Chapitre 4 : La grève comme élément de la logique de la négociation

1. Introduction

La plus grande partie de la littérature considère la grève comme une négociation à part entière. La grève est souvent extraite de son contexte pour être analysée en tant que telle. Pourtant, la grève résulte d’un choix, celui de ne pas travailler durant une négociation. Or, les données disponibles sur les négociations suggèrent que la grève ne constitue qu’une étape de la négociation. La négociation peut en effet être considérée comme un jeu à deux étapes : une option d’attente (holdout) et éventuellement une grève. Pour Cramton & Tracy (1992), « l’option d’attente est définie comme le délai entre l’expiration de l’ancien contrat et, soit le démarrage d’une grève, soit l’établissement d’un nouveau contrat ».

Cramton & Tracy (1992) soulignent l’importance de cette alternative à la grève que représente l’option d’attente. Pour ces auteurs, le syndicat prend la décision soit de faire grève immédiatement, soit d’entrer en option d’attente en début de négociation, et il maintient cette décision jusqu’au terme de la négociation. En étudiant les statistiques américaines de négociation, ils observent en effet qu’au terme de l’ancien contrat, les salariés négocient le plus souvent tout en continuant à travailler. Ils sont alors rémunérés comme si le contrat n’avait pas expiré. Sur les 5002 négociations étudiées22, le taux de conflictualité moyen (nombre de négociations comprenant une grève, une option d’attente ou un lockout, rapporté au nombre total de négociations, quel que soit le secteur) est de 57.4%, se décomposant en 10% dus à des grèves, 0.4% à des lockout, et les 47% restant relevant d’option d’attente. Par ailleurs, une grand majorité des grèves commence dès l’arrivée à son terme de l’ancien contrat : 50% des grèves commencent dans les deux jours suivant la fin du contrat, et 61% débutent lors de la semaine suivante.

Toutefois, Kuhn & Gu (1995) montrent que grève et option d’attente sont deux étapes de la négociation, et que l’option d’attente n’est donc pas seulement une alternative à la grève. A partir des données de négociations collectives au Canada de 1965 à 1988, ils mettent en évidence que la quasi-totalité des grèves (95%) est précédée par une option d’attente. L’intuition même suggère ce résultat. Il est en effet peu probable que le syndicat décide de faire grève immédiatement après le terme de l’ancien contrat. En France, par exemple, les entreprises doivent négocier les conditions d’emploi tous les ans, mais cette obligation ne s’accompagne pas d’une obligation de parvenir à un accord. L’option d’attente est donc une situation récurrente. Dès lors, la grève ne peut être considérée comme une négociation à part entière, elle fait partie d’un processus de négociation à deux étapes, son émergence étant conditionnée par l’issue de la première phase (l’option d’attente).

De nombreuses questions se posent alors quant à la modélisation de l’ensemble de la négociation. Si la grève ne constitue qu’une étape de la négociation et peut être modélisée par une guerre d’usure (comme dans le chapitre 3), qu’en est-il de l’ensemble du processus de négociation ? Peut-il être totalement modélisé sous la forme d’un jeu de durée ? Les jeux de durée permettent de rendre compte du processus de négociation, et notamment de l’émergence des conflits, alors que les modèles séquentiels sont obligés de recourir à l’hypothèse d’asymétrie d’information pour justifier l’émergence et la durée de la négociation. Ainsi, ces jeux ne se fondent pas sur des variables macro-économiques comme le cycle des affaires pour expliquer l’émergence des conflits. Les déterminants des grèves reposent en effet sur des facteurs internes à l’entreprise comme l’organisation du travail, le partage des profits et le rapport des pouvoirs de négociation au sein de l’entreprise. Les propriétés de ces jeux de négociation permettent de mettre en évidence l’existence d’un risque d’incohérence temporelle (Kydland & Prescott, 1977) dans les stratégies des partenaires sociaux. En effet, la prise en compte de l’influence de la durée et de l’enjeu de la négociation sur les fonctions de paiement des joueurs conduit à une contradiction fondamentale entre rationalité de court terme et rationalité de long terme. C’est de ce risque d’incohérence dynamique que naît la négociation.

Le modèle proposé dans ce chapitre est une extension du cadre développé dans Lesueur & Rullière (1995). Il s’agit de formaliser la première phase de la négociation par un jeu hybride où l’un des joueurs est en guerre d’usure, et l’autre est en préemption. Toutefois, à la différence de Lesueur & Rullière (1995), le temps est continu et les joueurs sont liés, comme dans le chapitre 3, par une relation d’efficience. Le recours à une modélisation en temps continu permet de montrer que le découpage séquentiel du jeu conditionne fortement les résultats du modèle de base. En effet, les modifications impliquent qu’il n’existe plus d’équilibres en stratégies pures dans le jeu, et que les joueurs n’anticipent plus un cycle particulier dans lequel des moments de crise alternent avec des phases d’attente plus calmes, résultant de comportements autopunitifs. En dehors des deux cas polaires où le partage de la rente est fortement inégalitaire, il n’est plus possible de déterminer quelle option prévaudra : la grève ou la signature d’un nouveau contrat. Deux tendances émergent cependant : lorsque le partage de la rente est plus favorable à l’employeur, les chances d’aboutir à un accord sans grève sont plus grandes, et dans le cas contraire, les phases d’attente entraîneront plus fréquemment des grèves.

Ce chapitre est organisé de la manière suivante. Une première section est consacrée à la présentation des contributions théoriques sur l’option d’attente. La deuxième section présente l’option d’attente modélisée sous forme d’un jeu de durée hybride entre guerre d’usure et préemption. La dernière section teste les principaux résultats du modèle sur données françaises issues de l’enquête REPONSE 1998.

Notes
22.

Ces données proviennent du Bureau of Labor Statistic et du Bureau of National Affairs. L’échantillon étudié porte sur des entreprises américaines de plus de 1000 personnes ayant négocié le renouvellement d’un contrat sur la période 1970-1989.