1.3 SES DIFFICULTES RELATIONNELLES AVEC SA FAMILLE

Comme le rappelle Andrée Algan, " ‘la famille, premier groupe social, fournit les situations dans lesquelles les images de soi sont formées et dans lesquelles de nombreuses adaptations sociales sont tentées. (...) L'image qu'un individu a de lui-même est le résultat de ses expériences passées, en particulier du vécu de l'enfance, dans sa famille’ " 45 . Les liens noués au sein de la famille sont préalables à l'établissement d'autres liens sociaux. Si, pendant les premières années de la vie, la présence des parents constitue une source de bien-être, de réconfort, de sécurité, pour l'enfant, cette même présence des parents est susceptible de susciter des tensions entre eux et celui qui est devenu un adolescent. Cette dynamique est importante car le développement de l'estime de soi de l'adolescent est en relation avec le style éducatif adopté par ses parents.

Pour Irène Théry 46 , c'est la mutation structurelle actuellement "inachevée" et "inassumée" que connaît la famille qui est à l'origine des principales difficultés vécues au sein des familles. Cet auteur précise les trois types de liens présents dans la famille nucléaire formée des parents et de leur(s) enfant(s). Il s'agit des liens de conjugalité, de filiation et de fraternité. Si, dans le cadre des transformations affectant la famille contemporaine, celui de fraternité ne connaît pas de redéfinition, celui de conjugalité est caractérisé par plus de contractualisation et celui de filiation, par plus d'inconditionnalité, en se personnalisant et en s'affectivant. Mais si les relations entre les parents et leur(s) enfant(s) sont plus proches et plus affectives qu'auparavant, ce lien de filiation est menacé par le risque croissant de rupture du couple, et plus particulièrement dans sa composante paternelle. L'évolution de la famille est ainsi marquée par la désarticulation entre le lien conjugal et le lien de filiation.

Gérer la précarité de son lien de filiation ou vivre un processus de désaffiliation s'avère difficile pour l'adolescent et peut entraver son développement. La dilution du lien entre un père et son enfant, par exemple, bouleverse la conception que ce dernier avait jusqu'alors de sa famille, mettant à mal ses repères identitaires. Certains parents, eux-mêmes pris par leur propre histoire, éprouvent des difficultés à maintenir un lien avec leur enfant. ‘"Les géniteurs ont le droit de ne pas être parents. Le lien et l'attachement n'ont rien de naturel’ " 47 , indique Françoise Petitot, psychanalyste. Les liens du sang, montre-t-elle, ne garantissent aucune bienveillance familiale sauf dans une idéalisation de la famille 48 . Dans ces deux types de situation, l'adolescent risque alors de manifester son sentiment d'abandon, de rejet ou d'indifférenciation, par des actes de rupture, en vue de tenter de provoquer une réorganisation de sa famille moins douloureuse pour lui.

Sur un autre plan, le processus éducatif est aujourd'hui envisagé comme un échange dans lequel l'enfant est considéré comme un partenaire. De multiples formes de négociation ont remplacé le modèle interne d'autorité statutaire. La privatisation des liens familiaux n'empêche pas l'existence d'une régulation sociale qui prône la responsabilité envers ses enfants et le partage du pouvoir 49 . Cette évolution se traduit par une augmentation des prises de décisions par l'adolescent et des négociations intra-familiales. Mais celui-ci risque de ne pas parvenir à négocier une nouvelle forme de lien avec ses parents, différente de celle qu'il avait jusqu'alors.

Ceux-ci sont, par exemple, susceptibles de ne pas supporter tout éloignement de leur enfant. Ils se sentent abandonnés. L'adolescent a conscience du mal qu'il provoque, mais il ne peut faire autrement que poursuivre son exploration à l'extérieur de la famille. Tout se déroule alors dans de mauvaises conditions. Les comportements des uns et des autres sont de plus en plus inappropriés. Les dysfonctionnements s'amplifient ; les relations entre l'adolescent et ses parents deviennent source d'incompréhension mutuelle, menaçant de provoquer une rupture de toute vie commune. L'adolescent ne fréquente plus le domicile familial. Ou bien, lorsqu'il est présent, la violence règne, les confrontations physiques ayant succédé à l'absence de dialogue.

A l'inverse, des parents distants de leur enfant ne lui permettent pas non plus d'organiser sa découverte du monde extérieur. L'adolescent ne possède pas de limites. Confronté à son désarroi, il part dans toutes les directions. Ses parents ne le guident pas. Il court des risques. Il peut prendre de plus en plus de distance par rapport à sa famille. Les liens familiaux se dissolvent.

Si les relations entre les parents ou entre d'autres membres de la famille sont difficiles, l'adolescent a également du mal à se construire. Il risque, en effet, de se réfugier dans le repli sur lui-même ou la fuite.

Dans les situations évoquées, les repères familiaux nécessaires à l'évolution de l'adolescent ne sont pas adaptés. Ce dernier ne sait plus à qui se fier. La mise en oeuvre d'un dispositif de suppléance familiale peut alors se révéler pertinente en vue d'interrompre la dégradation de la situation de cet adolescent. Il est évident que ces difficultés d'ordre familial mettent à mal le sentiment qu'il a de lui-même, et qu'elles risquent aussi d'entraver son processus de socialisation.

1.4 SES DIFFICULTES AVEC L'ENVIRONNEMENT

Dans une acception sociologique, la notion d'exclusion se situe à un niveau macro-social, à l'interaction entre un environnement social et des individus. Il s'agit du produit ou du résultat d'un défaut de la cohésion sociale globale. Mais cette notion est aussi employée en tant que phénomène individuel ; l'exclusion est alors le produit ou le résultat d'un défaut d'insertion ou d'intégration. Elle est de plus en plus utilisée depuis les années 70. Auparavant, on parlait d'inadaptation sociale. La société était considérée comme "bonne", il fallait s'y adapter. L'inadaptation était définie par rapport à certains modèles de conduite et présentée comme la conséquence d'un trouble de la relation entre l'individu et la société, indique Michel Lemay 50 . Aujourd'hui, il est fréquent de considérer la société à l'origine de l'exclusion.

D'après Philippe Nasse 51 , ce sont des ruptures se produisant sur un plan symbolique et sur celui des relations sociales qui créent l'exclusion. Des processus de stigmatisation provoquent la rupture symbolique. Ceux-ci se développent à partir de la dévalorisation des représentations de certaines catégories. Cette catégorisation isole les personnes ou les groupes non conformes, des autres, qualifiés de normaux. Le maintien du lien symbolique repose donc sur une valorisation des représentations de la société, des groupes qui la composent et de tous les individus. Cette première rupture au plan symbolique légitime la seconde, sur celui des relations sociales, celle qui met en place des différences de traitement social d'une catégorie à l'autre. Ainsi, la cohésion sociale et la lutte contre l'exclusion dépendent-elles de l'évitement de la rupture du lien, tant au plan symbolique qu'au plan social.

S'agissant de la scolarité, par exemple, des normes régissent ce qui est reconnu comme une progression moyenne et ce qui relève d'une situation d'échec scolaire. L'élève appartenant à cette seconde catégorie est de plus en plus tenu à l'écart de ceux qui progressent "normalement". Il est susceptible d'intérioriser l'étiquette négative qui lui est attribuée à l'école, et de l'étendre à d'autres aspects de sa vie. Ainsi, une distance se crée non seulement entre l'adolescent et l'école, mais aussi avec les autres lieux possibles de socialisation. L'adolescent peut alors fuir, soit en s'isolant et en se repliant sur lui-même, soit en se rapprochant d'autres adolescents rencontrant les mêmes difficultés que lui. Il connaît un processus de marginalisation, se positionne en retrait de la société. S'il s'isole, il vit un processus d'exclusion individuelle. S'il devient membre d'une bande de marginaux, le processus d'exclusion est collectif. L'adolescent peut aussi réagir en transgressant les règles de la société, de façon isolée ou en rejoignant une bande de délinquants : il s'agit alors d'un processus de déviance. Lorsqu'il se situe en retrait par absence de représentations collectives, on parle d'anomie.

"Le point de départ d'une prise en charge pour inadaptation sociale est, selon François Le Poultier, une accumulation de conduites contraires à des utilités sociales". L'utilité sociale désigne "un modèle de conduite sociale faisant référence à un ensemble de règles assez diverses : des lois, des normes, des valeurs..." 52 . ’

Elle diffère d'une communauté de vie à une autre. Plus que la gravité des écarts à la norme, c'est leur quantité et leur singularité qui provoque l'intervention éducative. D'un quartier à un autre, par exemple, les appréciations portées sur le comportement d'un adolescent en difficulté divergent. Les mêmes actes délictueux ne provoquent pas une résonance identique auprès d'une population confrontée fréquemment à ce type de délits qu'auprès d'habitants d'un quartier où la délinquance est exceptionnelle. Ainsi, chaque domaine de la vie quotidienne est défini en termes de comportements, d'une part, attendus, conformes, et d'autre part, marginaux, déviants.

L'adolescent exclu de sa famille risque de rencontrer des difficultés à établir des liens satisfaisants avec son environnement.

Si les parents d'un adolescent vivent eux-mêmes un processus d'exclusion, il est probable qu'il en soit de même pour lui, surtout si les liens familiaux sont forts. En effet, l'adolescent, se situant souvent dans la lignée de l'appartenance sociale de ses parents, il lui est difficile d'envisager de se désolidariser de sa famille.

Ainsi, un processus individuel ou familial d'exclusion vécu par l'adolescent, constitue une difficulté motivant la mise en oeuvre d'un dispositif de suppléance familiale. Dans le premier cas, en effet, on constate fréquemment que ce processus est concomitant d'une détérioration de l'image et de l'estime que l'adolescent a de lui-même et de son lien de filiation. Dans le cas d'une exclusion vécue par la famille et lorsque l'adolescent reste fidèle au modèle familial, sa socialisation n'est qu'hypothétique. S'il rencontre des adultes lui présentant d'autres valeurs que celles vécues avec ses parents, dans le cadre d'un dispositif de suppléance familiale par exemple, il risque de connaître des problèmes de loyauté. Adopter le modèle extra-familial peut alors provoquer une détérioration de ses liens familiaux et donc de ceux qui le lient à lui-même.

Cette organisation, en trois types distincts, des difficultés motivant la mise en place d'un dispositif de suppléance familiale, nécessite d'envisager les articulations entre ces types.

Notes
45.

ALGAN, A. (1980). op. cit. pp. 560-561.

46.

THERY, I. (1998). op. cit. p. 67.

47.

PETITOT, F, citée par TREMINTIN, J. (1996). Faut-il des parents à tout prix ? Lien social, 347. p. 4.

48.

PETITOT, F. (1996). Pour le "bien de l'enfant", faut-il réunir tout de suite ce que l'on vient de séparer ? 175-186. In BASS, D. et PELLE, A. (sous la direction de). Pour-suivre les parents des enfants placés. Toulouse : Erès. p. 178.

49.

BASTARD, B., CARDIA-VONECHE, C. (1996). Pouvoir dans la famille, pouvoir sur la famille. Sciences humaines, hors-série n° 11. p. 48.

50.

LEMAY, M. (1973). Psycho-pathologie juvénile, Vol. 1. Paris : Fleurus.

51.

NASSE, P., (sous la direction de). (1992). Exclus et exclusions ; connaître les populations, comprendre les processus. La France, l'Europe, X° plan 89-92. La documentation française. p. 29.

52.

LE POULTIER, F. (1986). Travail social, inadaptation sociale et processus cognitif. Vanves : CTHERHI-PUF. p. 14.