3.1 Grève et négociation : l’incohérence des choix

Au terme d’un accord d’entreprise, l’employeur et le syndicat négocient un nouvel accord, les salariés ayant fait le choix de ne pas entrer en grève immédiatement au début de la négociation. Ils continuent donc à travailler selon les termes de l’ancien contrat et souhaitent que la négociation débouche le plus vite possible sur un nouvel accord. La négociation est pour eux coûteuse car pendant la phase d’attente, ils perdent le bénéfice d’une éventuelle augmentation du salaire. Aussi le syndicat joue une guerre d’usure qui pourra prendre fin dès qu’il aura choisi de faire grève ou que l’employeur aura accepté un nouvel accord. L’employeur quant à lui peut prendre la décision d’attendre ou de céder aux revendications des salariés. L’accord antérieur lui étant plus favorable en termes de partage de la rente, l’employeur souhaite le prolonger, il joue alors un jeu de préemption.

Le jeu de préemption est un autre jeu de durée. Au contraire des jeux d’usure, la fonction de paiement augmente à long terme mais est décroissante localement. Un joueur en jeu de préemption préférera toujours avoir l’initiative du mouvement (l’employeur préférera un nouvel accord à une grève), mais il souhaitera prendre cette décision le plus tard possible puisque l’option d’attente lui est profitable.

Lesueur & Rullière (1995) ont proposé de modéliser la négociation entre deux joueurs, un syndicat et un employeur, comme un jeu hybride de durée entre préemption et guerre d’usure en temps discret. Cette forme hybride de jeu de durée a été appliquée pour décrire d’autres situations de négociation comme celles relatives à la libéralisation du commerce (Matsuyama, 1990), ou aux problèmes de compatibilité et d’adoption de standards technologiques (Farrell & Saloner, 1986).

La rémunération totale des salariés est composée du salaire concurrentiel (normalisé ici à zéro) et d’une proportion de la quasi-rente. La négociation porte donc sur le partage de cette quasi-rente générée par la spécificité du travail des salariés.

Soit :

  • i un indice définissant le joueur, i=S pour le syndicat, i=E pour l’employeur,

  • a i 0, le coefficient de partage de la rente selon l’ancien accord ;

  • a i 1 le coefficient de partage de la rente si un nouvel accord intervient ;

  • C i les paiements de grève ;

  • δ i le facteur d’escompte ;

  • R, la rente à partager.

Les fonctions de paiement à chaque instant t, décrivent ce que peuvent gagner les joueurs dans les trois situations possibles du jeu :

  • S1 : un nouvel accord intervient à la date t : message URL form199.gif
  • S2 : la grève commence à la date t : message URL form200.gif
  • S3 : l’option d’attente continue: message URL form201.gif

Le syndicat joue en premier. Il est alors possible de déterminer dans quelle situation chacun des paiements (P) sera attribué aux joueurs. Si T i est la date à laquelle le joueur i décide de céder alors P 1,2,3 désigne l’ensemble des paiements de chaque situation S1, S2, S3:

message URL form202.gif

Dans ce jeu, les fonctions de paiements du syndicat αS(t) et βS(t) sont décroissantes et les fonctions de paiements de l’employeur sont croissantes αE(t) et βE(t). Le syndicat préfère toujours que l’option d’attente débouche sur l’établissement d’un nouvel accord plutôt que de faire grève (αS(t) et βS(t)). Mais il souhaite entrer immédiatement en grève si l’option d’attente doit se pérenniser (βS(1)>γS(∞)). Il est toujours optimal pour l’employeur de devancer l’entrée en grève en signant un nouvel accord, bien que celui-ci soit moins favorable que l’accord antérieur (αE(t)>βE(t+1)). Ce jeu hybride entre usure et préemption implique que :

message URL form203.gif

Ainsi, les intérêts des joueurs ne sont pas totalement opposés. Ces conditions montrent que le syndicat a toujours intérêt à différer la mise en action de la menace de grève qui est pour lui, ainsi que pour l’employeur, le mode de négociation le plus coûteux, tant qu’il sait que l’employeur acceptera un nouvel accord. Si tel n’était pas le cas, il préférerait mettre en oeuvre immédiatement sa menace de grève. Comme pour l’analyse de la grève, le risque d’incohérence dynamique est ici présent, reflétant l’opposition entre les intérêts économiques de court et de long termes.

Si le syndicat (l’employeur) choisit d’arrêter le jeu, i.e. de faire grève (respectivement d’accepter un accord) avec la probabilité p (respectivement q) et de continuer l’option d’attente avec la probabilité (1-p) (respectivement (1-q)) avec 0≤p,q≤1, alors il existe des stratégies mixtes d’équilibre (p*,q*) définies comme suit :

q* est solution de βS(1)=q(αS(1))+(1-q)(βS(2)),

p* est solution de αE(1)=p(βE(1))+(1-p)(αE(2)),

donc l’équilibre est :

message URL form204.gif

a i 0, a i 1 et R étant exogènes, l’équilibre dépend uniquement des valeurs des taux d’escompte des différents agents :

message URL form205.gif
Ces valeurs d’équilibre montrent que la probabilité d’arrêt du jeu pour un joueur i est une fonction décroissante du taux d’escompte de l’autre joueur. Plus le taux d’escompte du syndicat est proche de 1, plus forte est la probabilité que l’employeur retienne l’option d’attente. Plus le taux d’escompte de l’employeur est proche de 0, plus le syndicat a de chances de choisir la grève. La durée de holdout espérée est donc : message URL form206.gif . Il s’agit d’une fonction croissante des taux d’escompte des joueurs : l’option d’attente est toujours préférée par des joueurs patients.
Les auteurs lèvent l’hypothèse irréaliste d’indépendance vis-à-vis du temps des probabilités d’arrêt du jeu. Au fur et à mesure du déroulement du jeu, le comportement des joueurs n’est plus fixe, et l’arrêt du jeu dépend du temps de capitulation du syndicat qui fait peser la menace de grève sur la négociation. Il existe un point t* tel que résister au-delà de ce seuil est trop coûteux pour le syndicat : message URL form207.gif.

Au début du jeu, le syndicat sait que l’employeur ne concédera pas avant t*, alors le syndicat préfère mettre en oeuvre sa menace de grève dès la première période.

Si le temps de capitulation du syndicat est t*S=1, les paiements de l’employeur ne dépendent pas de son temps de concession t*E; la meilleure réponse de l’employeur est alors t*E>t*+1 et la meilleure réponse du syndicat à cela est bien t*S=1. Si par contre, le temps de capitulation du syndicat est compris entre 2 et t*, l’employeur préférera toujours concéder en message URL form208.gif . Lorsque le temps de concession de l’employeur est compris entre 1 et t*, comme αS(t) > βS(t) et αS(t*E)>βS(t*E+1), le temps de résistance du syndicat défini comme meilleure réponse à cela sera t*S=t*E+1.

L’équilibre de Nash assurant un paiement Pareto-optimal correspond à une option d’attente courte : (t*S,t*E)=(2,1), mais il est possible de définir des situations où cet équilibre de Nash ne sera pas joué. Cet équilibre est effectif parce que l’employeur croit que, s’il refuse de concéder, le syndicat débutera une grève à la période suivante. Mais il n’y a pas de certitude quant à cette croyance de l’employeur.

L’utilisation du concept d’équilibre parfait de sous-jeu permet de mettre en évidence des cycles de durée t*+1. Les comportements s’adaptent périodiquement. Si le syndicat dévie et ne commence pas une grève en t = 2, il lui faut alors attendre la fin du cycle pour pouvoir mettre en oeuvre de nouveau sa menace, et pour que celle-ci soit crédible. Le coût de l’attente correspond en fait à un coût irréversible qui rend crédible l’engagement du joueur à mettre en oeuvre sa menace. L’option d’attente naît de l’opposition entre intérêt à court terme et à long terme des joueurs.

Cette analyse a permis de mettre en lumière les étapes de la négociation : l’option d’attente, la grève, l’accord. Cependant, un désaccord n’aboutit pas obligatoirement à une grève. Lesueur & Rullière (1995) fournissent des arguments quant à la détermination de la date d’émergence d’une grève. L’utilisation des jeux de durée permet d’expliquer l’intégralité des périodes de la négociation. L’entrée en grève du syndicat constituerait une double menace pour l’employeur : d’une part, la grève en elle-même est une menace car elle est le support de négociation le moins favorable à l’employeur et, d’autre part, toute entrée en grève du syndicat provoque un changement du type de l’employeur puisqu’il se retrouve alors en guerre d’usure. Option d’attente et grève sont deux phases déterminées par un changement du type de l’employeur : en phase d’attente l’employeur joue un jeu de préemption, alors qu’en situation de grève, il est en guerre d’usure.