Conclusion générale

L’enseignement fondamental du paradoxe de Hicks a été de mettre en lumière la nécessité d’ancrer la négociation dans la durée.

L’impossibilité de justifier l’émergence et la pérennisation des grèves dans un cadre où les agents sont rationnels, parfaitement et complètement informés, a conduit au développement de modèles de négociation séquentiels avec asymétrie d’information.

Dans ces modèles, la durée de grève est synonyme d’acquisition d’information au sein de l’entreprise. Pendant la grève, les agents ajustent leurs revendications respectives afin qu’elles deviennent compatibles. La durée de grève recouvre alors les délais nécessaires aux agents pour s’informer et révéler leur information, et elle relève d’un processus de marchandage. Ce processus de marchandage reste toutefois défavorable au syndicat. En effet, les pouvoirs de négociation relatifs reposent sur un mécanisme dual.

D’une part, la crédibilité de la révélation de l’information est conditionnée par la menace de grève. Le coût de la grève que peut faire subir le syndicat à l’employeur rend crédible la révélation de l’information et donne toute sa valeur à celle-ci.

Mais d’autre part, le temps de révélation de l’information par l’employeur conditionne la durée de la grève et ceci engendre aussi des coûts pour le syndicat.

Dans la mesure où la seule alternative qui échoit au syndicat est une menace coûteuse pour lui-même, on peut se demander si celui-ci ne serait pas incité à réduire ce risque en améliorant la qualité de son information par d’autres moyens. Il n’a alors de seule possibilité que de chercher cette information à l’extérieur de l’entreprise.

En observant les négociations précédentes dans d’autres firmes de la même industrie par exemple, le syndicat peut en effet mieux apprécier l’état de la conjoncture, que seul l’employeur connaît. Il est alors en mesure d’adapter sa revendication et de limiter le risque le grève.

Dans le cas d’une unicité de l’organisation syndicale, la diffusion de l’information permet de limiter ce risque et l’utilité des agents augmente. Les cas où la règle du « toujours plus » (c’est-à-dire l’inflation des revendications) se limitent effectivement aux situations où il n’y a pas eu grève dans la négociation précédente. La grève, coûteuse pour les uns, est aussi vecteur d’information, donc réductrice de coûts pour les autres.

La prise en compte du pluralisme syndical confère toutefois au modèle plus de réalisme, en particulier dans le cas français. La diffusion de l’information n’est alors plus parfaite d’un syndicat à l’autre. En effet, dans le modèle théorique développé, les syndicats n’apprécient pas de la même manière l’état de la nature et, s’ils appartiennent à des organisations différentes, ils ne peuvent que supposer ce que croit l’autre syndicat.

La présence d’une hétérogénéité syndicale confirme cependant les bénéfices liés à la diffusion de l’information : la probabilité d’émergence d’une grève diminue même si la diffusion de l’information est moins complète que dans le cas d’une unicité syndicale.

Bien que les résultats économétriques sur données françaises soulignent l’importance des phénomènes de diffusion de l’information, les bénéfices de cet apprentissage ne ressortent pas clairement.

Permettant d’approcher les croyances des agents économiques, la soumission à réfutation du modèle par la méthode expérimentale montre par ailleurs que les syndicats révisent leurs revendications à la baisse lorsqu’il y a eu conflit lors des négociations précédentes. Pourtant, le risque de grève ne diminue pas et les gains des joueurs n’augmentent pas.

L’expérimentation permet par ailleurs de révéler une dimension importante de la revendication salariale en mettant l’accent sur l’importance des considérations de bienveillance. En effet, les joueurs refusent systématiquement des partages inégalitaires. La revendication va bien au-delà d’une simple demande d’accroissement du pouvoir d’achat ; le syndicat demande aussi à être justement traité par l’employeur. Ce n’est donc pas tant le montant absolu concédé au syndicat qui importe que le caractère équitable du partage. La grève apparaît alors autant comme révélatrice d’un mauvais état de la nature, que comme la réaction à un refus de reconnaissance de l’employeur.

Ces résultats imposent un retour aux principes de négociation stipulés dans la théorie. En effet, il est difficile de concevoir que ce besoin de reconnaissance puisse être marchandable.

Dès lors, le recours à des modèles de durée se justifie. Dans ces modélisations, la négociation naît d’une divergence entre les revendications des parties ; sa durée repose précisément sur le fait que les joueurs peuvent refuser de céder à l’autre. La seule concession possible est l’abandon, tout marchandage est exclu.

De plus, ces modèles permettent de prendre en compte les relations d’efficience au sein de l’entreprise. Si le syndicat n’ajuste pas sa demande, il module son effort productif en fonction de la durée et de l’issue de la négociation.

Toute pérennisation de la négociation est interprétée comme une rupture de la relation de confiance entre les parties, un refus de reconnaissance de l’employeur vis-à-vis du syndicat, une atteinte portée à la bienveillance réciproque. Le syndicat développe alors une stratégie de punition consistant à diminuer son effort et par conséquent la taille de la rente à partager.

La durée de la grève n’est plus alors engendrée par des délais d’acquisition de l’information mais par des incohérences dynamiques. La rationalité de court terme des joueurs, à savoir l’incitation à poursuivre la négociation, s’oppose à leur rationalité de long terme, à savoir l’incitation à arrêter la négociation parce qu’elle est coûteuse.

Les jeux de durée permettent de retranscrire le processus de négociation dans son ensemble. La grève apparaît comme une éventuelle deuxième étape de la négociation, la première étape étant une phase d’attente. Le passage d’une phase d’attente à une phase de grève s’accompagne d’un changement de type de l’employeur. En phase d’attente, ses stratégies correspondent à un jeu de préemption. Il a intérêt à céder aux revendications du syndicat mais le plus tard possible. Lorsqu’une grève est déclenchée, l’employeur a intérêt à laisser le syndicat céder et ce, le plus tôt possible : il est en situation de guerre d’usure. Le syndicat, quant à lui, quelle que soit l’option de négociation choisie, préfère que l’employeur cède à ses revendications et ce, le plus tôt possible.

Les résultats théoriques soulignent une forte dépendance de la durée et de l’issue de la grève à l’enjeu de la négociation (le taux de partage revendiqué), ainsi qu’à la situation initiale dans l’entreprise (le taux de partage avant la grève).

La grève est donc directement liée aux caractéristiques de l’entreprise. Plus l’employeur est bienveillant, c’est-à-dire plus il a accepté des partages de rente élevés avant cette négociation, plus le risque et la durée de la grève diminuent.

Ces prédictions s’accordent avec les résultats économétriques obtenus sur données françaises. Ces résultats montrent que les comportements des acteurs de la négociation sont conformes à l’hypothèse d’une guerre d’usure. Les salariés sont d’autant plus patients que la grève est coûteuse pour l’entreprise. De surcroît, pratiquer une politique d’intéressement ou de participation aux résultats diminue le risque et la durée des conflits.

Mais retranscrire le processus de négociation dans son ensemble impose également d’endogénéiser l’entrée en grève. Les conditions dans lesquelles les salariés décident de recourir à la menace de grève peuvent être déterminées par une modélisation de l’option d’attente qui la précède. Il s’agit alors de mettre en relation durée de la phase d’attente et émergence des grèves.

Un jeu de durée hybride entre préemption et guerre d’usure permet de donner corps à cette option d’attente. Si le modèle montre qu’une phase d’attente (holdout) précède toujours un conflit, il n’est cependant pas possible de déterminer avec certitude l’issue de cette phase d’attente. De même, les résultats économétriques confirment que ce n’est pas la durée de la phase d’attente en elle-même qui conditionne l’émergence ou non des grèves.

Dans le modèle théorique, l’issue de la phase d’attente semble en fait plutôt influencée par la revendication du syndicat. La grève a moins de chance de survenir si le syndicat revendique moins que le partage égalitaire.

L’objet de cette thèse était d’enrichir l’analyse de la négociation salariale et de la grève en prenant en considération le temps, c’est-à-dire le processus de grève et sa durée au sein de la négociation. La grève ne constitue qu’une étape de la négociation, elle-même intégrée dans une relation d’emploi faite d’interactions au sein de l’entreprise et entre les firmes. Dès lors, il importe de savoir commencer une grève au bon moment pour créer une menace crédible dans un processus de négociation. Mais pour que vive la conciliation, surtout quand les contraires sont absolus, comme l’énonçait Maurice Thorez : « il faut savoir terminer une grève ».