité globale du cadre théorique, et ainsi voir si une guerre d’usure rend bien compte des comportements des agents pendant la grève.