2.4.1 Son évolution au cours des dernières décennies

" ‘Le bien-fondé ou pas des internats, scolaires et spécialisés, constitue, selon Maurice Capul et Michel Lemay, un thème récurrent depuis très longtemps, aussi ancien sans doute que ces internats eux-mêmes’ " 125 . L'internat a connu, en France, son heure de gloire, au cours des années qui ont suivi la seconde guerre mondiale. Le pays s'est alors doté d'équipements spécialisés, vraisemblablement en raison de l'influence d'un modèle médical des troubles. Ce dernier préconisait le dépistage, le diagnostic, l'indication, l'orientation, la séparation du sujet de sa famille, le déplacement pour traitement dans un milieu spécialisé, et le retour en milieu habituel. ‘"L'internat de rééducation avait été conçu pour couper l'enfant de son milieu en lui donnant de nouvelles habitudes de vie par le moyen de méthodes coercitives" ’ 126 . Henri et Fernand Joubrel 127 remarquaient, en 1946, que, si dépister, observer, juger est indispensable, le plus difficile demeure la rééducation. Les résultats peu probants de la mise en oeuvre d'un tel modèle ont provoqué, à la fin des années 60, sa remise en cause.

Dans un contexte de mutation sociale, notamment liée à la forte croissance économique du pays, à l'accélération de l'urbanisation, à la poursuite de l'exode rural, à l'extension de la scolarisation, le VIe Plan (1971-1975) marque une volonté de modernisation des institutions de l'Etat-providence. Ce Plan tourne le dos à l'aide sociale et s'engage sur la voie de l'action sociale. On privilégie l'action sur le milieu afin de favoriser l'intégration des personnes assistées dans la vie économique et sociale. Le VIIIe Plan (1976-1980), qui parle d'"Action Sociale Globale et Promotionnelle", confirme et renforce cette orientation. Différents Rapports 128 portant sur les modes d'intervention sociale participent à cette dynamique. La décentralisation de l'action sociale, entrée en application le 1er janvier 1984, accorde aux acteurs locaux le pouvoir de décider des modalités les plus appropriées pour organiser les interventions sociales. L'Etat abandonne le rôle d'exécutant omnipotentiel et prend celui de garant de la bonne application des lois.

La suppléance familiale en accueil résidentiel, touchée, elle aussi, par cette évolution, se trouve directement concernée par le Rapport Bianco et Lamy sur "l'aide à l'Enfance Demain", publié en 1980. Ses auteurs préconisent d'abord, le maintien de l'enfant dans la famille, chaque fois que possible, en développant l'action en milieu ouvert ; puis, le respect de la place de l'enfant et de sa famille dans les décisions les concernant ; ensuite, la diminution de la taille des établissements ; enfin, la concertation entre les différentes administrations et associations participant aux dispositifs d'aide. On assiste donc à une inversion de logique : on cherche désormais à favoriser le maintien des liens entre l'enfant et ses proches, en lieu et place de la séparation totale préconisée auparavant. " ‘La place des familles dans les dispositifs de suppléance familiale a été au centre de modifications institutionnelles importantes’ ", indiquent d'une même voix Michel Corbillon 129 et Dominique Fablet 130 . La loi de 1970 sur l'autorité parentale, qui constitue un texte fondateur, rappelle que, en toute occurrence, les parents restent les parents. Eux seuls détiennent l'autorité parentale. Les lois de 1984 131 et 1986 132 , qui définissent les missions de l'ASE et parlent de collaboration avec les familles, ont renforcé encore cette évolution. La Convention Internationale des Droits de l'Enfant va dans la même direction en affirmant la légitimité d'une protection et d'abord d'une protection familiale, pour l'enfant.

C'est à cette époque qu'est soulevée la question de l'évaluation des moyens mis en oeuvre et du travail réalisé. En effet, les nouveaux décideurs relèvent rapidement que le prix de journée en accueil résidentiel est environ sept fois plus élevé qu'une journée d'AEMO 133 . Les établissements connaissent une réorganisation tant au niveau de leur capacité d'accueil respective dorénavant diminué que du mode d'accueil maintenant diversifié. Le refus de perpétuer des lieux dans lesquels prédominent le cloisonnement, la spécialisation, voire l'inattention à l'égard des résidents, favorise l'élaboration de nouveaux dispositifs éducatifs.

Nous avons évoqué, en introduction, l'inversion, à la Cordée, en moins de cinq années, du pourcentage d'accueil de jeunes filles originaires de départements hors région Rhône-Alpes par rapport à celui des adolescentes dont la famille résidait dans cette région.

Aujourd'hui encore, il advient que l'on assimile l'internat à une maison de correction ou de redressement. L'image d'institutions archaïques et ségrégatives demeure prégnante. En effet, le mot internat continue à provoquer une association d'idée avec l'internement des personnes déclarées irresponsables et dangereuses. Si interne veut dire qui est au-dedans et interné, qui est enfermé, pour que " ‘l'interne ne soit pas interné, il faut que l'internat soit largement ouvert sur l'environnement social’ " 134 .

Bien qu'utilisé dans le Code Civil 135 et dans celui de la famille et de l'aide sociale 136 , le terme placement est rejeté, car il objective l'enfant ou la personne concernée par la mesure d'aide éducative. Pour Pierre Verdier, " ‘dire d'un enfant qu'il est "placé", c'est dire qu'il est à sa place, que la solution est trouvée. Or, il n'y a pas d'enfants placés, il n'y a que des enfants déplacés, des enfants déportés, des enfants déracinés’ " 137 . Jean-Pierre Rosenczveig estime, lui, que " ‘un certain langage à base de placement, de garde, d'abandon, etc, date d'une autre époque de l'action sociale, celle où la personne concernée était gérée, je dirais, d'une manière totalitaire par le dispositif"’ 138 .

La dénomination maison d'enfants à caractère social, bien qu'appartenant au registre officiel, apparaît inadéquate 139 . En effet, la dimension sociale ne constitue qu'un des volets du projet éducatif qui fonde l'existence de ce type d'institution.

Le terme hébergement, volontiers utilisé par la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) 140 , semble trop restrictif car il ne recouvre qu'une fonction parmi d'autres 141 .

En référence à Paul Durning, nous optons pour l'expression suppléance familiale en accueil résidentiel pour désigner un contexte organisationnel d'éducation extra-familiale accueillant une collectivité d'enfants, dispositif sur lequel s'appuient les adolescents concernés par cette recherche.

Notons que la notion d'institution est distincte de celle d'établissement : ‘"l'institution, ce n'est pas des murs, mais ce qu'un groupe humain (ici de professionnels et d'usagers) pose pour tenir ensemble’ " 142 ou encore " ‘des formes instituantes constituées par l'histoire, par le vécu des personnes, par leurs expériences professionnelles’ " 143 .

Notes
125.

CAPUL, M., LEMAY, M. (1996). De l'éducation spécialisée. Toulouse : Erès. p. 85.

126.

LE PENNEC, Y. (1991). Individualiser la prise en charge ? Evolution des méthodes de l'action éducative. Droit de l'enfance et de la famille, n° 33. p. 249.

127.

JOUBREL, H et F. (1946). L'enfance dite "coupable". Paris : Bloud et Gay. p. 132.

128.

Rapport Schwartz en 1981 : "L'insertion professionnelle et sociale des jeunes".

Note d'orientation de Madame Questiaux du 28 mai 1982 indiquant que la finalité du travail social est l'insertion de l'individu dans la société. L'action sociale doit agir sur le développement des liens sociaux entre les groupes et les personnes. Solidarité est le maître-mot.

Rapport Bonnemaison en 1982 : "Face à la délinquance : prévention, répression,

solidarité".

Rapport Legrand en 1982 : "Pour un collège démocratique".

Rapport Dubedout en 1983 : "Ensemble, refaire la ville".

129.

CORBILLON, M., DULERY, A., MACKIEWICZ, M-P. (1997). La participation des familles dans un dispositif de suppléance familiale. La revue internationale de l'éducation familiale, vol. 1, n° 2. p. 61.

130.

FABLET, D. (1998). L'internat spécialisé : évolution et innovations. Communautés éducatives, n° 105, déc. p. 16.

131.

La loi du 6 juin 1984 est "relative aux droits des familles dans leurs rapports avec les services chargés de la protection de la famille et de l'enfance". L'article 55 du CFAS énonce que toute personne qui demande une prestation ou qui en bénéficie doit être informée, entre autres, des conditions d'attribution et des conséquences de cette mesure sur les droits et obligations de l'enfant et de son représentant légal. Les articles 57, 58 et 59 du CFAS précisent les conditions de prise en charge administrative d'un enfant. Le représentant légal est associé aux décisions.

132.

La circulaire du 18 février 1986 précise les droits des usagers. Ce règlement est une source importante d'information et de protection contre les risques d'arbitraire, précise Jean-Marc Lhuillier.

LHUILLIER, J-M. (1992). Guide de l'aide sociale à l'enfance. Paris : Berger-Levrault. p. 28.

133.

En Savoie, en 1986, le prix de journée moyen d'un établissement est de 366F, alors que le prix d'une journée AEMO est de moins de 50F.

134.

PETITCLERC, J-M. (1998). Le jeune, l'éducateur et la loi. Paris : Editions Don Bosco. p. 137.

135.

L'article 375-7 indique que "S'il a été nécessaire de placer l'enfant hors de chez ses parents, ceux-ci conservent un droit de correspondance et un dorit de visite. (...)".

136.

Article 56 : "(...) Pour toutes les décisions relatives au lieu et au mode de placement des enfants déjà admis dans le service, l'accord du représentant légal (...)".

Article 57 : "(...) Le représentant légal du mineur donne son avis par écrit prélablement au choix du mode et du lieux de placement et à toutes modification apportée à cette décision (...)".

137.

VERDIER, P. (1978). L'enfant en miettes. Toulouse: Privat. p. 29.

138.

ROSENCZVEIG, J-P. (1989). Le placement, enjeux idéologiques, sociaux et politiques. In CORBILLON, M. (coordonné par). L'enfant placé, actualité de la recherche française et internationale. Paris : CTNERHI. p. 35.

139.

AMADIEU, P. (1998). Placements : propos déplacés ? Forum des Sauvegardes, n° 1, jan-mar. p. 15.

140.

La Protection Judiciaire de la Jeunesse est un service d'état, organisé dans chaque département, qui a pour vocation spécifique d'apporter une réponse éducative adaptée aux problèmes posés par les mineurs délinquants ou en danger et, dans certains cas, par des jeunes majeurs. Ses missions s'organisent autour des deux axes suivants : la prévention et le suivi de l'incarcération, et la prise en charge éducative, l'insertion sociale et professionnelle. Les décisions relèvent de la compétence des juges des enfants.

141.

Le Centre National de Formation et d'Etudes de la PJJ a organisé en octobre 1992 des journées d'études intitulées "l'hébergement éducatif".

142.

ROUZEL, J. (1997). Le travail d'éducateur spécialisé. Paris : Dunod. p. 71.

143.

MAGNIN, H. (1997). La présence éducative. Sauvegarde de l'enfance, n° 4-5. p. 231.