1.1 L'ADOLESCENCE COMME PROCESSUS D'AUTONOMISATION

Henri Lehalle considère l'adolescence comme " ‘une nouvelle phase d'autonomisation, de "dés-aliénation" par rapport aux dépendances anciennes’ " 21 . Ce processus se réalise sur les plans cognitif, affectif et social.

Sur le plan cognitif, l'adolescent se libère des structurations immédiates, se dégage du concret, et prend en compte l'ensemble des possibles. Cette évolution autorise le maniement d'hypothèses et le raisonnement à partir de propositions détachées de la constatation concrète et actuelle. Dans leur modèle de développement, Jean Piaget et Bärbel Inhelder 22 parlent, à ce sujet, de pensée hypothético-déductive ou formelle.

Sur le plan affectif, la transition du statut d'enfant à celui d'adulte s'opère, dans les sociétés occidentales, à travers la négociation de nouveaux liens avec la famille d'origine et non par une rupture. L'enfant s'éloigne de ses parents et ceux-ci se distancient de lui. Ce mouvement représente un aménagement relationnel considérable 23 . Ce processus de négociation qui évolue d'un rapport d'autorité asymétrique vers une relation de pairs, participe à la construction de l'identité de l'adolescent, à son " ‘sens de lui-même’ " 24 . Cette négociation est donc en rapport avec les mouvements d'éloignement et de rapprochement entre l'adolescent et sa famille. Ces oscillations entre désirs d'indépendance et de dépendance se manifestent à travers des conflits, des difficultés à faire des choix. Si la famille constitue, au cours de cette période, le lieu indispensable pour sécuriser l'adolescent, pour lui offrir des limites, des repères, les relations de celui-ci avec ses pairs deviennent plus proches et significatives. Progressivement, ces relations intégrent une composante plus clairement sexuelle 25 . Les repères identitaires que représentent les parents sont complétés par ceux qu'offrent les autres personnes rencontrées par l'adolescent.

Sur le plan social, l'adolescent sort de la famille pour découvrir le monde qui l'entoure. Il cherche à vivre en société. Le développement de sa sociabilité ne repose plus seulement sur les interactions qu'il entretient avec ses parents mais également sur celles qu'il construit avec ses pairs 26 . Il s'agit pour lui de découvrir et de s'approprier les règles, les normes, les valeurs des groupes dans lesquels il vit ou qu'il fréquente. C'est à cette condition qu'il peut en devenir membre. L'adolescence apparaît donc comme une phase essentielle de la socialisation du sujet, par la médiation de l'éducation.

Bien que ce processus s'opère sous la pression du milieu social qui cherche à assurer sa propre survie ou sa promotion, une personne ne tente de s'intégrer qu'à la condition d'avoir le sentiment de pouvoir se réaliser, d'exercer une influence sur ce milieu, rappellent Pierre Tap et ses collaborateurs 27 . Ainsi, la socialisation ne constitue pas une fin en soi mais un moyen de réalisation de soi. Elle ne se limite pas à une uniformisation et une normalisation, et n'a véritablement lieu que si elle autorise la personnalisation.

Les modalités de la socialisation vécue par l'adolescent influencent son comportement ultérieur en tant qu'adulte. Pour Jean Le Men 28 , les apprentissages des codes de la vie dans la communanuté où il va s'insérer, de la création et du développement de relations duelles ou groupales, de la capacité à " ‘faire preuve de ce minimum de plasticité de la personnalité sans laquelle l'adaptation ne se fera pas’ ", et l'acquisition de " ‘compétences techniques lui permettant d'entrer dans le circuit habituel des échanges admis’ " participent à cette évolution. Or, comme le constate Michel Fize 29 , au cours de ces dernières décennies, l'influence des parents a énormément diminué face à celle de l'école, des médias et du groupe des pairs. Les valeurs incarnées par ces derniers peuvent ainsi s'opposer à celles proposées par la famille et même les remplacer.

Le parcours de l'adolescent comporte des phases d'opposition, de refus d'adhésion aux orientations qui lui sont présentées. En effet, pour manifester sa différence, pour se construire une personnalité, pour faire l'expérience du sentiment de pouvoir, de maîtrise sur sa vie et sur ce qui l'entoure, l'adolescent a besoin de chercher sa propre voie. Il refuse alors de se soumettre docilement aux exigences d'autrui. De plus, il est souvent confronté à de multiples normes, règles et valeurs contradictoires qu'il a du mal à gérer. Ce qui le désoriente et peut le pousser vers des situations comportant des risques pour son intégrité physique ou psychique. Il a besoin d'un espace d'évolution stable et rassurant. La capacité de ses proches à rester en relation avec lui constitue une protection à l'encontre de ces risques. Lorsque cela n'est pas le cas, l'adolescent est en danger. S'il peut être incité à transgresser des repères trop contraignants, il est également susceptible de ne pas tenir compte de ceux qui ne sont pas suffisamment visibles.

Par souci de clarification, nous abordons les difficultés manifestant le danger vécu par l'adolescent et motivant la mise en oeuvre d'un dispositif de suppléance familiale, à partir des trois caractères suivants : l'estime que l'adolescent a de lui-même, ses relations familiales, et celles qu'il entretient avec son environnement. Cette présentation prend en compte la dépendance de ces trois traits entre eux. Nous retenons l'avertissement de Gilles Gendreau 30 : il n'est pas facile de distinguer une difficulté "normale" chez tout être humain, d'une autre, nécessitant une intervention éducative spécialisée. Cette distinction entre normal et pathologique est particulièrement floue au moment de l'adolescence 31 .

Notes
21.

LEHALLE, H. (1991). Psychologie des adolescents. Paris : PUF. p. 12.

22.

PIAGET, J., INHELDER, B. (1966). La psychologie de l'enfant. Paris : PUF, Que sais-je ? p. 105.

23.

MARCELLI, D., BRACONNIER, A. (1994). Parents, ados, à chacun sa crise. L'école des parents, 11. p. 35.

24.

GAMMER, C., CABIE, M-C., et al. (1992). L'adolescence, crise familiale. Toulouse : Erès. p. 21.

25.

JACKSON, S. (1997). op. cit. p. 88.

26.

MALLET, P. (1997). Se découvrir entre amis, s'affirmer parmi ses pairs. Les relations entre pairs au cours de l'adolescence. In RODRIGUEZ-THOME, S., JACKSON, S., BARIAUD, F. Regards actuels sur l'adolescence. Paris : PUF. p. 111.

27.

TAP, P., BEAUMATIN, A., ESPARBES, S., MICHON-TAP, C. (1990). Insertion et intégration sociales : des notions aux pratiques. Annales de Vaucresson, n° 32-33. p. 75.

28.

LE MEN, J. (1991). Internat : quelques éléments de réflexion. Lien social, 105. p. 6.

29.

FIZE, M. (1999). Les adolescents s'éduquent de plus en plus entre eux. La Croix-L'événement, 14/4/1999. p. 15.

30.

GENDREAU, G. et al. (1995). Partager ses compétences ; un projet à découvrir, Vol. 1. Montréal : Sciences et Culture. p. 13.

31.

LEHALLE, H. (1991). op. cit. p. 172.