INTRODUCTION

En France, depuis 1970, l'autorité parentale, qui a pris la place de la puissance paternelle, constitue un ensemble de droits et de devoirs qui ne prennent sens que dans l'intérêt de l'enfant 9 . Au sein de la famille contemporaine, la norme sociale incite les parents à respecter l'épanouissement des potentialités de l'enfant et à convenir avec celui-ci des obligations et des interdictions. Le parent moderne est d'abord un négociateur, affirme Michel Fize 10 . C'est ainsi que l'adolescent prend une part de plus en plus active dans l'élaboration des décisions le concernant.

Participer à ces moments est revendiqué par l'adolescent comme un point d'appui à la formation de son identité personnelle, à son sentiment d'exister. En effet, au cours de l'adolescence, la question de l'identité, sous-tendue par les modifications pubertaires, est centrale pour le sujet. L'adolescent ne se reconnaît plus dans l'étranger qu'il devient à lui-même et aux autres, rappelle Xavier Pommereau 11 . Il se construit, comme l'exprime Pierre Tap 12 , dans le jeu imbriqué de la socialisation et de la personnalisation. L'adolescent vit ce processus à travers la quête d'un pouvoir en tenant sa place dans un espace de négociation ; cette attitude nécessite qu'il dispose de possibilités de choix entre plusieurs comportements ou conduites et puisse mettre en oeuvre son choix. Ainsi, même l'élaboration des décisions paraissant mineures aux yeux des adultes, peut constituer, pour lui, une occasion d'affirmation. Les actes de décision constituent avant tout, selon Serge Moscovici et Willem Doise 13 , des actes de participation. Ils créent un lien entre les participants. C'est ainsi que l'adolescent peut tirer profit d'une participation à l'élaboration des décisions le concernant pour renforcer ses liens familiaux et sociaux. La décision implique l'engagement et la responsabilisation de celui qui la prend. L'adolescent peut donc faire l'expérience de ces valeurs à travers des prises de décisions. Faire un choix suppose la mise en oeuvre de capacités d'expression, d'écoute, de persuasion, d'engagement dans un conflit, etc. Toute élaboration de décision constitue alors une opportunité d'apprentissage de ces capacités qui contribuent au développement de l'adolescent.

Mais certains adolescents vivent et manifestent un mal-être suffisant pour déclencher une intervention éducative à leur égard. Leur famille et leur environnement social n'ont pas été en mesure, pour de multiples raisons, de créer les conditions appropriées à leur développement et leur épanouissement. Pour eux, la dynamique éducative contenu dans un processus décisionnel, a, bien entendu, toute sa raison d'être, même si elle nécessite un soutien pour se développer. En effet, prendre des décisions de façon adaptée, au sein de sa famille ou dans le cadre de son environnement, s'avère malaisé pour un adolescent qui tend à réagir par la fuite ou le recours à la violence et ne parvient pas à négocier ses désaccords avec ses proches. Lors de la prise des décisions le concernant, l'équipe éducative porte la responsabilité de la mise en oeuvre des conditions susceptibles de favoriser une amélioration de sa situation. Une telle dynamique est pertinente lors de chaque processus décisionnel portant sur sa vie quotidienne, car si tous ne possèdent pas une portée identique, chacun constitue une opportunité de développement des capacités énoncées plus haut. Cette recherche se déploie donc autour de la question suivante :

A quelles conditions la prise des décisions concernant un adolescent en situation de difficulté, qui s'appuie sur un dispositif de suppléance familiale en accueil résidentiel, présente-t-elle pour lui un intérêt éducatif ?

Afin d'y apporter réponse, nous étudions tout d'abord les notions qu'elle contient. Ainsi, après avoir présenté quelques traits qui caractérisent, d'un point de vue éducatif, l'adolescence, et avoir envisagé les difficultés susceptibles de motiver la mise en oeuvre d'un dispositif d'aide auprès du mineur et de ses proches, nous précisons la notion de suppléance familiale et plus particulièrement l'accueil résidentiel. Nous nous référons principalement aux travaux de Paul Durning. L'essentiel de la réflexion concernant l'intérêt éducatif de la prise d'une décision est réalisé à partir de la notion de "pouvoir d'agir". Cette expression est privilégiée par Francine Dufort et Yann Le Bossé pour rendre compte du processus dénommé "empowerment", en psychologie communautaire, dans les pays anglophones. Ce processus est caractérisé par l'exercice d'un plus grand contrôle sur l'atteinte d'objectifs jugés importants par la ou les personnes concernées. S'agissant de la prise d'une décision, notre modèle de référence est celui proposé par Anne-Marie Favard.

L'articulation de ces différentes notions débouche sur la présentation de quelques conditions susceptibles de permettre aux personnes s'appuyant sur un dispositif de suppléance familiale en accueil résidentiel, d'exercer un pouvoir d'agir. Nous avançons l'hypothèse d'un développement synergique de tels pouvoirs par l'adolescent, ses parents et l'équipe éducative. Ainsi, le renforcement de son pouvoir par l'un d'entre eux ne doit pas faire craindre aux autres une diminuation des leurs. Nous privilégions l'argumentation plutôt que la séduction ou la manipulation comme mode de relation entre décideurs et proposons les conditions éthiques dans lesquelles une telle démarche peut être réalisée. Nous précisons alors l'idée de pouvoir d'agir dans le cadre de la prise d'une décision en la rapprochant des compétences et capacités susceptibles d'être exercées. Il n'est pas question de construire un "modèle" 14 clos, interdisant ou limitant toutes spontanéité et initiatives, de vouloir tout régler, tout prévoir, tout contrôler, mais plutôt de mettre en évidence des repères susceptibles, au contraire, de favoriser l'engagement et la responsabilisation de chaque personne concernée.

Cette recherche se caractérise par sa dimension évaluative. Il s'agit de repérer la présence des paramètres significatifs de l'exercice d'un processus de pouvoir d'agir.

Pour organiser le recueil de données nous nous référons principalement aux travaux de Pierre Vermersch. Nous cherchons, en effet, à recueillir des informations portant sur les pratiques éducatives effectivement mises en oeuvre, au détriment des généralités, des intentions et des récits de ces pratiques. Nous mettons en place une étude longitudinale d'une année afin d'être en mesure de repérer, en temps réel, une évolution des conditions de prise de décisions agencées par l'équipe éducative, et de certaines conduites chez l'adolescent et ses parents. La technique de l'entretien d'explicitation autorise le recueil du point de vue subjectif des personnes concernées. Le nombre de sites d'étude est limité à cinq pour opérer un traitement qualitatif des données recueillies. Nous nous intéressons donc, à quatre reprises au cours d'une année, aux processus décisionnels concernant l'organisation des vacances. Nous cherchons à rencontrer tous les participants (adolescent, parents, membres de l'équipe éducative) à ces décisions et recueillons, a posteriori, la description qu'ils font de ces moments.

Le traitement des données recueillies est organisé en huit étapes successives. Les six premières sont réalisées, site par site, vacances après vacances. Nous reconstituons, tout d'abord, le déroulement procédural de chaque prise de décision, en articulant le point de vue des différentes personnes rencontrées, et repérons les participants aux différentes phases du processus décisionnel. Puis, nous nous intéressons à la mise en oeuvre, par l'équipe éducative, des conditions susceptibles de permettre à l'adolescent et aux membres de sa famille d'exercer un pouvoir d'agir. Nous examinons également les actions contribuant à une telle dynamique. Lors du sixième traitement, nous inférons l'éventuel exercice d'un pouvoir par chacune des personnes. Le septième traitement nous renseigne, à travers une comparaison, site par site, de l'organisation des quatre périodes de vacances, sur un éventuel développement, au cours de l'année, des différents pouvoirs. Nous considérerons l'hypothèse validée si, et seulement si, toutes les personnes développent un processus de pouvoir d'agir tel que nous l'envisageons. Le huitième et dernier traitement nous renseigne sur l'éventuelle complémentarité de l'institution et de la "double mesure" 15 pouvant être exercée conjointement.

Enfin, nous discutons les résultats obtenus. Nous abordons également l'intérêt de la notion de pouvoir d'agir ainsi que les limites d'une telle référence dans le cadre de l'étude de la suppléance familiale en accueil résidentiel.

Notre objet de recherche repose sur un acte éducatif apparemment de faible portée. En effet, les adolescents concernés par cette recherche connaissent tous des situations familiales très douloureuses. Aucun ne peut vivre, pour des raisons diverses, auprès de ses proches. Des procédures judiciaires sont en cours afin de juger l'auteur des violences qu'ils ont subies. De leur côté, la plupart des parents vivent dans des conditions très difficiles. Certains d'entre eux ne possèdent pas de domicile fixe et ne sont pas en mesure d'accueillir correctement leur enfant. D'autres sont contraints à de réguliers séjours en milieu hospitalier. D'autres encore traversent des situations conjugales mouvementées. Il peut paraître dérisoire de s'intéresser à l'organisation des vacances, alors que les uns et les autres rencontrent quotidiennement de telles difficultés. Mais nous mettons en évidence que même les actes paraissant mineurs dans le cadre d'une mesure de suppléance familiale sont susceptibles de contribuer à l'amélioration des relations familiales, d'aider les parents à reprendre une place auprès de leur enfant et inversement. Nous postulons donc que n'importe lequel des processus décisionnels mis en oeuvre est représentatif des pratiques éducatives de l'institution, de l'incarnation des valeurs fondant le projet institutionnel, et possède un intérêt heuristique. C'est pourquoi nous choisissons d'étudier pareils moments pour mener cette recherche.

Notes
9.

THERY, I. (1998). Couple, filiation et parenté aujourd'hui. Paris : Editions Odile Jacob/La documentation française. p. 37.

10.

FIZE, M. (1990). Evolution des relations parents-adolescents depuis 1945. In VAILLANT, M. (sous la responsabilité de). Les séparations. Vaucresson : Centre National de Formation et d'Etudes de la PJJ. p. 128.

11.

POMMEREAU, X. (1997). Quand l'adolescent va mal. Paris : J'ai lu. p. 16.

12.

TAP, P. (1988). La société pygmalion ? Intégration sociale et réalisation de la personne. Paris : Dunod. p. 33.

13.

MOSCOVICI, S., DOISE, W. (1992). op. cit. p. 73.

14.

Nous atténuons le terme "modèle" par des guillemets. En effet, le caractère exploratoire de cette recherche nous incite à l'utiliser avec circonspection.

15.

Sous l'expression "double mesure" nous désignons l'intervention éducative en milieu ouvert, éventuellement mise en oeuvre conjointement à l'accueil de l'adolescent en institution. Elle est menée par un éducateur spécialisé ou un assistant social n'appartenant pas à l'équipe de l'institution.