1.6 POURQUOI PARLER D'ADOLESCENTS EN SITUATION DE DIFFICULTE ?

Quelques prolégomènes nous semblent nécessaires à la compréhension de l'expression retenue pour qualifier les adolescents sur lesquels porte cette recherche. En effet, les termes utilisés pour qualifier la situation d'une personne indiquent la variété des regards portés sur elle ainsi que les intentions classificatrices et interprétatives des observateurs. Si organiser le monde social en secteurs distincts et significatifs, c'est-à-dire en catégories, est nécessaire pour faire face à toutes les informations qui attirent l'attention, cette activité est basée sur des processus cognitifs susceptibles de conduire à des erreurs ; les préconceptions stéréotypées et les théories implicites de la personnalité, entre autres, en relèvent.

L'on sait que la catégorisation sociale provoque souvent l'attribution de données stéréotypées aux catégories créées et altère les jugements portés à partir de celles-ci 59 . Marcel Postic met en évidence les conséquences néfastes de l'effet de halo, c'est-à-dire de la " ‘tendance à être influencé par une impression générale pour décrire différentes caractéristiques d'un même sujet’ " 60 . François Le Poultier en vient même à parler, à propos du travail social, de "prêt-à-porter cognitif". En effet, les éducateurs " ‘font comme tout le monde, ils empruntent des raccourcis cognitifs. Ils infèrent un comportement qu'ils n'ont pas observé d'un autre comportement auquel ils ont été confronté. Ils génèrent un trait à partir d'une seule donnée observable. (...) A partir d'informations partielles et lacunaires, ils mobilisent des constructions toutes faites qui sont facilement accessibles en mémoire et qui économisent un travail important de recherche et de compilation de données’ " 61 . Toute catégorisation risque de générer une stigmatisation. Marcel Postic 62 insiste sur les dégats provoqués par les étiquettes collées sur les adolescents, en particulier, le danger d'enfermement dans celles-ci. Etre accueilli dans une institution spécialisée signifie avoir connu des difficultés qui ont motivé cette mise à l'écart du milieu habituel et peut, par exemple, faire endosser à l'adolescent concerné, l'étiquette de délinquant. La catégorisation est susceptible de renforcer l'identification des adolescents à des symptômes. En effet, leur appétence pour résoudre la question de leur identité peut les pousser à préférer endosser l'étiquette de toxicomane, de délinquant, etc, plutôt que d'avoir le sentiment de ne pas exister 63 .

Les membres des équipes éducatives privilégient implicitement, dans leurs pratiques quotidiennes, les déterminismes psychologiques pour expliquer les conduites et les situations d'inadaptation sociale. Jacques-Philippe Leyens remarque que, ‘"pour expliquer un comportement donné, nous négligeons souvent les variables situationnelles qui en sont réellement responsables au bénéfice de dispositions de personnalité qui n'y sont pour rien"’ 64 : erreur qualifiée de "fondamentale" en psychologie sociale. François Le Poultier en déduit que " ‘les évaluations en termes de traits de personnalité dépendraient alors d'une idéologie normative de ce que valent les gens d'abord sur le plan de leur adaptation sociale puis sur celui de leur ajustement à la mesure d'assistance ou de suivi dont ils sont l'objet’ " 65 .

A propos des adolescents susceptibles de s'appuyer ou s'appuyant sur un dispositif de suppléance familiale, plusieurs dénominations sont utilisées. Les enfants désignés aujourd'hui comme "enfants en danger" étaient considérés, il y a peu, comme des enfants "dangereux" 66 . Entre-temps, ils furent considérés comme des "malades". Cette évolution renvoie au mouvement évoqué par Jean-Sébastien Morvan : ‘"l'adolescent, la famille, la société sont aux prises avec une violence circulante, tantôt effet, tantôt cause, installée en mode de fonctionnement qui, inlassablement, se reproduit de façon inéluctable’ " 67 .

L'observatoire décentralisé de l'action sociale (ODAS), qui étudie la maltraitrance des enfants en France, classe les difficultés, relevant d'une démarche de prévention ou de protection, selon la graduation suivante : l'enfant maltraité, l'enfant en risque et l'enfant en danger. Le premier est " ‘celui qui est ou serait victime de violence physique, d'abus sexuels, de cruauté mentale, de négligences lourdes ayant des conséquences graves sur son développement physique et psychologique’ " 68 . La mise en place d'un dispositif de suppléance familiale est incontournable pour protéger l'enfant. Le deuxième est " ‘celui qui connaît des conditions d'existence marquées par les difficultés familiales qui compromettent les conditions de son éducation’ " 69 . Cet enfant se trouve dans une situation où le danger potentiel auquel l'expose son environnement familial est suffisamment avéré pour justifier une intervention des services sociaux. Le troisième n'est pas directement victime d'un environnement familial maltraitant : il souffre de conditions d'existence qui fragilisent ou menacent son développement et son épanouissement personnel. Cependant, ces définitions n'ont pas de valeur juridique. En 1998, selon l'ODAS, 19000 enfants ont été signalés comme maltraités, 64000, en risque, et 83000, en danger 70 .

L'expression "adolescents difficiles" est fréquemment employée, par les équipes éducatives, pour parler des jeunes qui mettent à mal les dispositifs spécialisés censés les aider. Ainsi, Maryse Vaillant considère " ‘très largement les adolescents difficiles, comme les jeunes qui perturbent ou inquiètent, par leurs comportements, les dispositifs conçus pour les aider, les protéger, les prendre en charge’ " 71 .Ces adolescents au comportement déviant grave sont aussi dénommés "cas lourds".

Monique Bauer présente la définition utilisée par les chercheurs canadiens francophones qui parlent de "mésadapté socio-affectif" à propos d'‘"individu qui manifeste des problèmes de comportement affectif et social incompatibles avec la qualité et la quantité des situations et des actes éducatifs de l'enseignement ordinaire’ " 72 . On emploie également souvent l'expression "enfant cas social". De façon opératoire, Monique Bauer définit " ‘l'enfant non cas social’ " comme ‘"un enfant qui compte sur une "famille" qu'il reconnaît comme sienne, de laquelle il escompte protection, sécurité ou avec laquelle il entrevoit une possibilité de vie commune’ " 73 . Elle utilise également la notion de "jeune présentant des troubles situationnels" pour définir un jeune atteint de " ‘troubles apparaissant à l'occasion de situations conflictuelles se manifestant sous forme de troubles du comportement, d'échecs scolaires, de réactions anti-familiales ou anti-sociales et d'actes psycho-névrotiques’ " 74 .

Cette présentation est loin d'être exhaustive. Nous nous limitons ici aux termes et expressions les plus usités. Pour parler des adolescents concernés par un dispositif de suppléance familiale, nous tenons donc à prendre en compte, d'une part, le caractère situationnel de la difficulté et, d'autre part, les capacités dynamiques de transformations importantes de l'adolescent. Nous rejoignons ainsi la position d'Hubert Flavigny qui préconise d'éviter d'enfermer les adolescents dans une étiquette nosologique, " ‘qui aurait tendance à fixer un pronostic, afin de laisser ouverte une évolution positive pour l'avenir’ " 75 .

Nous privilégions donc l'expression adolescent en situation de difficulté. Elle ne veut que rendre compte d'une situation repérée comme difficile par certaines personnes au moment de son énoncé.

Il existe différents types de mesures d'aide éducative concernant un adolescent en situation de difficulté. Ce dernier peut, en effet, s'appuyer sur un dispositif organisé à partir de son lieu de vie habituel (sa famille la plupart du temps) ou sur un accueil mis en place dans un lieu autre que son environnement habituel. C'est sur ce second type d'aide éducative dénommée "suppléance familiale" que porte cette recherche. Nous allons maintenant développer quelques unes de ses caractéristiques.

Notes
59.

MOSCOVICI, S. (sous la direction de). (1994). Psychologie sociale des relations à autrui. Paris : Nathan. p. 198.

60.

POSTIC, M. (1994). La relation éducative. Paris : PUF. p. 106.

61.

LE POULTIER, F. (1990). Recherches évaluatives en travail social. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble. p. 73.

62.

POSTIC, M. (1994). op. cit. Paris : PUF. pp. 103-104.

63.

HUERRE, P. (1997) L'adolescence : approche historique. In COUPEY, P., LERAY, J-M. (coordonné par). Adolescents et lieux d'écoute. Actes des premières rencontres nationales sur les lieux d'écoute et d'accueil pour adolescents, Paris : Fondation de France / Centre départemental de l'enfance du Morbihan. p. 107.

64.

LEYENS J-P. (1983). Sommes-nous tous des psychologues ?Bruxelles : Mardaga. p. 141.

Cet auteur rappelle la définition des "théories implicite de personnalité" qui" correspondent à des croyances générales que nous entretenons à propos de l'espèce humaine, notamment en ce qui concerne la fréquence et la variabilité d'un trait de caractère dans la population. Affirmer que tout homme est profondément bon et raisonnable revient à dire que bonté et raison humaine se rencontrent avec une fréquence illimitée et une variabilité nulle".

LEYENS, J-P. (1983). op. cit. p. 38.

65.

LE POULTIER, F. (1986). op. cit. p. 28.

66.

LASSUS, P. (1998). Plaidoyer pour Oedipe : coupable, puis malade... victime enfin ! Lien social, 427. p. 11.

67.

MORVAN, J-S. (1999). De l'exclusion à l'acceptation, une approche psychodynamique. Educations, n°17. p. 76.

68.

Référence ODAS cité par PAVIET, C. (sous la responsabilité de). (1998). Prévention et protection de l'enfance : Référentiel départemental. Document dactylographié. p. 10.

69.

PAVIET, C. (sous la responsabilité de). (1998). ibid.

70.

Rapport annuel de l'ODAS, cité par BOUQUIN, R. (sous la responsabilité de). (1999). Enfance en danger : le rapport de l'ODAS. Forum des sauvegardes, n° 7. p. 12.

71.

VAILLANT, M. (1989). Introduction. In VAILLANT, M. et al. Les adolescents difficiles. Vaucresson : CFEES. p. 10.

72.

BAUER, M. et al. (1981). La multiplicité des intervenants ; impact dans la prise en charge de jeunes présentant des trouble situationnels. Paris : CTNERHI. p. 14.

73.

BAUER, M. et al. (1980). La multiplicité des intervenants ; impact dans la prise en charge des "enfants cas sociaux". Paris : CTNERHI-PUF. p. 5.

74.

BAUER, M. et al. (1981). op. cit. p. 8.

75.

FLAVIGNY, H. (1981). De l'évolution d'un service hopitalier de psychiatrie pour adolescents et jeunes adultes vers le secteur et les structures intermédiaires. L'information psychiatrique, 57, n° 2. p. 153. In LEHALLE, H. (1991). op. cit. p. 177.